Édito I hommes &migrations n° 1279 1 Changer le regard sur l’Afrique Par Marie Poinsot, rédactrice en chef Voici un dossier que le comité de rédaction souhaitait faire depuis longtemps. Il aura fallu la persévérance de Christophe Daum, installé à Bamako depuis plusieurs années, et de son collègue Isaïe Dougnon, pour voir ce chantier aboutir. Montrer l’ancienneté et la complexité des migrations sur le continent africain s’avère encore aujourd’hui un projet intellectuel difficile. Il requiert de rassembler des travaux de recherche menés par des spécialistes qui travaillent sur place loin des circuits académiques influents du Nord. Les moyens techniques et les soutiens financiers dont ils disposent ne sont pas toujours suffisants pour répondre à leurs ambitions. Hommes et Migrationsfait le choix de rassembler des travaux récents, parfois inédits, qui restent trop peu diffusés en Europe. Notre objectif est de vous proposer un autre regard sur l’Afrique à partir des circulations qui rythment la vie des sociétés. Considéré comme le bassin de l’humanité, le continent africain est à l’origine de toutes les grandes migrations de peuplement dans le monde. Or l’analyse de cette mobilité cristallise de nombreuses idées reçues. Contrairement à ce qu’en disent les médias et les discours politiques, sil’Afrique bouge depuis toujours, c’est dans des proportions bien plus importantes à l’intérieur de son périmètre que vers l’Europe ou d’autres continents. “La réalité des migrations africaines se joue donc principalement sur le continent, avec autant de trajectoires collectives et singulières qu’il y a de contexte de départ ou d’arrivée”, nous rappellent les coordinateurs dans leur introduction. Ce dossier révèle la diversité méconnue des migrations internes au continent. La plupart des déplacements sont économiques ou provoqués par des conflits politiques, des guerres, des crises climatiques. Maiscertains mouvements de population continuent de s’inscrire dans les cycles saisonniers du monde rural, quand d’autres s’apparentent à des rites de passage vers l’âge adulte. Plus généralement, dans le contexte africain de la famille élargie, les migrations permettent aux jeunes installés dans les villes d’accéder à un statut d’autonomie, à un revenu, à un métier, tout en s’affranchissant des réseaux familiaux, des liens avec le village d’origine. Ce faisant,ils s’exposent à l’isolement et la précarité, en dehors des solidarités qui ont favorisé leur déplacement. On comprend, par ailleurs, que l’Afrique s’émancipe difficilement de l’histoire coloniale et du découpage arbitraire des territoires nationaux. Certains peuples ne reconnaissent pas forcément le tracé des frontières qui entravent leur circulation traditionnelle. Les migrations contredisent les identités nationales que les États africains, souvent affaiblis, cherchent à maintenir au détriment des identités ethniques ou régionales. Faute d’outils publics pour mettre en place des politiques d’immigration (et notamment l’accueil des réfugiés), les pays d’Afrique se voient de plus en plus contraints,parl’Union européenne,d’accentuer les contrôles à leurs frontières. Enfin, c’est autour des zones de développement économique et urbain que se dessine la géographie des migrations sur le continent. Ces pôles d’attraction,qui se développent sans cesse, suscitent des modes informels et précaires de peuplement. Les migrants sont souvent confrontés à la xénophobie, au racisme et subissent parfois des violences. Espaces de friction des intérêts économiques et des identités, les villes africaines constituent pour eux un défi.La maîtrise de l’urbanisation galopante apparaît donc comme l’un des enjeux majeurs de l’Afrique contemporaine.(cid:2) Cité nationale de l’immigration Palais de la Porte Dorée 293, avenue Daumesnil - 75012 Paris Tél. 01 53 59 58 60 - Fax : 01 53 59 58 66 www.histoire-immigration.fr [email protected] www.hommes-et-migrations.fr Comité d’orientation et de rédaction Un demi-siècle Mogniss H. Abdallah, Augustin Barbara, d’immigration en France Jacques Barou, Hanifa Cherifi, Christophe Daum, Alain Somia, Abdelhafid Hammouche, Mustapha Harzoune, Le Huu Khoa, Marie Lazaridis, En 1950, Jacques Ghys (1914-1991) Khelifa Messamah, Juliette Minces, Gaye Petek, fondait Les Cahiers nord-africains, Marie Poinsot, Catherine Quiminal, Edwige Rude- première revue de réflexion et d’action Antoine, Alain Seksig, Anne de Tinguy, sur la présence de l’immigration maghrébine