Université de Montréal LA LITTÉRATURE AUX LIMITES DU LISIBLE SINGULARITÉS DE L’EXPÉRIENCE LITTÉRAIRE DANS LE CHAMP POÉTIQUE FRANÇAIS CONTEMPORAIN par Michaël Trahan Département des littératures de langue française Faculté des arts et sciences Thèse présentée à la faculté des arts et sciences en vue de l’obtention du grade de Ph. D. en littératures de langue française Novembre 2016 © Michaël Trahan, 2016 Résumé La littérature aux limites du lisible : singularités de l’expérience littéraire dans le champ poétique français contemporain Cette thèse s’intéresse à la lisibilité de la littérature — à la lisibilité d’une certaine littérature : française, contemporaine, une littérature qu’on classe plus souvent qu’autrement du côté du champ poétique. Au départ, un simple constat : certains livres sont difficiles à lire. Parfois, on va même jusqu’à dire qu’ils sont illisibles; si ce jugement ne saurait fournir un concept rigoureux pour décrire les textes, il soulève toutefois un certain nombre de questions qui, elles, sont au cœur de cette thèse. Car il n’y a rien d’illisible en soi : l’illisible n’est pas une propriété, mais un jugement qui traduit une impasse de lecture. Ainsi, les verdicts d’illisibilités ont des causes et des conséquences très variées. L’illisible est situé : on peut difficilement l’aborder hors de ses circonstances, puisqu’il renvoie moins à un contenu spécifique qu’à une expérience. Il ne s’agit donc pas, ici, de lever l’incompréhension que l’on peut ressentir devant certains textes, mais bien d’interroger la place qu’elle occupe dans nos façons de lire et dans notre rapport à la littérature. Cette thèse se propose de réfléchir à ces questions en abordant, sous le mode du dialogue, les œuvres de Jean-Michel Reynard, Christophe Tarkos, Denis Roche, Anne-Marie Albiach, Jean-Marie Gleize, Christian Prigent, Valère Novarina et Pierre Guyotat. Ces œuvres n’occupent pas toutes la même place dans cette thèse. En ce sens, l’objectif n’est pas de les épuiser mais de soulever un certain nombre de questions à travers elles. Des questions différentes selon les œuvres, selon les écrivains, mais qui sont traversées par un même fil conducteur : l’expérience littéraire. À partir de situations chaque fois singulières, il s’agit ainsi d’éclairer certains aspects, certaines modalités de l’expérience littéraire. Les deux pôles de cette expérience sont ici l’écriture et la lecture, auxquelles il faut associer les figures de l’écrivain et du lecteur, qui occupent dans cette thèse une place centrale. La perspective est donc généraliste, qui soulève des questions tantôt poïétiques, axées sur la façon dont les écrivains vivent la genèse de leurs œuvres, et tantôt plus poétiques, voire politiques, qui renvoient plutôt à la façon dont les lecteurs font à leur tour l’expérience de ces textes à la singularité parfois radicale. En somme, les objectifs de cette thèse sont : 1) d’éclairer sous un nouvel angle les œuvres étudiées; 2) à travers leur exemple problématique, de poser les bases d’une réflexion sur la lisibilité, qui accorde une large place à la posture des écrivains et à la façon dont ils vivent la genèse de leurs œuvres; et 3) de contribuer aux études sur la genèse, la réception et la médiation des œuvres littéraires en réfléchissant à nos façons de vivre (avec) la littérature. Mots-clefs : expérience littéraire; lisibilité; sens; singularité et communauté; poïétique; poétique; Jean-Michel Reynard; Christophe Tarkos; Denis Roche; Anne-Marie Albiach; Jean-Marie Gleize; Christian Prigent; Valère Novarina; Pierre Guyotat. i Abstract Literature at the Limits of the Readable: Singularities of Literary Experience in the Contemporary French Poetic Field This dissertation focuses on the readability of literature—on the readability of a certain literature: French, contemporary, a literature that is more often than not classified in the poetic field. At first, a simple observation: some books are difficult to read. Sometimes we even get so far as to say they are unreadable; if this judgment cannot provide a rigorous concept to describe the texts, it nevertheless raises a number of questions which are at the heart of this dissertation. For there is nothing unreadable in itself: the unreadable is not a property, but a judgment that translates an impasse in reading. Thus, the verdicts of unreadability have varied causes and consequences. The unreadable is situated: it is difficult to approach it outside of its circumstances, since it refers less to a specific content than to an experience. The objective here is not to alleviate the misunderstanding that can be felt in front of certain texts, but rather to question the place it occupies in our ways of reading and our relation to literature. This dissertation proposes to reflect on these questions by approaching the works of Jean-Michel Reynard, Christophe Tarkos, Denis Roche, Anne-Marie Albiach, Christian Prigent, Valère Novarina and Pierre Guyotat. These works do not all have the same place in this dissertation. In this sense, the aim is not to exhaust them but to raise a number of questions through them. Different questions according to the works, according to the writers, but which are crossed by a common thread: the literary experience. From singular situations, the goal is thus to understand certain aspects, certain modalities of the literary experience. The two poles of this experience are writing and reading—related to those are the figures of the writer and the reader, which occupy an important place in this dissertation. Therefore, the perspective is broad, which raises questions sometimes of poietic, centred on the way writers live the creation of their works, and sometimes more of poetic, even politic, which rather refer to the ways in which readers, on their side, experience these radically singular texts. In short, the objectives of this dissertation are: 1) to study these works from a new angle; 2) through their problematic example, to lay the foundations for a reflection on readability that gives a large place to the writers’ posture and the way they live the creation of their works; and 3) to contribute to studies on creation, reception and mediation of literary works by reflecting on our ways of living (with) literature. Keywords: literary experience; readability; meaning; singularity and community; poietic; poetic; Jean-Michel Reynard; Christophe Tarkos; Denis Roche; Anne- Marie Albiach; Jean-Marie Gleize; Christian Prigent; Valère Novarina; Pierre Guyotat. ii Table des matières Résumé ....................................................................................................................... i Abstract ..................................................................................................................... ii Remerciements ......................................................................................................... v Introduction Le sens de l’échec ...................................................................................................... 