COLLECTION DES UNIVERSITÉS DE FRANCE publiée sous le patronagede rASSOCIATION GUILLAUME BUDÉ s * * •• • • VIRGITfâ BUCOLIQUES TEXTE ÉTABLI ET TRADUIT PAR HENRI GOELZER Membre de l'Institut Professeur à la Faculté des Lettresde Paris. PARIS SOCIÉTÉ D'ÉDITION « LES BELLES LETTRES » 95, BOULEVARD RASPAIL, 95 Conformément aux statuts de l'Association Guillaume Budé, te volume a été soumis à l'approbation de la commission tech nique qui a chargé M. R. Durand d'en faire la révision, en collaboration avec M. Goelzer. V, l.MAlN INTRODUCTION I. Vie de Virgile (1). Nous connaissons exactement la date de la naissance dupoète, parce que plus d'un dévotàVirgile,ditSainte- Beuve (2), en célébrait religieusement l'anniversaire : il était né le 15 octobre de l'an de Rome 684 (ou 70 av. J.-C.) sous le premier consulat de Crassus et de Pompée dans le bourg d'Andes (aujourd'hui Pietola), près de (1)LesrenseignementsbiographiquessurVirgilenoussontfour nis par quelques textes anciens de valeur inégale. Le premier est une vie de Virgile attribuée au grammairien Valerius Probus et placée en tête de ses commentaires sur le poète,mais c'estun abrégé assez sec ; le deuxième est une vie de Virgile attribuée à Donat, mais cet écrit est vraisemblablement de Suétone. Donat n'a fait que le retoucher(voy.Reifferscheid,Suelonireliquiae, p. 401); le troisième est une vie de Virgile en tête du commen taire de Servius. De ces trois textes, le deuxième est seulimpor tant, bien qu'il ait été probablement gâté, à dos époques diffé rentes,pard'insipidesadditions.Nousneparlonsquepourmémoire d'une notice insérée dans les manuscrits de Berne 167 et 172 et d'une Vieenvers, inachevée, due au grammairien Phocas. Enfin ontrouve divers renseignements épars chez Asconius Pedianus, qui avait écrit contre les détracteurs de Virgile, chez Quintilien (X, 3, 8,témoignage deVarius), Suétone (éd.Reiff., p. 61, témoi gnage de Julius Montanus)et Aulu-Gelle (N. A.,I 21, cf. XVI, 6< 14, témoignage de Mélissus, affranchi de Mécène ; XVII, 10, 1, témoignage de Favorinus). Voyez sur cette question des sources Nettleship,Ancientlivesof Vergil,etc., Oxford, 1879etF.Ples- sis, LaPoésie latine (Paris, Klincksieck, 1909), p. 206 suiv. (2)Voy. Sainte-Beuve, Éludesur Virgile(Paris, Garnier), p. L 581432 vi INTRODUCTION Mantoue. Maispourlerestenous n'avons quedesrensei gnements assez vagues et souvent contradictoires. Tou tefois voici ce que nous savons ou croyons savoir. Il s'appelait P. Vergilius (1) Maro, et son père nous est présentéparSuétone-Donatcommeunemployé à gages, peut-être fermier ou régisseur des domaines d'un cer tain Magius, appariteur d'un magistrat de Mantoue, qui, séduit par ses qualités d'intelligence etpar son zèle, lui donna en mariage sa fille Magia Polla. Cette union assurait à Vergilius une certaine aisance, grâce à quoi il put donner plus tard à son fils l'éducation que rece vaientà cette époquelesfils defamille. LejeunePublius étudia donc d'abord àCrémone,oùil se rendit à l'âge de douze ans, à l'école du maître de langue (grammalicus), puis à Milan, où il paraît avoir séjourné quelque temps. Son père l'y avait envoyé au lendemain du jour où, frappésans doute desamaturité, il lui avaitfaitprendre la robe virile, à quinze ans, le 17 mars 55, dix-huit mois au moins avant l'âge ordinairement fixé pour cette cérémonie, et le jour même, dit-on, où Lucrèce (2) se donnait la mort. Quoi qu'il en soit,Virgile quitta bien tôt Milan pour Rome; il y apprit tout ce qu'on pouvait savoir, de son temps, en suivant les leçons des rhéteurs et des philosophes. S'il faut en croire la Vila Bernensis, (1)C'estainsi,selontouteapparence,qu'écrivaientlesRomains: la graphie Vergilius a pour elle les inscriptions, le Mediceus et les transcriptions grecques BïpYÊXioç ou OûepfiXioî. Le plus ancien exemplede la forme Virgilius ne remonte pas au delà du v» siècle de notre ère. Toutefois les partisans de l'orthographe Virgilius ont trouvé un sérieux appui en la personne de M. S.