André Videau, Catherine Wihtol de Wenden en France, éditée par l’association d’alphabétisation Amana. Directrice de la publication En 1965, les Cahiersprenaient acte Patricia Sitruk de la diversification des flux migratoires en Rédactrice en chef France et devenaient Hommes & Migrations. Marie Poinsot La revue, pionnière et unique en son genre, Secrétariat de rédaction publiait dès cette époque des dossiers Nicolas Treiber de fond et des articles de réflexion faisant Révision autorité sur les sujets les plus divers, Isabelle Niot mélangeant volontairement les regards et laissant la parole aussi bien aux praticiens Iconographe de terrain qu’aux spécialistes universitaires Marie Poinsot ou aux décideurs politiques. Maquettiste De 1999 à 2004, H&Ma été éditée Sandy Chamaillard dans le cadre du groupement d’intérêt public Site internet Adri (Agence pour le développement Renaud Sagot des relations interculturelles). Anne Volery À partir du 1erjanvier 2005, elle a été éditée Promotion, diffusion, partenariat par le Gip Cité nationale de l’histoire de Karima Dekiouk l’immigration (CNHI) qui a repris les activités Vente au numéro de l’Adri. La plus ancienne des revues Nejib Lakhram traitant des phénomènes liés ou consécutifs à la mobilité humaine aborde le siècle Conception graphique nouveau avec la même volonté que par Olivier Brunot le passé de comprendre, d’expliquer et d’accompagner ces questions. Le décès de Philippe Dewitte, son rédacteur en chef, intervenu en mai 2005, a privé l’équipe du pilote intellectuel de la revue qui, pendant plus de 10 ans, avait su faire d’Hommes et Migrationsune véritable revue ayant En couverture : sa place et sa particularité dans le champ Burkina © Gilles Perrin des revues en France. En ouverture, p. 4 : C’est cet héritage que Hommes et Congo Brazaville 2004. Après le cessez-le-feu signé Migrationsentend conserver et développer en mars 2003 entre les rebelles du pasteur Ntumi dans la Cité nationale de l’histoire de et le pouvoir en place, la majorité des 150 000 personnes qui avaient fui la région du Pool est retournée dans l’immigration devenue établissement public leurs villages. © Xavier Schwebel/Secours Catholique au 1er janvier 2007. Sommaire I hommes &migrations n° 1279 3 6 Dossier L’Afrique en mouvement Un dossier coordonné par Christophe Daum, anthropologue, maître de conférence à l’université de Rouen, en délégation auprès de l’Institut de recherche pour le développement (UMR Développement et sociétés, IEDES-Paris 1 et IRD) comme chargé de recherche et Isaïe Dougnon, anthropologue, Prof. Assistant à la FLASH, coordinateur du projet de recherche “Anthroplogie de l’Eau” et du “Groupe de Recherche sur les Migrations Maliennes Internes à l’Afrique” (GREMI) Le phénomène des migrations internes au continent africain est mal connu en Europe qui n’en mesure pas l’importance et l'ancienneté. Pourtant, ces migrations internes constituent de très loin le courant principal évalué à plusieurs millions de personnes chaque année. Ce dossier explore plusieurs formes de migrations dans des zones géographiques différentes à partir des travaux de recherche récents sur ce thème. 166 Mémoires (cid:2) Immigrés de force, les travailleurs indochinois en France (1939-1952), par Wicem Souissi 169 Collections (cid:2) De la malle familiale au musée national. Le dernier voyage d’un énigmatique costume roumain par Fabrice Grognet 174 Repérages (cid:2) Ma proche banlieue, entretien avec Patrick Zachmann réalisé par Maya Larguet 182 Kiosque (cid:2) Revue de presse, par Mustapha Harzoune 190 Musiques (cid:2) Les origines de l’afrobeat, par François Bensignor 197 Cinéma (cid:2) Par André Videau 200 Livres (cid:2) Par Mustapha Harzoune, Élisabeth Lesne et Nicolas Treiber 4 Dossier I L’Afrique en mouvementI L’Afrique en mouvement Un dossier coordonné par Christophe Daum, anthropologue, maître de conférence à l’université de Rouen, en délégation auprès de l’Institut de recherche pour le développement (UMR Développement et sociétés, IEDES-Paris 1 et IRD) comme chargé de recherche et Isaïe Dougnon, anthropologue, Prof. Assistant à la FLASH, coordinateur du projet de recherche “Anthroplogie de l’Eau” et du “Groupe de Recherche sur les Migrations Maliennes Internes à l’Afrique” (GREMI) I hommes &migrations n° 1279 5 6 Les migrations internes au continent africain Par Christophe Daum et Isaïe Dougnon 12 La dispersion des Soudanais/Maliens à la fin de l’ère coloniale Par Daouda Gary-Tounkara 