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Vivre dans la Russie de Lénine PDF

384 Pages·6.358 MB·French
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Vivre dans la Russie de Lénine Collection Chroniques En couverture Scène de famine dans la région de la Volga, vers 1921. © akg-images/Sputnik Responsable d'édition Prosper Biju-Duval Couverture et composition Henri-François Serres Cousiné © Vendémiaire 2020 Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, du texte contenu dans le présent ouvrage, et qui est la propriété de l’Éditeur, est strictement interdite. Diffusion-Distribution Harmonia Mundi livre ISBN 978-2-36358-344-4 Éditions Vendémiaire 5, rue des Petits-Carreaux 75002 Paris www.editions-vendemiaire.com Vivre dans la Russie de Lénine Jean-J acques Marie Upndénniair? «Hommes de l’ avenir, souvenez-vous de moi. » Introduction Auteur d’un ouvrage sur la vie quotidienne en Russie sous la révo- lution d’Octobre, Jean Marabini écrit : «La révolution d’Octobre transforme le paysage habituel d’un pays, les réflexes d’un peuple, modifie la vie de l’individu, du couple, de la famille, jusqu’à faire disparaître, du moins provisoirement, cet individu, ce couple, cette famille, ce pays, ce peuple'.» Vraiment? Certes, elle ébranle de fond en comble l’ordre exis- tant, et donc la vie quotidienne, ravagée par une guerre civile san- glante, les règlements de compte d’une haine sociale séculaire, la famine, le typhus, le choléra, la dysenterie... En même temps, la Russie est alors un pays rural dont plus de quatre habitants sur cinq sont des paysans, en général viscéralement attachés à leurs traditions séculaires, que la révolution ne modifie guère. Toute révolution aggrave et amplifie la catastrophe qui l’a en- gendrée. L’ordre nouveau qu’elle veut édifier à tâtons en sachant où aller mais sans trop savoir comment ne peut remplacer sans douleur l’ordre ancien, qui s’est disloqué et effondré et dont les 5 VIVRE DANS LA RUSSIE DE LÉNINE ruines encombrent le vide ainsi créé. L’entreprise est d’autant plus difficile que les tenants de l’ordre agonisant s’acharnent à restau- rer ce dernier et que les architectes de l’ordre nouveau ne savent pas trop que faire. Née enfin de la décomposition de l’ordre ancien, la révolution en fait remonter toute la boue à la surface. Lénine le souligne: «Toute grande révolution [...] est impensable sans une guerre intérieure, civile, qui entraîne une ruine économique en- core plus grande que la guerre extérieure», ce qui engendre «un état extrême d’incertitude, de déséquilibre et de chaos», car se perpétuent «les éléments de décomposition de la vieille société», dont les rescapés ne peuvent que «multiplier les crimes, les actes de banditisme, de corruption et de spéculation [...]. D’ailleurs», ajoute-t-il, tous les grands mouvements populaires dans l’histoire ont fait surgir «une écume d’aventuriers et d’escrocs, de fanfarons et de braillards», que Lénine propose d’« arrêter et fusiller», mais qui renaîtront inlassablement dans la pénurie généralisée et l’arbi- traire inéluctable de la guerre civile. Des milliers d’entre eux s’en- gouffreront dans la Tchéka, où les militants politiques répugnent à s’engager, et dans les détachements de réquisition, chargés de confisquer aux paysans les excédents commercialisables de leurs récoltes. Le commissaire à l’instruction Anatoli Lounatcharski alerte Lénine sur la pénétration du Parti par «les psychopathes et les charlatans.» Ce à quoi Lénine répond: «La classe des vain- queurs, surtout une classe dont les forces intellectuelles propres sont encore petites, devient inévitablement la victime de ce genre d’éléments, si elle ne se protège pas contre eux. [...] Pour en venir à bout, il faut du temps et une main de fer», d’autant que la crise galopante depuis juillet 1917 les multiplie. Mais la main de fer n’en viendra pas à bout. On peut s’imaginer l’ampleur du chaos en rappelant à titre de comparaison un épisode récent. En 2008, une crise financière 6 INTRODUCTION mondiale détruisant d’un coup 25 mille milliards de dollars ra- vagea le système bancaire américain puis mondial ; les États, à commencer par les États-Unis, tentèrent de colmater la crise en transférant plusieurs milliards de leur budget vers les banques, jugées «too big to fait» («trop grosses pour faire faillite»). Un vent de panique souffla un moment sur le monde. Une dépêche de l’As- sociated Press du 5 mai 2008 annonçait : «Les médecins savent qu’en cas de pandémie de grippe ou d’autres désastres, un certain nombre de malades ne pourront pas bénéficier de soins vitaux. Le dilemme sera