-K. Sakellaropoulos, 2û(X(jtixxa oi\o).oyivià (Athènes, 1912), p. 115- 122. (2) Simple coïncidence oulégende ? on ne sait : carsila coïnci dence est possible, il est permis aussi de croire à une fable ima ginéeaprèscoup,pourfigurersymboliquement l'héritage poétique reçu parVirgiledes mains de Lucrèce. VIE DE VIRG1LE vu il aurait profité à Rome de l'enseignement du rhéteur Epidius, qui comptait aussi le jeune Octavien parmi ses élèves; mais, s'il estvrai quece professeur de rhétorique enseigna bien à Rome et eut réellement pour disciples Octavien et Antoine, Suétone (1), qui nous donne ce détail, n'aurait pas manqué de nommer aussi Virgile parmi les auditeurs d'Epidius, pour lui faire au moins honneur d'avoir formé un tel étudiant. En revanche, ilparaît avéré que Virgile écouta le philosophe épicurien Siron, dont Cicéron a parlé quelque part (2), avec éloge, et que ces leçons eurent sur sa formation intellectuelle une influence particulière (3). Les jeunes gens soumis à la même discipline que Vir gile se destinaient d'ordinaire au barreau. On nous dit qu'à leur exemple le jeune Publius voulut s'y essayer, mais qu'un débutmalheureux suffît à lui montrer que là n'étaitpas sa voie.Studieuxdenature etcurieux de tout savoir, il avait une culture générale très étendue, puis qu'ilavaitétudiénonseulement les lettres,l'histoire et la philosophie, mais encoreles mathématiques, la physique et la médecine (4). Toutefois ces connaissances encyclo- (1)Voy.Suét.,Derhel.,4. (2) Voy. Cicéron,4d Fam. vi, 11, 2;Fin. h, 35, 119,qui l'ap pelle un homme excellent et devastesavoir. (3)Voy.Servius, AdAen. VI,264 : tExmaioreparte Sironem, id est magistrum suum Epicureum sequitur. > Parmi les petites piècesattribuéesàlajeunessedeVirgile,ilenestune (laseptième du recueil ditCaialepta), qui est intéressanteen ce que le poètey dit adieu aux grammairiens et aux rhéteurs et déclare se vouer àla philosophie sousla discipline de l'épicurien Siron : Nos ad beatos uela mittimus portus, Magni petentes docta dicta Sironis (Calai., vu, 8et9). (4)Voy. Sainte-Beuve, Élude sur Virgile, p. 2: «Les Anciens reconnaissaient dans sa poésie une exactitude et une fidélité exemplaire de savant et d'observateur ; ce qui a lait dire à Ma- crobe, cherchant à expliquer un passage astronomique des Géor VIII INTRODUCTION pédiques dontCicéron,dansleDeOralore,faitsigrandcas qu'il les juge indispensables à la formationdu véritable orateur, n'étaient pas, chez Virgile, au service du don naturel de la parole. Le jeune homme avait une timidité peuordinaireàson§ge,etilétaitincapabled'improviser. C'estainsi en effetqu'il fautinterpréterles motssermone tardissimusdontsesertsonbiographeSuétone-Donat(1), pour caractériser sa parole, et non pas croire, avec Cha teaubriand(2),qu'ilavaitunedifficultédeprononciation: aucontraire, Suétone-Donatrappelleunpeu plusloin(3) qu'il avait un organe séduisant et que nul ne disait mieux que lui les vers. En toutcas, il n'est pas douteux que, si Virgile avait joint à tous sos dons naturels ou acquis celui de l'improvisation, il aurait pu se faire un nom au barreau : il l'a suffisamment montré par l'art qu'il a mis notamment dans la composition de certains discours de l'Enéide, sans parler des qualités oratoires qu'il déploie si souvent dans les Bucoliques et les Géor- giques (4). Il est vraisemblableque, pendant lessept ou huit ans qu'ilpassa à Rome,ileutdefréquentesoccasionsdereve nir au pays, où l'attirait non seulement l'amour du sol natal, mais encore sa tendresse pour ses parents, pour son père devenu aveugle et qui devait disparaître trop gtques : < ... Virgile, qui ne commet jamais d'erreur en matière de science ». (1)Voy.p.58del'éditionReifTerscheid. {2) Voy. Chateaubriand,Génie du Christianisme, t. 