24 Les pêcheurs du lac de Sélingué. Trajectoires et itinéraires de migration Par Salif Togola 38 Migration malienne au Cameroun à la conquête du secteur informel Par Pierre Cisse 52 Migration interne et d’acculturation. Le cas des migrants bassari à Tambacounda Par Babacar N’Dong 66 L’échec de la famille traditionnelle ou l’étirement des relations familiales. L’exode des jeunes Burkinabé des zones rurales vers Ouagadougou et Abidjan Par Dorte Thorsen 80 Migrants et insécurité existentielle. Le cas de Brazzaville Par Bruce Whitehouse 88 Niangoloko, un carrefour migratoire au Nord de la Côte d’Ivoire Par Mahamadou Zongo 104 Le “gouvernement humanitaire” Entretien réalisé par Marie Poinsot avec Michel Agier 114 Les Mozambicains de Johannesburg. Nouveaux aspects d’une migration intra-africaine ancienne Par Dominique Vidal 126 Les Chinois résidant temporairement en Afrique. Les “séjourneurs” Par Yoon Jung Park 140 Dimension extérieure de la politique d’immigration de l’Union européenne. Quelles conséquences pour l’Afrique ? Par Aurelia Wa Kabwe-Segatti 154 Les migrations comoriennes vers l’ouest de l’Océan indien. Histoire et dynamiques contemporaines Par Amélie Barbey 6 Dossier I L’Afrique en mouvementI Les migrations internes au continent africain Par Christophe Daum et Isaïe Dougnon, Coordinateurs du dossier Le présent dossier de la revue Hommes et Migrations rend compte de différentes recherches portant sur les migrations internes à l’Afrique Noire. On l’oublie sou- vent en Europe, mais la majorité des migrants demeure à l’intérieur même du continent. Soixante-dix millions d’Africains ont émigré, quittant leur pays pour s’installer durablement dans un autre. Et, à suivre les indicateurs fournis par l’OCDE(1), ils ne sont qu’un peu plus d’un million et demi à être établis dans l’un des pays membres en 2005. Soit 2,6 pour cent du total des émigrés africains, et 2,63 pour cent(2)du total des immigrés comptabilisés dans les pays de l’OCDE. Pourtant, la médiatisation des événements de Ceuta et Melilla en 2005, des naufrages de pirogues et les nombreuses disparitions qu’ils entraînent, ou encore les exigences de l’Europe négociant avec les pays d’origine ou dits de transit en vue de la “réadmission des immigrés clandestins” occultent les chiffres. Ces mêmes chiffres sont passés sous silence, voire dans le pire des cas manipulés et l’instrumentalisation des opinions publiques qui en découle concourt à mettre à mal les droits de l’Homme, dans un même mouvement de stigmatisation des migrants africains. En fait, “l’invasion” des pays européens par ces migrants n’est qu’un “mythe”, pour reprendre le titre d’un récent rapport de Hans de Hass(3)sur les migrations africaines vers l’Europe. Les “Subsahariens migrent peu vers l’Europe”, ainsi que le montrent Beauchemin et Lessault dans le numéro de janvier 2009 de la revue Population et sociétés. La réalité des migrations africaines se joue donc principalement sur le continent, avec autant de trajectoires collectives et singulières qu’il y a de contextes de départ ou d’arrivée, à l’instar de ce continent trop souvent présenté comme un tout homogène alors qu’il est multiple. Les articles qui suivent présentent quelques une de ces dynamiques, à partir de recherches souvent originales et récentes. Une première série d’articles porte sur des migrations rurales en Afrique de l’ouest, situations caractérisées par le dynamisme des populations concernées et qui montrent leur capacité d’adaptation aux contextes des pays d’installation. I hommes & migrations n° 1279 7 Une seconde série rappelle que les migrations en Afrique sont souvent, malheu- reusement, situées dans des contextes de crise. L’aggravation de la conjoncture tend parfois à exacerber les contradictions sociales et ces crises entraînent des mouvements de population ou durcissent les conditions de vie des immigrés. (cid:1)Daouda Gary-Tounkara retrace l’histoire des réseaux migratoires maliens, entre l’après-guerre et les Indépendances. Il montre comment ce tournant historique a favorisé l’émigration vers la Côte d’Ivoire, notamment autour de l’économie de plantation. À partir de ce premier espace migratoire, les réseaux vont se déployer vers d’autres pays du continent. (cid:1)Salif Togola rend compte de ses recherches auprès de pêcheurs au Mali. Ces der- niers ont quitté le delta intérieur du fleuve Niger pour aller occuper les berges d’une retenue d’eau à Sélingué. Elle se trouve à quelques 1000 kilomètres