Université Lumière Lyon 2 Université du Caire ED 3 LA (Lettres, Langues, Linguistique et Arts) Faculté des Lettres UMR 5611 LIRE Département de langue et de littérature (Unité mixte de recherche – Littérature, Idéologies, françaises représentations, XVIIIe-XIXe siècles) Stratégies d'écriture du mémorialiste homme de pouvoir : l'exemple des Mémoires de Nubar Pacha et des Mémoires d'un souverain par Abbas Hilmi II, Khédive d'Égypte (1892 - 1914) Thèse de doctorat en Lettres et Arts Préparée en cotutelle entre l’Université Lumière Lyon 2 et l’Université du Caire soutenue le 20/12/2012 par Rania ALY MOHAMED ALY Sous la codirection de Mme Randa SABRY (Professeur à l’Université du Caire) Et M. Sarga MOUSSA (Directeur de recherche au CNRS) Membres du jury : Mme Randa SABRY Professeur à l’Université du Caire Codirecteur M. Sarga MOUSSA Directeur de recherche au CNRS - Codirecteur Université Lumière Lyon II M. Daniel LANÇON Professeur à l’Université de Grenoble Rapporteur Mme Hoda ABAZA Professeur à l’Université d’Ain Chams Rapporteur 2012 1 Stratégies d'écriture du mémorialiste homme de pouvoir : l'exemple des Mémoires de Nubar Pacha et des Mémoires d'un souverain par Abbas Hilmi II, Khédive d'Égypte (1892 - 1914) Résumé Loin de la scène politique, Abbas II en exil, Nubar en retraite, chacun enregistre ses Mémoires pour offrir à la postérité leur précieux témoignage, en français non seulement sur leur vie publique mais aussi sur l’Égypte des vice-rois et sur les faits de leurs temps. Nubar, ce pacha d’origine arménienne qui a servi tous les vice-rois de l’Égypte depuis Mohamed Ali jusqu’à Abbas II, insiste dans ses Mémoires sur les projets qu’il a le plus défendus et les défis qu’il a relevés au fil des années : la réforme de la justice, la défense des droits du fellah, son refus du projet du canal de Suez, ainsi que son opposition aux caprices de Saïd et surtout à ceux d’Ismaïl qui ont conduit progressivement l’Égypte à la faillite. Abbas II se défend dans ses Mémoires devant l’Histoire et surtout contre les accusations de son rival Cromer, le consul général britannique, publiées dans Modern Egypt et dans Abbas II. Le Khédive met en avant la lutte nationaliste qu’il a menée aux niveaux politique, éducatif, culturel, entre autres, afin de faire face à l’occupation anglaise. Il explique l’évolution de sa relation avec les généraux britanniques de la politique de rupture sous Cromer à celle de l’entente qui a commencé en 1907 après l’incident de Denchaway (1906). Cette forme d’écriture de soi se distingue de ses formes voisines (le journal, l’autobiographie, le récit de voyage) par son identité mixte (historique, juridique, politique et esthétique). Cela explique la variété des stratégies suivies par le pacha et le Khédive dans leurs Mémoires : stratégie de dénégation, de disqualification de l’adversaire, de l’interprétation, de prudence, etc. Nous étudions ces deux textes en insistant sur le côté littéraire des Mémoires, qui est d’habitude marginalisé au profit de leur dimension historique. Les Mémoires constituent une arme de l’homme politique qui lui permettent de bénéficier d’une grande liberté grâce à leur identité mixte. Le mémorialiste homme de pouvoir multiplie les stratégies d’écriture pour prouver sa crédibilité. Il se défend et fait de son ouvrage un monument capable de traverser les siècles aussi bien par sa valeur historique qu’esthétique. Malgré le débat sur la subjectivité du mémorialiste et sa relation avec l’écriture de l’Histoire, la valeur historique des Mémoires est indéniable. Au terme de notre travail, nous revendiquons l’insertion des Mémoires dans l’enseignement : un moyen parmi d’autres pour tirer ce patrimoine précieux de l’oubli et lui octroyer la place qu’il mérite dans la mémoire collective. Mots clés : Mémoires, Nubar, Abbas, Hilmi, Khédive, Égypte, politique, francophonie, témoignage, Histoire, occupation britannique, nationalisme. The writing strategies of the political memoirists: The Memoirs of Nubar Pacha and the Memoirs of Abbas Hilmi II, Khedive of Egypt Abstract Away from the political scene, Abbas II in exile, Nubar retired, each one has written his Memoirs to offer to the posterity their precious testimony in french, not only about their public life but also about Egypt’s vice-kings and about their time. Nubar, this pacha of armenian origin, and who served all the vice-kings of Egypt since Mohamed Ali to Abbas II, insists in his Memoirs on the projects which he defended the most and his won challenges over the years: the justice reform, the defense of the fellah’s rights, the rejection of the canal of Suez project, his opposition to the whims of Saïd and especially those of Ismaïl which have led Egypt to the bankruptcy. Abbas II defends himself in front of the history, especially against his rival’s charges: Cromer, the general British consul published in Modern Egypt and in Abbas II. The Khedive highlighted his nationalist struggle that he led in several fields: political, educational, cultural fields in order to face the British occupation. He explains the evolution of his relation with the British generals from the discord policy under Cromer leadership to the agreement that began in 1907 after the Denchaway incident (1906). This form of personnal writing differs from its related forms (the diaries, the autobiography, the travel novels) by its mixed identity (historical, legal, political and aesthetic). This explains the variety of the strategies followed by the pacha and the Khedive in their memoirs: strategie of denial, of disqualification of the opponent, of the interpretation, of the caution, etc. We study these texts focussing on the lirerary side which is usually marginalized in the benefit of their historical side. The Memoirs are weapons of the politician which give him free style due to their hybrid identity. The political memoirist multiplies his writing strategies to prove his credibility. He defends himself and makes his book a monument able to cross the centuries by both historical and aesthetic value. Despite the debate about the subjectivity of the memoirist and its relationship with writing the history, the historical value of Memoirs is undeniable. At the end of our study, we reclam to insert the Memoirs in the education programs: a way among others to save this precious heritage from oblivion and give it its rightful place in the collective memory. Keywords: Memoirs, Nubar, Abbas, Hilmi, Khedive, Egypt, political, francophony, testimony, History, British occupation, nationalism. Université de Lyon 2 - Université du Caire (cotutelle) 2 À la mémoire de mes parents 3 Transcription Pour la transcription des termes arabes, nous avons suivi le système utilisé par Mohamed Chairet1 : ʼ ء ḍ ض B ب Ṭ ط T ت Ẓ ظ ṯ ث ʽ ع G ج G غ Ḥ ح F ف ḫ خ Q ق D د K ك ḏ ذ L ل R ر M م Z ز N ن S س H ه Š ش W و Ṣ ص Y ى 1 Mohamed Chairet, Linguistique contrastive et traduction, Paris, Ophrys, 1996. 4 Voyelles longues: Voyelle longue Exemple Transcription a ,-ط./ Fātimī i ,/ Fī u قو12 Šurūq Nous citons le nom du Khédive « Abbas Hilmi II » suivant son orthographe utilisée dans ses Mémoires sans transcrire son nom tel qu’il est prononcé dans le dialecte égyptien, ce qui aurait donné : ʻAbbās Ḥilmi II. Nous utilisons la transcription des titres des ouvrages rédigés en arabe, ainsi que le nom de leurs références complètes suivant le modèle de Mohamed Kheirat uniquement dans les notes en bas de page et non dans le corps de la thèse pour y rendre la transcription uniforme, autant que possible, étant donné que certains noms sont cités par Abbas II et par Nubar et ont été transcrits sans les règles conventionnelles de la transcription. 