LES SENTINELLES DE L’OMBRE 1- LE SOUFFLE DE LA LUNE J. ARDEN Rebelle Éditions (2013) Le Code de la propriété intellectuelle et artistique n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l’article L. 122- 4). « Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. » Pour les publications destinées à la jeunesse, la Loi n°49-956 du 16 juillet 1949, est appliquée. © Rebelle Éditions, 2013. ISBN : 978-2-36538-216-8 ISSN : 2256-8301 Rebelle Éditions 29 avenue des Guineberts 03100 MONTLUÇON www.rebelleeditions.com « Se révolter ou s’adapter, il n’y a guère d’autre choix dans la vie. » Gustave Le Bon 1 Un vampire parmi d’autres, voilà ce que j’étais ou tout du moins ce que je paraissais être. En ce bal annuel, pompeux pour ne pas changer, je faisais de mon mieux pour me fondre dans la masse d’invités aux canines pointues. J’allais jusqu’à leur adresser des sourires forcés que j’espérais convaincants, mais le doute était permis, tant mon animosité rendait mes zygomatiques peu coopératifs. Rébellion faciale ou pas, j’étais la princesse de mon clan et je me devais d’appliquer le protocole à la lettre. En d’autres termes, je ne pouvais pas me permettre de jouer à qui a la plus grosse paire de crocs. Après avoir été annoncée, j’étais entrée dans la salle de réception à la suite de ma mère, la reine Atara. La coutume exigeait que je me tienne en retrait, ce à quoi je me pliais presque toujours de bonne grâce, le presque justifiant la piqûre de rappel que j’avais reçue ce soir-là. — J’attends de toi que tu te maîtrises. Lors du dernier bal, le seigneur Alister n’a pas apprécié que tu lui jettes des regards assassins. — Je n’ai fait que lui rendre la politesse. Mais puisque vous y tenez, je gratifierai désormais le sol de mes attentions visuelles. Ma mère s’était immobilisée dans un souffle, moi avec, le pied sur une mine dont j’étais sûre de ne pas vouloir qu’elle explose. — Je te préviens, Anya. Tu n’as pas intérêt à me faire honte. — Allons, mère, le simple fait que je respire y suffit, et vous le savez très bien. La reine ne me contredit pas sur ce point, mais cela ne signifiait pas pour autant que j’avais gagné cette joute verbale des plus immatures. De toute façon, être raisonnable avec Atara ne rapportait pas grand-chose. J’avais sorti les crocs, et une œillade appuyée de ma mère, rendue mortelle par deux mille ans de pratique, avait suffi à me les faire rétracter. Une habitude érigée en rituel. Je détestais ces réunions annuelles où tous les seigneurs vampires se pavanaient pour convaincre les autres de leur pouvoir. Je n’avais que faire pavanaient pour convaincre les autres de leur pouvoir. Je n’avais que faire d’exposer le mien, si tant est que j’en possédais un. Le but de cette soirée était d’éblouir le public, et à mon humble avis, la décoration y parvenait sans peine. Mais bon, pour ce qu’il comptait. Dans l’immense salon, le blanc et le bordeaux étaient à l’honneur, et ces couleurs n’étaient pas anodines. Elles représentaient la noblesse et le sang, tout comme l’argent des rideaux de velours faisait référence à l’emblème du clan des Reus. En tant que leaders du monde vampirique, ils ne lésinaient pas sur les moyens. Des carafes translucides, au contenu d’un rouge éclatant, attendaient là tels de petits soldats parfaitement alignés. J’étais prête à parier que ma mère avait fait mesurer l’espace qui les séparait pour s’assurer qu’il soit identique. La manipulation était son domaine de prédilection, sauver les apparences son challenge favori. S’il s’était agi de peinture, elle aurait été un faussaire digne de Picasso, et moi, j’aurais été son chef-d’œuvre, une imitation tellement parfaite que l’expert le plus aguerri s’y serait