de leur zone d’o- rigine, au sud du pays et non loin des frontières avec la Guinée et la Côte d’Ivoire. Dans un premier temps, au début des années soixante-dix, ces migrants s’apparen- tent à des réfugiés climatiques, car les grandes sécheresses de la zone sahélienne, où ils résidaient, ont raréfié les réserves halieutiques. Mais la mise en eau de cette rete- nue en 1980 génère de nouvelles opportunités de pêche, et très vite de nombreux hameaux de pêcheurs itinérants vont s’établir sur les rives. Par la suite, les réseaux vont se complexifier à partir de ces lieux, les pêcheurs quittant Sélingué pour la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso ou encore le Ghana, ou pour l’aval du fleuve. Togola mon- tre comment ces migrations permettent aux jeunes gens d’accéder non seulement à un revenu mais de s’autonomiser par rapport aux adultes de la famille. Quoiqu’il en soit le lien avec le village d’origine demeure vivace. Il est matérialisé par des retours visant en particulier à y réactualiser les relations d’alliances matrimoniales. (cid:1)Pierre Cissé montre comment le Cameroun est devenu une destination pour les migrants maliens au tournant des années quatre-vingt avec la crise économique. Ainsi des Maliens émigrés au Tchad ou au Niger vont se réorienter vers le Cameroun, ouvrant la voie à d’autres compatriotes. Cissé décrit un contexte origi- nal, celui de l’occupation par les Maliens de niches d’emplois délaissés par les autochtones et la constitution de spécialisations, de type “ethnic bizness”. Les migrants maliens réutilisent en effet des savoir-faire acquis avant ou pendant la migration, en matière de commerce (bétail ou friperie), ou acceptent de s’employer sur des métiers socialement dévalorisés dans leur propre contexte social de départ, comme les métiers de la forge. D’autre part, la description des relations avec les autochtones montre également comment les arrangements entre les uns et les autres, voire les tensions liées à des conflits d’intérêt, s’organisent progressivement. Enfin, malgré la récente aggravation du contexte économique en Afrique, le retour au village demeure difficile à envisager, tant les spécialisations professionnelles acquises dans la migration ne trouveraient pas à s’exercer au pays. 8 Dossier I L’Afrique en mouvementI (cid:1) Babacar N’Dong décrit l’émigration de communautés Bassari du Sénégal et les changements sociaux et culturels importants qu’elle entraîne. Ces migrations sont d’abord saisonnières : les Bassari, qui travaillent en ville durant la contre-saison, reviennent au village pour la période agricole et s’employant. Progressivement, ces communautés demeurées longtemps assez isolées, vont s’ouvrir au reste du pays : avec le développement du tourisme dans leur région mais également avec l’instal- lation durable de Bassari en ville. Ainsi le mouvement est double. Dans les villages d’origine, le tourisme à la recherche d’exotisme tend à folkloriser certaines pra- tiques rituelles des Bassari, comme la sortie des masques ou les cérémonies initia- tiques destinées aux jeunes : à l’instar de ce qui a été observé au Mali, au pays Dogon. Mais dans l’espace urbain les processus sont autres. Les Bassari y ont été scolarisés et plus généralement l’influence des missions chrétiennes s’est fait sentir. Aussi certaines pratiques culturelles sont maintenues pour affirmer une identité collective, mais en quelque sorte vidées de leur contenu symbolique et en tous cas extraites du rituel complexe et long qui les entourait. N’Dong, indique en conclu- sion que ces changements sont surtout liés au fait que les pratiques abandonnées ne correspondaient plus au vécu social et culturel dans l’espace urbain. Il plaide néan- moins pour une société plurielle et prend l’image du caméléon, capable de s’adap- ter à des environnements différents. (cid:1)Dorte Thorsen expose les stratégies migratoires de jeunes burkinabé, de la cam- pagne vers les villes, Abidjan en Côte d’Ivoire et Ouagadougou au Burkina. Elle compare ces deux contextes et la façon dont ces jeunes s’insèrent dans une chaîne de réseaux familiaux pour émigrer. Elle montre que, malgré les événements dra- matiques de Côte d’Ivoire, relatés plus bas par Mahamadou Zongo, les migrants burkinabè n’ont pas cessé d’émigrer vers ce pays, tant les revenus au pays d’origine sont faibles et précaire. L’article est focalisé sur les jeunes, qui s’emploient auprès de membres plus âgés de leur famille dans les