1,8»part., ch. x, p. 99, éd.in-12 (Paris. Migneret, 1802). (3) P. 61 de l'éd. ReifTerscheid. (4) Voy. A. Bellessort, Virgile, p. 271 : t (Les qualités ora toires) se déploient à leur aise dans un poème où, commechez leshistoriens, l'analyse psychologique se traduit en discours. Par mi tous ceux que prononcent les uéros de l'Enéide, je n'en vois pas un qui ne soit unmodèle d'éloquence,etl'onnesauraitrepro cher au poète que sa complaisance à en (aire naître l'occasion. • VIE DE VIRGILE IX tôt de sa vie, ainsi que pour sa mère de qui il tenait une sensibilité exquise et pour ses frères Silon et Flaccus (1). Iln'estpastrophardi de penserqueVirgiles'est souvenu du spectacle que lui donnait sa famille quandilpeint la vie du laboureur : « Cependant ses chers enfants, sus pendus à son cou, se disputent ses caresses; sa chaste demeure est la gardienne de la pudeur (2). » Outre les sentiments naturels qui le rappelaient chez ses parents, il devait souvent éprouver à Rome le maldu pays : il se sentaitperdu dans cette grande ville, comme écrasé par son immensitéet étourdi par ses splendeurs ; au milieu du fracas et du luxe qui éclataient partout, surtout dans les premières années, avant de s'être tant bien que mal acclimaté, que de fois il a dû songer aux paysages sur lesquels s'arrêtaient là-bas si complaisam- ment ses regards ! Pensons aux vers où il a décrit « la plaine qu'a perdue l'infortunée Mantoue, Mantoue qui nourrissaitdescygnes blancscommeneige sur son fleuve auxrives herbeuses, et les sources limpides etles gazons qui ne ferontjamais défaut aux brebis : autant les trou peaux aurontbroutéd'herbedansleprépendantleslongs jours, autant la fraîche rosée leurenménagera dans l'es pace d'une courtenuit (3). » Quand il se hasardait dans lesbeauxquartiersdeRome, loind'êtrefrappédecequ'ils offraientd'éblouissant,il devaitau contraire regretterles rochers,lesruisseaux,lessourcessacrées, les pâturageset (1) Ces deux frères devaientmourir prématurément, le premier dans l'enfance, le second vers la seizième année. Le chagrinque Magia, femme délicate et tendre, ressentit de la mortde Flaccus fut si profond qu'elle ne lui survécut guère. VeuvedeVergilius, elle s'était remariée et avait eu de son second mariun fils Vale- rius Proculus, celui-là même à qui Virgile devaitléguer lamoitié de sa fortune. (2) Voy. G., II, 523-4. (3) Voy. G., II, 198-202. X INTRODUCTION mêmelesjoncs du domaine paternel(1). N'oublions pas non plus queles ressources qu'il devait à son père, suffi santes pour son entretien, ne lui permettaient d'autres distractions que l'étude et qu'elles lui interdisaient,heu reusement pour lui ! les dissipations où se perdaient les jeunes gens, même les mieux doués (2). D'ailleurs sa santé l'avertissait aussi du danger des amusements. Suétone-Donat (3) nous dit qu'il souffrait de l'estomac et de la gorge; qu'il avait souvent des douleurs de tête et des crachements de sang ; de là une sobriété extrême qui devait exciter bien des railleries de la part de ses compagnons d'étude ; ajoutez à cela sa timidité, la gaucherie de son maintien et de ses manières : il avait grandi trop vite, et sa taille haute et grêle lui donnait un air embarrassé qu'accentuaient encore les traits de son visage, où se lisait son origine campagnarde. Il est trèsprobablequ'Horacesongeaitàluien décrivantquel ques années plus tard celui qu'il regarde comme le meilleurdes hommes, malgré la rudeécorcesouslaquelle se cache un excellent cœur, malgré sa figure mal rasée, sa toge mal drapée et ses souliers trop larges (4). Tel il apparut à son ami, quand il eut l'âge d'homme, tel il devait être aux regards de ceux qu'il fréquenta durant ses années d'étude à Rome ; maissa douceur, sa candeur même et la délicatesse de ses sentiments avaient de tels attraits que nul ne pouvait y rester insensible. Touten s'assurantpar le charme de son commerce de