Jean-Luc Nancy Tu vas obéir? Petite conférence bayard © Bayard Éditions, 2014 , rue Barbès, 92128 Montrouge cedex ISBN : 978-2-227-48721-5 Entre 1929 et 1932, Walter Benjamin rédi- gea pour la radio allemande des émissions destinées à la jeunesse. Récits, causeries, confé- rences, elles ont été réunies plus tard sous le titre de Lumières pour enfants. Gilberte Tsaï a décidé de reprendre ce titre pour désigner les «petites conférences» quelle organise chaque saison et qui s'adressent aux enfants (à partir de dix ans) comme à ceux qui les accompagnent. À chaque fois, il n'est question que d'éclairer, d'éveiller. Ulysse, la nuit étoïlée, les dieux, les mots, les images, la guerre, Galilée... les thèmes n'ont pas de limites mais il y a une règle du jeu, qui est que les orateurs s'adressent effectivement aux enfants, et qu'ils le fassent hors des sentiers battus, dans un mouvement d'amitié traver- sant les générations. Comme l'expérience a pris, l'idée est venue tout naturellement de transformer ces aven- tures orales en petits livres. Telle est la raison d'être de cette collection. Avertissement Comme pour les conférences précédentes, je me tiens à la transcription qui a été faite à partir de Venregistrement. Je parlais sans texte, à partir de notes, et je tiens à garder ce ton, avec ses incertitudes, dans la publication. J-L.N. Jean-Luc Nancy : (il arrive du fond de la scène, se tient debout derrière la table de conférencier) Levez-vous. (l'assistance est un peu surprise mais la plu- part des enfants se lèvent tout de suite et tout le monde suit, y compris les adultes) Asseyez-vous. (tout le monde s'assied) Voilà. Vous vous êtes quand même levés, un certain nombre au début, d'autres ne savaient pas trop. J'ai vu dans les premiers rangs des enfants se lever. Pourquoi vous êtes-vous levés ? Enfant : Par respect. 11 TU VAS OfeÉIR ? J.-L.N: Mais il a fallu que je vous dise «levez- vous ». Tu ne t'es pas dit tout de suite que tu allais te lever pour le conférencier. À l'école on ne se lève plus à l'arrivée du maître ou de la maîtresse. Si? Ah, quand même, bien. Je voulais me livrer à ce petit jeu pour vous montrer que nous obéissons assez facile- ment à un ordre énoncé par quelqu'un qui a d'avance une autorité. Pourtant nous ne sommes pas à l'école. Le respect s'adresse toujours d'une certaine manière à celui qui détient une position d'autorité. Le confé- rencier a une certaine autorité car il parle de quelque chose qu'il est supposé mieux connaître que ceux qui viennent l'écouter. Il est supposé avoir quelque chose à vous apprendre. L'idée du maître, celui qui en sait plus, entraîne une idée d'autorité. On obéit. En même temps, certains se sont manifestés en ne bougeant pas tout de suite et les parents ont beaucoup hésité. Justement parce que les parents se disent qu'il s'agit d'une confé- rence pour les enfants, mais ils ont vu que de 12 PETITE CONFÉRENCE nombreux enfants se levaient alors ils se sont dit qu'il valait peut-être mieux jouer le jeu mais ils ne pensaient pas qu'ils obéissaient, qu'ils respectaient le conférencier. Cela ne veut pas dire qu'ils ne le respectent pas moralement. Comment s'appelle celui qui a dit s'être levé par respect ? Avec ce petit jeu, nous sommes tout de suite dans le cœur du sujet, l'extraordinaire ambiguïté de l'obéissance. Il faut se sou- mettre à un ordre et faire ce que cet ordre ordonne, en même temps il faut obéir selon les justifications de cet ordre. Les justifica- tions sont parfois déjà données. Arrive le Monsieur qui fait la conférence, il a une cer- taine autorité, il impose un certain respect, on obéit à ce qu'il dit. Évidemment cela est un peu limité car je ne peux pas vous donner n'importe quel ordre. Si je dis maintenant de vous mettre sur la tête les pieds en l'air, d'abord tout le monde ne peut pas le faire, et vous vous direz que je suis fou ou que je plaisante. Vous verrez que cela sort d'un certain ordre général. C'est toute la question 13 TU VAS OfeÉIR ? de l'obéissance. Nous ne pouvons pas dire qu'elle est mauvaise en soi, mais nous ne pouvons pas non plus dire qu'elle est tout simplement bonne. Obéir sans savoir pour- quoi, sans le comprendre, sans l'intégrer, sans que cela fasse sens pour celui qui obéit, qu'est-ce que cela veut dire ? Voilà pourquoi l'obéissance comporte une grande ambi- guïté. Pour obéir, pour qu'obéir soit justifié, il faut que cela ait du sens. D'ailleurs obéir signifie entendre, non seulement entendre l'ordre mais le sens. Obéir vient du latin « ob audire » qui veut dire tendre l'oreille, bien écouter. Ce n'est pas d'abord bien exé- cuter mais bien entendre. C'est un peu pour ça que j'ai proposé pour titre de la confé- rence «Tu vas obéir?». Ce n'est pas l'ordre lui-même, l'ordre a déjà été donné. «Tu vas obéir ? » suppose que celui à qui l'ordre s'adresse n'a pas obéi, il faut recommencer. Je serais bien curieux de savoir si un seul enfant ou un seul adulte - quand il a été enfant ou quand il a affaire à des chefs - ici a déjà entendu cette phrase. « Tu vas obéir ? » 14