5 Introduction générale 6 Regarder derrière soi est un geste aussi simple que complexe. Cet acte qui paraît au premier abord personnel suppose en fait une reconstruction de la vie d’une personne dans ses composantes privées et publiques suivant les différentes formes de l’écriture de soi. Dans les Mémoires historiques, les composantes du genre se multiplient sous l’effet de son aspect mixte. De quelles stratégies le mémorialiste use-t-il lorsqu’il tourne son regard vers le passé? Qu'essaye-t- il de sauver ? Quels souvenirs veut-il préserver de l'oubli ? Et quels ennemis choisit-il de faire revivre ? Une chose est sûre, le mémorialiste cherche par son regard rétrospectif vers un passé qu'il recompose en destin à concurrencer ses rivaux et à compenser ses défaites éventuelles. Quand le mémorialiste est célèbre, tout revêt une importance extrême. C'est surtout le cas du mémorialiste illustre qui a été un homme d'État et qui n’a pas été uniquement un témoin mais aussi un acteur des événéments dont il porte témoignage. La vie publique d’un homme politique représente parfois une problématique pour celui qui cherche à l’enregistrer. Les sources sont multiples et varient entre livres d’histoire et témoignage de l’entourage de l’homme politique, des personnes qui l’ont côtoyé pendant un laps de temps ou qui ont juste eu l’occasion de le croiser. Avec ces sources variées, les versions des témoins changent et vont jusqu’à se contredire. Malgré l’importance du témoignage direct de l’homme de pouvoir, les souverains ne prennent pas facilement la plume pour enregistrer leurs Mémoires. Deux exemples de Mémoires rédigés par des hommes d’État qui ont gouverné l’Égypte à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle ont 7 attiré notre attention par la notoriété de leurs auteurs, par la période importante qu’ils couvrent et par le style soigné dans lequel ils sont rédigés. Nous avons choisi de travailler sur les stratégies d'écriture des Mémoires de Nubar Pacha1 et des Mémoires d'un souverain par Abbas Hilmi II, Khédive d'Égypte (1892-19142). Écrits par des hommes qui étaient des témoins des événements qu’ils racontent en y prenant part en tant qu’homme de pouvoir – d’où le titre de la présente étude, les Mémoires de Nubar et les Mémoires d’Abbas II représentent un témoignage direct et précieux sur l’Histoire de l’Égypte moderne, à savoir : celui du dernier Khédive d’Égypte et celui de l’homme qui a servi tous les vice-rois qui ont régné sur le pays. Nubar Nubarien (1825-1899), ce pacha d’origine arménienne qui a commencé sa carrière comme traducteur au service de Mohamed Ali a occupé plusieurs fonctions importantes en Égypte dont celle de ministre 3 fois : de 1878 à 1879 (sous le règne d’Ismaïl), de 1884 à 1888 (sous le règne de Tewfik) et de 1894 à 1895 (sous le règne d’Abbas II). La loyauté Nubar pacha est sujette à un débat houleux, certains l’accusent de complicité avec l’étranger et ne voient en lui qu’un agent de l’Europe3, d’autres lui reconnaissent sa fidélité et son dévouement au service de l’Égypte et des Égyptiens. Son nom est donné à une rue dans le centre ville du Caire et au canal Nubaria dans le gouvernorat de Béhéra. Le débat sur Nubar a nourri différentes œuvres d’art : alors que Mahmoud Sami Al 1 Mémoires de Nubar Pacha, introduction et notes de Mirrit Boutros Ghali, Beyrouth, Librairie du Liban, 1983. 2 Mémoires d'un souverain par Abbas Hilmi II, Khédive d'Égypte (1892-1914), texte édité et présenté par Amira el-Azhary Sonbol avec une préface d'André Raymond, Le Caire, Recherches et Témoignages CEDEJ, 1996. 