EXPÉRIMENTATIONS POLITIQUES Maurizio Lazzarato EXPÉRIMENTATIONS POLITIQUES L'auteur a bénéficié pour la rédaction de cet ouvrage du soutien du Centre national du Livre Éditions Amsterdam © Paris 2009, Éditions Amsterdam. Tous droits réservés. Reproduction interdite. Éditions Amsterdam 31 rue Paul Fort, 75014 Paris www.editionsamsterdam.fr Abonnement à la lettre d'information électronique d'Éditions Amsterdam : [email protected] Éditions Amsterdam est partenaire des revues Multitudes et Vacarme et de La Revue internationale des livres et des idées www.revuedeslivres.net Diffusion et distribution : Les Belles Lettres ISBN : 978-2-35480-057-4 Table des matières Introduction I. Le gouvernement des inégalités Critique de l'insécurité néolibérale II. La dynamique de l'événement politique Processus de subjectivation et micropolitique III. Appauvrissement économique et appauvrissement subjectif dans le néolibéralisme ANNEXE I Kafka et la production de la culpabilité ANNEXE 2 Kafka, l'art, l'œuvre, l'artiste et le public 8 Introduction Les trois chapitres qui constituent ce livre1 ont été élaborés à partir d'une expérience et d'une expérimentation : une enquête menée par un collectif de chercheurs et de « non-chercheurs » (intermittents et précaires) sur les conditions de travail, d'emploi et de chômage des intermittents du spectacle, de septembre 2004 à novembre 2005, pendant le déroulement d'un conflit commencé en 2003, qui portait sur la restructuration de leur régime d'assurance chômage. La méthode et les objectifs de l'enquête étaient avant tout socio- économiques, et si les résultats que nous avons obtenus (et recueillis dans un livre2) sont importants, ils sont également limités. Le présent livre résulte donc de la nécessité de porter sur l'enquête un regard légèrement décalé par rapport aux hypothèses à partir desquelles elle a été construite, la grille socio-économique de l'analyse des pratiques d'emploi, de travail et de chômage des intermittents laissant passer trop de choses. Les « effets de pouvoir » des dispositifs économiques et 1 Le premier chapitre de ce livre a été publié sous une autre forme en septembre 2008 sous le titre Le Gouvernement des inégalités. Critique de l1insécurité néolibérale, chez le même éditeur. La plupart des hypothèses qui seront avancées dans le premier chapitre ont fait l'objet de discussions menées à l'intérieur de l'Université ouverte organisée par la Coordination des intermittents et précaires d'Île-de-France pendant Tannée 2006-2007. L'intitulé en était « Nous avons lu le néolibéralisme » et le fil conducteur Naissance de la biopolitique, l'ouvrage de Michel Foucault. Je suis le seul responsable de la rédaction de ce texte. 2 Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato, Intermittents et Précaires, Paris, Éditions Amsterdam, 2008. 9 Expérimentations politiques sociaux (du salariat et des mécanismes de l'État-providence), les effets de pouvoir des pratiques discursives (des savants, des experts et des médias, qui ont accompagné et rythmé le déroulement du conflit), la complexité des modalités d'assujettissement des politiques néolibé- rales et les ruptures, les refus de se faire gouverner et les processus de subjectivation politique, tout cela n'apparaît en effet quen filigrane dans l'analyse socio-économique. Pour essayer de retenir ce que la grille socio-économique laisse échapper, nous avons souhaité intégrer à l'analyse de ce conflit d'autres approches - approches élaborées au cours des années 1960 et 1970 par Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari, approches dont la critique sociale n'a généralement pas encore, selon nous, bien mesuré et exploité toute la pertinence politique et toute la fécondité heuristique. Ces deux livres (celui bâti autour de l'enquête et celui-ci), ces deux approches différentes des mêmes événements, témoignent d'une difficulté théorique qui est aussi, en fait, une impasse politique. Dans la « grande transformation » que nous sommes en train de vivre, ils problématisent la difficulté à agencer l'analyse, les modes d'intervention et d'organisation fondés sur les grands dualismes du capital et du travail, de l'économie et du politique, et l'analyse et les modes d'intervention et d'organisation expérimentés à partir des années 1968, construits sur une logique de la multiplicité, qui agit en dessous, transversalement et à côté desdits grands dualismes. Ces