de décider qui doit mourir. » La dépêche évoquait ensuite «une liste de recommanda- tions concernant les patients qui ne seraient pas traités». Et elle concluait: «Les hôpitaux devraient désigner une équipe de tri chargée de décider qui béné- ficiera des soins permettant de sauver leur vie et qui n’en bénéficiera pas2 .» Ainsi, l’État le plus riche du monde, dans une situation bien meilleure que celle de la Russie soviétique, rendue exsangue par sept ans de guerre et de guerre civile, ravagée par des épidémies diverses, envisageait de condamner des êtres humains à mourir, faute d’argent disponible pour leur sauver la vie. La révolution n’hérite pas seulement d’une économie qui se disloque, mais aussi d’une arriération marquée par le fait que, en 1914, 60 % de la population de l’empire ne sait ni lire ni écrire, et d’un passé lourd de haines qui se déchaînent dès que l’ordre ancien s’effondre. La violence des rapports sociaux n’a guère changé en Russie depuis l’ère de Catherine II ou de Nicolas Ier. Au retour de son voyage en Russie en 1839, le marquis de Custine prophétise : 7 VIVRE DANS LA RUSSIE DE LÉNINE «Le peuple sera d’autant plus terrible dans sa vengeance qu’il est plus ignorant et que sa patience a duré plus longtemps. » Et il annonce la révolution à venir, même s’il ne la juge pas imminente : «Dans une nation gouvernée comme l’est celle-ci, les passions bouillonnent longtemps avant d’éclater; le péril a beau s’approcher d’heure en heure, le mal se prolonge, la crise se retarde : nos petits-enfants ne verront peut-être pas l’explosion que nous pouvons cependant présager dès aujourd’hui comme iné- vitable, mais sans en prédire l’époque3. » L’abolition du servage en 1861 laisse un héritage que des dé- cennies de très modestes améliorations matérielles ne modifieront guère et que Georges Sokoloff résume en quelques lignes de La Puissance pauvre: «Les serfs vivent souvent dans la détresse. [...] Ils sont incultes, battus, humi- liés. Ils sont exploités [...], loqueteux, souvent affamés. [...] Pour tout recours : Dieu et ses saints, la gnole ou, en désespoir de cause, la jacquerie. Les révoltes paysannes, menées avec la démence du Russe acculé à une situation sans issue, sont leur réponse sporadique à l’exploitation dont ils sont les victimes4 .» La révolution de 1905 révélera l’ampleur de cet héritage de dé- cennies de servage. Le prix Nobel Ivan Bounine témoigne de la haine qui dresse le peuple face au régime et à ses dignitaires dans son roman Le Village, dont l’action se déroule en 1905 pendant la guerre russo- japonaise et les lourdes défaites de l’armée russe. «C’était un formidable enthousiasme quand l’armée russe subissait une épou- vantable défaite: “C’est ça, c’est bien! Cogne sur eux, les salauds!” On s’en- thousiasmait aussi aux victoires de la révolution, on s’enthousiasmait aux massacres.» 8 INTRODUCTION Parallèlement, le personnage principal du roman, un riche propriétaire effrayé par la force élémentaire venue d’en bas pense qu’il faut «changer le gouvernement et partager la terre», sans toutefois lâcher la bride au peuple : «Sans ça, gare! S’il sent que ça tourne bien pour lui, il démolira tout 5. » Au lendemain de l’échec de la révolution de 1905, Gorki, en exil, écrit dans une lettre à Anatole France : «Si l’état de tension où vit le peuple se prolonge encore, il s’amassera dans son âme des réserves de haine et de cruauté et, au moment décisif, qui ne saurait être évité, ce débordement de cruauté épouvantera l’univers6 .» Elle l’épouvantera à vrai dire lui-même. Peu avant la révolution de février 1917, un chevalier de l’ordre de Saint-Georges raconte à Gorki le traitement que le corps des of- ficiers réservait aux soldats pendant la guerre. «Je ne comprends pas, lui dit-il, comment les soldats tiennent le coup»; «Le soldat, c’est la paillasse. Voyez-vous, quand il fait mauvais et qu’il y a de l’eau dans les tranchées, les simples soldats s’allongent au fond des tranchées, dans la boue, et nous, les officiers, nous nous mettons par-dessus. » Il cite aussi le témoignage d’un écrivain en 1916 : «Du matin au soir, on fouette ceux qui ne font pas les corvées dans les tran- chées, on fouette les soldats, des réfugiés, des juifs7. » Lorsque la censure militaire découvre des lignes si peu que ce soit subversives dans la lettre d’un soldat du front, ce dernier est condamné à recevoir 25 coups de verge et, si l’on en croit le témoi- gnage de l’un d’entre eux, le coupable est planté debout au bord des tranchées pour que les soldats allemands lui tirent dessus. 9

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