laissé prendre. Je me prêtais au jeu du paraître, comme je l’avais toujours fait, avec le même sentiment de lassitude chevillé à l’âme. Si j’excellais dans ce domaine, j’avais pourtant un sacré handicap. J’avais beau ressembler à tous les gens présents – canines comprises –, je n’étais pas cent pour cent conforme. J’avais été livrée à la naissance avec une moitié génétique défaillante qui expliquait que je bénéficie d’un traitement de faveur, consistant en une myriade de regards soupçonneux. J’aurais dû avoir l’habitude d’être épiée, j’aurais dû être immunisée contre la sensation de picotement sur ma nuque, mais j’étais comme certains singes au zoo : lassée, épuisée, à bout. Ma banane à moi, c’était me sentir intégrée et ça faisait bien des années que j’avais réalisé que je n’y parviendrais jamais. Il n’y avait donc plus rien à agiter devant ma cage, dans laquelle j’aurais préféré me planquer plutôt que de subir les inspections visuelles des invités. Mais il fallait montrer que j’étais inoffensive, que je savais me tenir, que je méritais ma place parmi ces gens. Combien de fois avais-je rêvé que je me transformais en une bête sanguinaire, capable de les tuer tous jusqu’au dernier ? J’imaginais leur sang recouvrir le dallage de marbre, formant une mare épaisse s’étirant pour recouvrir les murs, le plafond, et enfin moi. Mais cette pluie macabre ne me délivrerait pas. Les éliminer tous ne servirait à rien, le mal était déjà en moi, semé depuis si longtemps qu’il avait eu le temps de germer et d’éclore. Ce mal se résumait à une seule vérité : j’étais une anomalie, je n’aurais d’éclore. Ce mal se résumait à une seule vérité : j’étais une anomalie, je n’aurais pas dû exister. J’avais envie de hurler qu’on arrête de me regarder, de surveiller le moindre de mes faits et gestes. Qu’est-ce qu’ils croyaient ? Que s’ils arrêtaient de me fixer, j’en profiterais pour bondir sur eux ? Personne ne m’adressait la parole, c’était mal vu de parler aux animaux domestiques. Et c’est exactement ce que j’étais. Le chien de la reine, fidèle et obéissant, qu’il valait mieux garder à ses pieds de peur qu’il ne s’échappe. J’étais désormais trop âgée, trop forte, trop instable. Il ne tenait qu’à moi de préserver l’illusion et, pour cela, j’en étais réduite à m’enfermer dans mon propre corps, cet ennemi intime qui n’avait de cesse de me trahir. Un battement de cœur, une respiration… Malgré tout, j’étais la fille d’Atara et, conformément à l’usage, j’étais en train d’ouvrir le bal avec un cavalier qui devait tout son charme au fait de prendre sur lui, pour me serrer d’aussi près que cette valse le nécessitait. Nous tournoyions sur cette musique aussi lestement que si le sol n’avait été qu’un immense nuage. Les vampires maladroits sont rares, ce que je trouve regrettable. Non seulement parce que la maladresse a quelque chose de touchant, mais surtout parce que je n’ai jamais été d’une habileté irréprochable, ce que mon pied vint confirmer en s’écrasant sur celui de mon partenaire... Qui continua comme si de rien n’était. Cette danse, qui semblait s’éterniser, me fit m’imaginer de nouveau dans une cage, et il n’y avait toujours aucun endroit où me cacher. Je me contentais d’agripper les barreaux pour empêcher mes mains de trouver une occupation plus sanglante. J’aperçus le seigneur Walen de New York, un vampire petit et ventripotent, qui avait l’affreuse manie de postillonner lorsqu’il parlait, laissant immanquablement sur le buste de ses interlocuteurs des taches rubis très visibles. Contrairement à l’idée répandue, les crocs et la vie éternelle ne vont pas de pair avec une beauté stupéfiante. Quand on naît avec un physique ingrat, la morsure ne fait pas de