3 Voir Šawqī Ḍayf, Maḥmūd Sāmī al-Bārūdī raʼid al-šiʽr al-ḥadīṯ, al-Qāhira, Dār al-maʽārif, 2006, maktabat al-dirasāt al-adabiya, 37, p. 22. « Al Baroudi, le pionnier de la poésie moderne » 8 Baroudi1 (1839-1904) lui a consacré un poème pour le blâmer et dénoncer son hypocrisie, une statue du pacha a été inaugurée en 1904 à Alexandrie pour lui rendre hommage. Les multiples accusations ont noirci la mémoire de Nubar et ont rendu son témoignage indispensable. Dans ses Mémoires, le pacha insiste sur les projets qu’il a dirigés et qu’il a le plus défendus ainsi que sur les combats qu’il a menés au fil des années, comme : les chemins de fer égyptiens, la réforme de la justice, les tribunaux mixtes, l’abolition de la corvée et de la bastonnade, la défense des droits du fellah, le refus du projet du canal de Suez, ainsi que son opposition aux caprices de Saïd et surtout à ceux d’Ismaïl. Nubar pacha commence ses Mémoires par son arrivée en Égypte en 1842 : le début de sa vie publique au service de Mohamed Ali. Bien qu’il ait servi les sept vice-rois du pays, il s’arrête dans ses Mémoires après la destitution d’Ismaïl pour exclure ainsi de son ouvrage son activité politique sous le règne de Tewfik et d’Abbas II. Cela s’expliquerait par la faible santé du pacha qui a démissionné en 1895 et est décédé en 1899 ou par la difficulté d’enregistrer les pénibles souvenirs de la période à laquelle l’Égypte était sous l’occupation britannique. Cette souffrance peut être justifiée par la fin que Nubar a choisie pour terminer ses Mémoires : la chute d’Ismaïl en 1879, la faillite de l’Égypte et sa propre démission. Le règne du Khédive Tewfik et celui d’Abbas II omis des Mémoires de Nubar constituent certainement une période importante dans l’Histoire de l’Égypte et auraient continué le tableau de la vie publique du pacha. Ce 1 Éminent militaire et homme politique égyptien. Mahmoud Sami Al Baroudi était polyglotte, il parlait la langue arabe, turque. Il a participé à la révolution de 1881 avec Orabi et a été exilé pendant environ 17 ans. Mahmoud Sami Al Baroudi est aussi poète, il a enrichi la littérature arabe de nombreux poèmes qui se distinguent surtout par leur aspect historique ce qui lui a valu son titre : « le poète de l’épée et de la plume ». 9 tableau peut être reconstitué d’après les Mémoires d’un souverain où Abbas II remonte dans le temps pour défendre sa propre mémoire, celle de son père Tewfik et de son grand-père Ismaïl. Le dernier Khédive d’Égypte est en fait le premier souverain du pays qui prend la plume pour porter directement témoignage sur son règne. Arden Hulme Beaman1 souligne dans son livre d’Histoire sur l’Égypte entre 1882 et 1929 l’importance du témoignage d’Abbas II qui n’avait pas encore décidé de rédiger ses Mémoires : Naturellement la meilleure de toutes les sources serait Abbas Hilmi lui-même, mais il n’est pas facile de l’amener à parler ou à donner des informations sur lui-même. Depuis plusieurs années, quand j’ai eu le plaisir de [le] rencontrer, je l’ai pressé d’écrire ses Mémoires, mais il ne paraît avoir ni le temps, ni le désir [de le faire]2. André Raymond considère The Dethronement of the Khedive d’Arden Hulme Beaman comme une première version “autorisée” qui s’accorde avec la vision khédiviale des événements qui touchent à son règne et à sa déposition. Connu pour sa loyauté et son nationalisme, Abbas II a déclenché la haine du consul général britannique dès son accession au trône d'Égypte. Il était la cible de nombreuses critiques et a été attaqué par ses rivaux aussi bien en Égypte qu’à l’étranger, comme nous le verrons au cours de cette étude. Ces fortes critiques réitérées ont poussé le Khédive à briser le silence et à rédiger ses Mémoires entre 1936 et 1940 après vingt- deux ans d’exil à Genève. 1 Arden Hulme Beaman (1857-1929) était un “civil servant” anglais qui a passé 10 ans en Egypte entre 1879 et 1789). 2 The Dethronement of the Khedive, Londres, G-Allen & Unwin, Ltd., 1929. 10
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