9 Partie 1 Logiques de l’expérience littéraire .......................................................................... 23 Chapitre 1 Lire la littérature .................................................................................................. 25 1.1. La vie écrite de Jean-Michel Reynard : une traversée de L’Eau des fleurs .............................................................. 27 1.2. Situations de la lecture .............................................................................. 48 1.3. Temps et lisibilité : un travail de mémoire paradoxal .............................. 54 1.4. Expérience, formes de vie et jeux de langage ............................................ 69 1.5. Christophe Tarkos et la manigance des petits paquets ............................. 78 Chapitre 2 Paradoxes de l’illisible ......................................................................................... 93 2.1. La science de l’illisible ............................................................................... 95 2.2. Plasticité, posture et ethos discursif ........................................................ 114 2.3. Retour de l’illisible .................................................................................. 133 Partie 2 Travaux pratiques ................................................................................................. 145 Chapitre 3 Denis Roche et la vérité en littérature ............................................................... 147 3.1 Un chef-d’œuvre d’exactitude .................................................................... 151 3.2. La poésie est inadmissible : le dispositif de Notre antéfixe ................... 167 3.3. Illisibilité du nouveau .............................................................................. 186 3.4. Un devoir de vérité .................................................................................. 196 3.5. La solitude de l’écrivain ........................................................................... 205 iii Chapitre 4 La page, le lac et le carnaval : Anne-Marie Albiach, Jean-Marie Gleize et Christian Prigent ......................... 219 4.1. La voix isolée d’Anne-Marie Albiach ....................................................... 221 4.2. Jean-Marie Gleize et la poésie sans (ré)solution .................................... 244 4.3. Le « vroum-vroum » poétique de Christian Prigent .............................. 269 Chapitre 5 Valère Novarina, écrivain marteau ................................................................... 281 5.1. Le « languisme », première fiction de l’écriture .....................................288 5.2. Le parti-pris de l’expérience : une critique du sens ................................ 303 5.3. Insignifiance et idiotie ............................................................................. 314 5.4. Un théâtre anthropoclaste ...................................................................... 327 Chapitre 6 Pierre Guyotat et le drame d’écrire .................................................................. 347 6.1. Littérature de guerre ................................................................................ 353 6.2. La défense de l’œuvre : logique de l’explication et mise en scène de soi ............................................................................ 363 6.3. L’expérience littéraire et le prix de l’œuvre ............................................ 377 6.4. L’auteur en sacrifice : Coma et l’adieu au monde ................................... 386 Conclusion La responsabilité du sens ...................................................................................... 413 Bibliographie ......................................................................................................... 425 iv Remerciements De tout cœur, je tiens à remercier ici trois personnes. * Merci à Véronique, qui a été là — vraiment là — du début à la fin, et qui a parfois cru en cette thèse plus que moi-même. Merci pour l’amour, l’amitié, l’attention. Merci pour le dialogue, l’humour, le temps. Merci pour tout. Merci à Lucie, ma directrice, pour l’aide immense et la générosité. Merci pour l’échange, la patience, les conseils, la lecture attentive, la rigueur. Merci pour le soutien continu. Merci à Sylvia pour l’écoute, la compréhension et la traversée improbable. Merci pour la bienveillance, la gentillesse, le respect. Merci pour la chance. * Je dois dire merci à d’autres personnes, à d’autres amis, mais je ne veux pas multiplier ici les remerciements : je veux que ces trois femmes, qui ont toute mon admiration, sachent l’ampleur de ma reconnaissance. * Enfin, je salue le soutien financier que m’ont octroyé le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, la Faculté des études supérieures et postdoctorales et le Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. v « Que n’a-t-on pas tenté pour éviter, ignorer, ou expulser le sens? On aura beau faire : cette tête de Méduse est toujours là, au centre de la langue, fascinant ceux qui la contemplent. » Émile Benveniste, « Les niveaux de l’analyse linguistique » « Vous voulez du sens. Vous voulez les clés du sens, la serrure du sens, le trou évidemment, la porte du sens, le chambranle, la baraque tout autour. » Nathalie Quintane, « Astronomiques assertions »
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