miracles. Elle arrange certains petits détails comme les dents et la peau. Pour le reste, eh bien, heureusement que le charme vampirique n’est pas un mythe. La danse touchait à sa fin, je réalisai qu’il s’agissait des Quatre saisons de Vivaldi. C’était assez ironique que des vampires insensibles au temps, et fuyant le soleil, aient choisi une chanson saluant son passage rythmé par l’astre maudit. Par-dessus l’épaule de mon cavalier, qui nous ramenait subrepticement vers le bord de la piste, j’aperçus le reflet de la lune dans la fontaine au centre de la salle de réception. Une rafale de vent balaya la pièce, des verres se brisèrent sous la force de son souffle, mais mon attention toute entière était ailleurs. Le disque d’argent exerçait sur moi une étrange fascination, si forte que je ne parvenais plus à en détacher mes yeux. Même lorsque je les fermai, la réplique de cette image colla à mes paupières. Alors je fis ce qui s’imposait : je me figeai et tournai la tête pour voir par-delà la fenêtre. La lune semblait vibrer, me donnant l’impression d’être perdue en plein désert, assaillie par le mirage d’une oasis. La lune était mon oasis, c’est ce que murmurait une voix dans mon esprit. Une autre mélodie vint supplanter les Quatre saisons de Vivaldi, et elle ne provenait pas de la salle, l’orchestre ayant cessé de jouer. J’entendais des cris d’animaux étrangement harmonieux, ils faisaient trembler mon corps et mon âme, une sensation inédite. Je savais qu’ils s’adressaient à moi et que j’étais la seule à les percevoir. Je sentis mes pupilles se dilater comme lorsque la soif me tenaillait ; des picotements parcoururent ma peau, et une chaleur inhabituelle se diffusa de ma poitrine à mes bras et jambes. Mon cœur se mit à battre plus rapidement, ma respiration devint plus heurtée. Une faible résistance se mit en place à l’intérieur de moi, mais elle fut vite balayée par le souffle d’une explosion qui sembla flotter quelques instants dans un endroit isolé de mon être, avant d’en ravager chaque parcelle, la déflagration recouvrant les pourquoi formés par mon esprit. Ils étaient totalement vains, ce que je n’ai appris que bien plus tard en découvrant qui avait mis le feu aux poudres, après avoir muselé la bête tout ce temps. Je fus prise de violentes convulsions, et ma vraie nature apparut au grand jour, révélée par un corps qui signait là son ultime trahison. Les masques venaient de tomber et d’être emportés au loin par la triste réalité qui prenait la forme de mon loup. Rien n’aurait pu me préparer à l’affronter. Ni ma discipline de vampire, ni les doutes que j’avais fait miens depuis tant d’années. les doutes que j’avais fait miens depuis tant d’années. En guise de pensées, une profusion d’images et de sons amplifiés, avant d’être passés dans un filtre les déformant au point de me les restituer tronqués et décousus. La moitié de vérité derrière laquelle je m’étais réfugiée surgissait par fragments, butant contre la part reniée. Un mur puissant qui avait eu le temps de durcir comme l’écorce d’un arbre alimentée par l’eau du mensonge suprême : moi Anya, plus vampire que loup… Le réveil était d’une brutalité à laquelle je ne pouvais faire face. Je tombais dans un gouffre, sachant d’avance que la chute n’en finirait plus. Le fil sur lequel je m’étais tenue en équilibre venait de lâcher, et je n’avais même pas eu la possibilité de rester suspendue quelques instants supplémentaires. Dans ce précipice, je contemplais des yeux porteurs d’un dégoût palpable, d’une haine démesurée et d’une terreur sans nom. D’ordinaire, j’aurais pu les supporter, mais étrangement, mon loup semblait transformer les émotions en énergie, et celle-ci flottait jusqu’à moi, cherchant