deux livres, en même temps qu'ils témoignent de cette difficulté, voudraient contribuer à dessiner et à travailler quelques pistes pour remédier à l'impuissance dont cette difficulté est la cause. I Le gouvernement des inégalités Critique de l'insécurité néolibérale Le conflit dans lequel se sont engagés, en 2003, les intermittents du spectacle au sujet de la « réforme » des modalités d'indemnisation de leur assurance chômage, implique des enjeux politiques, écono- miques et sociaux qui concernent l'ensemble de la société. L'économie contemporaine est caractérisée par une disjonction croissante entre travail et emploi, particulièrement sensible chez les intermittents. La durée de l'emploi ne suffit pas à une description du travail réel effectué ; le temps de l'emploi ne recouvre et ne paie que partiellement les pratiques de « travail » des intermittents (formation, apprentissage, modalités de coopération bénévole, circulation des savoirs et des compétences et temps vides, temps de suspension, temps d'hésitation comme conditions de l'activité et du travail sur soi, etc.). Corrélativement, le chômage ne se réduit pas à un temps sans activité, puisqu'une partie de ce qu'ici nous appelons le travail passe aussi par le « chômage ». À l'opposition franche entre travail et chômage, se substitue une imbrication des périodes d'emploi et des périodes d'absence d'emploi, de façon que le chômage change de nature et que sa « production » requiert de nouveaux dispositifs et de nouvelles normes. Dans ces nouvelles conditions, les allocations chômage, loin de se limiter à couvrir les risques de perte d'emploi, sont utilisées par une partie des intermittents comme « financement » pour leur activité et leur vie, comme un « investissement social » qui permet un agencement relativement souple des différentes temporalités : temps de l'emploi, temps du travail, temps du chômage, temps de vie. 11 Expérimentations politiques La « réforme » veut remettre en cause ce qui justement caracté- risait l'intermittence : à la différence de tous les autres secteurs de l'emploi précaire et temporaire, où aucune continuité de revenu et de droits sociaux ne vient soutenir les discontinuités et les imbrications chômage/emploi/travaille, dans l'intermittence le coût de la flexibilité et de la précarité n'était pas à la charge complète du salarié. De plus, pour les initiateurs de la « réforme » (le Medef et la CFDT), dans un marché de l'emploi flexible et précarisé où les individus passent d'un emploi à un autre en changeant à chaque fois d'employeur, l'indem- nisation chômage doit devenir l'instrument principal du contrôle de leur mobilité et de leurs comportements. C'est que la force de travail flexible et précaire des intermittents ressemble davantage, pour employer une distinction de Michel Foucault1, à une « population flottante », à une « multiplicité en mouvement » qu'à une population fixée et stabilisée comme celle des ouvriers des Trente Glorieuses que l'on pouvait quadriller par des techniques disciplinaires, c'est-à-dire par l'organisation « muette » des mouvements et des actions du corps individuel et collectif dans l'espace fermé de l'usine. Cette « population flottante » n'est pas, loin de là, une spécificité du marché de l'emploi culturel, mais préfigure le devenir de l'ensemble de la force de travail dans les sociétés contem- poraines, que Foucault appelle les « sociétés de sécurité ». C'est donc sûrement pour établir une nouvelle discipline de la mobilité et de la précarité, régulée hors des murs de l'entreprise par le biais d'une politique sociale, que le premier « chantier » du programme politique du patronat français (ladite « refondation sociale ») concerne l'assurance chômage. Pour ces raisons, nous pouvons utiliser ce conflit comme analyseur des conditions de production et de reproduction du marché de l'emploi précaire (et du « chômage » qui lui correspond), et comme révélateur des nouvelles formes de subjectivation et d'assujettis- sement que cette production implique. Ce « petit » conflit a en effet des implications générales : sont en jeu, d'une part, les catégories de travail, d'emploi et de chômage et les fonctions de l'État-provi- dence et, d'autre part, les conditions d'une politique à la hauteur de l'organisation capitaliste contemporaine. 1 Michel Foucault, Sécurité, territoire et population. Cours de 1977-1978y Paris, Seuil-Gallimard, 2004. 12