fidèles amitiés, il poursuivait ses études et s'instruisait (1) Voy.B... I, 46-50. (2) Que l'on songe à Catulle, mort à trente-quatre ans d'avoir trop bien vécu. (3) Vtta, p. 56 suiv. (éd. Reifferscheid). (4) Voy. Hora.ce, Sal., I, 3, 30 et suiv. VIE DE VIRGILE \1 aussi au spectacle des événements formidables qui se déroulaient alors dans le monde et dont Rome était le centre. Quand il y arriva, tout faisait prévoir la fin pro chaine d'un régime auquel Romeavait dû sa grandeur' mais qui s'était peu à peu altéré sousl'influence corrup trice d'une politique d'ambitions et d'intérêts privés. L'autorité du Sénat n'existait plus; d'ailleurs ce grand corpsne comptait plus guère de nobles caractères ; les grands politiques du passé y avaient fait place à une bande de profiteurs, prêtsà appuyer tout ambitieux qui favoriseraitleursmenées.Lajeunesse, devenuesceptique, s'amusaitd'une corruptionqui provoquait à chaque ins tantdesscandales retentissants,quand elleneservaitpas sonambition,avidedeprofiterdudésordrepoursepousser hâtivement aux emplois lucratifs ou pour arriver aux charges qui lui permettraient d'assouvir ses passions effrénées. Représentons-nous Virgile dans ce milieu agité et trouble : nous pouvons juger de ses impressions par les confidences qu'ilnous a faites.Pour en avoiruneidée suffisante, nous n'avons qu'à nous reporter aux cent traitssemés danssesœuvres, rappelanticiladémencedu forum, là les émeutes sanglantes dont il est le théâtre, ailleurs l'anarchie qui règne dans l'État, l'oubli des anciennes mœurs, l'irréligion surtout, cause première de tous les maux qui accablentla cité. Pour remédier à ces calamités, ilappelleraplus tard,et de tousses vœux, un sauveur, qui sera Octavien, le futur Auguste. On lui a durement reproché cette attitude, où l'on n'a voulu voir qu'une flatterie intéressée; mais c'est le bien mal connaître, et, avant de lui prêter des sentiments aussi bas, on aurait bien fait de se demander s'il n'était pas sincère dans ses éloges. Or rien ne prouve qu'il ait été acheté par Mécène et plus tard par Auguste, à moins xu INTRODUCTION qu'on n'appelle vendu tout homme dont, pour une rai son ou pour uneautre, on désapprouveles opinions.Vir gile avait bien le droit,j'imagine, de penser que, le gou vernement n'existantplus, toutvalaitmieux que l'anar chie. Il faut avouer d'ailleurs que la politique romaine, telle qu'il en vit lui-même les effets pendant son séjour à Rome, depuis la fin des campagnes de Jules César en Gaule jusqu'aux événements qui suivirent l'assas sinat du dictateur, n'était guère de nature à le séduire ; au contraire, elle heurtait tous ses instincts d'homme d'ordre et de campagnard élevé dans le respect des lois morales et religieuses. Jecrois doncfermement qu'il n'a trahi aucun idéal de jeunesse en saluant l'avènement d'Auguste:depuis longtemps il l'attendait, parce que depuis longtemps il était acquis à l'homme, quel qu'il fût,quelesdieuxjugeraientdigned'être le génie tutélaire de Rome. Pourtant, s'il était une chose qui pouvait le distraire du spectacle attristant des désordres au milieu desquels succombait la république, c'était le mouvementdesidées qui venait de se produire dans les lettres latines, malgré les troubles politiques et le désordre des esprits, peut- être même grâce à eux : car, si de traditionnaliste qu'elle avait été surtout dans le passé, la littérature latine tendait de plus en plus à élargir son horizon, c'est parce qu'en général on n'avait plus le respect du vieux temps et qu'on était fatigué d'en entendre célébrer les mérites. Pourquoi, par exemple, toujours vanter les Ennius, les Plaute, les Lucilius et les autres, alors qu'on pouvait faire autrement et surtout mieux qu'eux ? Et, en effet, on avait vu tout récemment deux grands poètes, dans des genres bien différents, Lucrèce et Ca tulle, exciter l'admiration du monde littéraire. Nous