à s’insinuer dans quelque fissure. Ce dont je ne manquais pas. Ces sentiments étrangers se mêlaient vicieusement aux miens, en devenant le parfait écho. Ma mère se tenait à quelques mètres de moi, me regardant vraiment pour la première fois. Je déplorai qu’il ait fallu pour cela que je me transforme. Mon loup avait droit à toute son attention, une attention que je savais être mortelle quand votre existence devenait une tache sur son trône. Et Atara ne se contentait pas de faire le ménage dans une maison contaminée. Non. Elle la faisait brûler d’un feu maîtrisé, les flammes devenant l’extension d’une volonté insensible aux cris et supplications. Dans ces moments, il n’y avait pas de clémence, le compromis étant un mot inconnu pour une reine. Dans sa robe blanche, d’une soie aérienne piquetée sur les côtés de diamants, soulignant les contours de sa silhouette, elle avait tout d’une déesse. Jusqu’à la froideur qu’un simple humain aurait pris pour de la retenue alors qu’en réalité, elle traduisait son désintérêt profond pour la vie elle-même. Seule la colère avait le don de défiger ses traits, et le marbre de son visage était en train de se fissurer sous mes yeux. Je voyais l’or des siens fondre, avalé par les ténèbres perpétuellement tapies dans son regard. Ne pouvant en tolérer davantage, je préférai m’enfuir pour me perdre dans l’obscurité de la nuit. Je sortis par la fenêtre que je pulvérisai littéralement, la l’obscurité de la nuit. Je sortis par la fenêtre que je pulvérisai littéralement, la symphonie du verre brisé tintant étrangement à mes oreilles. Oui, en termes de discrétion, on ne pouvait pas dire que les pattes velues et les poignées faisaient bon ménage. Me retrouver dans la peau d’un loup-garou était une expérience très déplaisante. J’aurais parfaitement pu croire que ce corps n’était pas le mien s’il n’avait pas été dans le sens où je voulais qu’il aille. J’avais l’impression de l’avoir emprunté tant j’étais gauche, et je n’aurais pas été contre quelques leçons de pilotage. Encore eût-il fallu que je trouve un professeur. Mais il n’y avait, dans les parages, aucun volontaire pour lever la patte. Je me mis à courir tant bien que mal, atteignant une vitesse comparable à celle qui était la mienne en temps normal. À ceci près que je n’étais pas habituée à un corps aussi solide. Je me faisais l’effet d’un bébé voulant se mettre debout avant même d’avoir marché à quatre pattes. Dans ma fuite désespérée, je sus ce que devait ressentir une boule de flipper hypersonique, condamnée à poursuivre sa course folle en dépit des coups, car s’immobiliser signifiait la fin de la partie. Je fuyais ma pensée, espérant que courir plus vite l’éjecterait temporairement de ma tête. Hélas, elle était scellée à mon esprit, me donnant l’impression de trimballer un parachute ouvert dans mon dos. Chaque fois que je percutais un arbre, je prenais la mesure de ce nouveau corps, dont le poids compressait mon âme, menaçant de la faire céder sous l’attaque. Et ces poils ! Ils me démangeaient tant que j’étais tentée de me gratter jusqu’à l’os. Lorsque j’atteignis la petite cascade où j’avais coutume de me baigner, je m’accroupis pour me désaltérer, le parfum de l’eau devenant plus consistant avec mon nouvel odorat. En dépit du voile de la nuit, la surface eut l’effet d’un miroir déformant, ce que mon esprit crut naïvement pendant quelques secondes, me faisant émettre un grognement rauque que je m’attribuai avec beaucoup de réticence. J’étais à quatre pattes, prenant le temps d’encaisser le choc que m’avait causé cette image de moi. Je m’approchai lentement du rebord pour m’observer de nouveau, consciente d’être insensible à la morsure des cailloux.