différents lieux d’immigration. La situation est alors contrastée entre Ouagadougou, où ces jeunes sont pris en charge mais ne reçoivent qu’une rémunération dérisoire voire inexistante, et Abidjan où le salaire est la règle. Dans les deux cas, les rapports intergénérationnels se trans- forment et la famille élargie, qui pourrait sembler comme éclatée par la migration de ses membres les plus jeunes, constitue au contraire une ressource indispensable pour les migrants. (cid:1)Bruce Whitehouse décrit la situation précaire qui est celle des migrants originai- res d’Afrique de l’Ouest établis à Brazzaville. Le contexte de crise économique au Congo accentue en effet les tensions entre émigrés et congolais, ces derniers repro- chant aux immigrés leur apparent enrichissement dans le commerce. Les immigrés de leur côté vivent un harcèlement quotidien de la part des forces de police, voire même de membres de la population congolaise. Cette situation où se développe la I hommes & migrations n° 1279 9 xénophobie reflète principalement la déliquescence de l’État de droit, qui n’est plus à même de réguler les tensions sociales. (cid:1) Mahamadou Zongo décrit les conditions du départ de Côte d’Ivoire d’émigrés burkinabé et de leur réinstallation au Burkina. Au début des années deux-mille en effet, la guerre civile en Côte d’Ivoire va entraîner le rapatriement rapide de nomb- reux émigrés, causant une forte pression démographique dans les villes frontalières où ils se dirigent. Ces migrants de retour vont devoir cohabiter de façon durable non seulement avec les autochtones, mais également avec des migrants de l’intérieur, Burkinabé venus s’installer dans ces régions pour y cultiver le coton. D’autres ten- sions vont succéder à celles qui avaient provoqué la fuite précipitée : mis en cause comme “non nationaux” et soupçonnés d’appuyer la rébellion en Côte d’Ivoire, ils sont considérés comme des “nationaux douteux”, affublés du sobriquet de “fuyards” par leurs compatriotes. Avec la normalisation en Côte d’Ivoire, certains de ces rapa- triés vont y retourner, mais en gardant les pieds des deux côtés de la frontière. (cid:1)Dans un entretien avec la rédaction de la revue, Michel Agier présente les gran- des lignes de son récent ouvrage(4)sur les réfugiés en Afrique, issu d’une enquête de sept années dans les camps. Il s’intéresse à ces réfugiés de l’intérieur, chassés de leur région par les conflits ou les guerres civiles, qui se retrouvent pris en charge par les organisations humanitaires. Il décrit comment la perception des réfugiés s’est transformée au fil des dernières décennies, le réfugié perdant progressive- ment le statut tel que définit par les Nations Unies, pour celui de déplacé pris en charge par les dispositifs de gestion de crises, maintenu et contrôlé localement. (cid:1) Dominique Vidal montre comment les Mozambicains émigrant en Afrique du Sud ont dû s’adapter aux bouleversements de l’après apartheid. Le régime de l’apar- theid avait privilégié le recrutement des immigrés, et les Mozambicains consti- tuaient une partie importante des travailleurs des mines. La migration est depuis une référence important de la société mozambicaine tant au plan social qu’écono- mique. Avec les années quatre-vingt et la guerre civile au Mozambique, puis l’arri- vée au pouvoir de Nelson Mandela en 1994, le contexte migratoire va considérable- ment changer. D’une part le secteur minier va s’ouvrir aux travailleurs nationaux ; l’Afrique du Sud va d’autre part adopter une législation de plus en plus restrictive. Ne trouvant plus à s’employer dans les mines, les Mozambicains vont s’orienter vers le secteur informel avec le bâtiment, la restauration, etc. Ils sont alors confrontés à la xénophobie des nationaux, et développent des stratégies d’invisibilité afin de pré- server leur statut et leurs activités précaires. (cid:1) Yoon Jung Park examine la migration chinoise en Afrique, qui débute dès les Indépendances avec l’envoi par le régime maoïste de travailleurs chinois autour des nombreux chantiers que la coopération chinoise mettait en place. Si cette première phase s’inscrivait dans l’idéologie du régime, la période actuelle répond à des impératifs 10 Dossier I L’Afrique en mouvementI économiques et la migration chinoise est devenue visible depuis quelques années du nord au sud de l’Afrique subsaharienne. Cette migration s’inscrit bien entendu dans la montée en puissance des relations économiques entre l’Afrique noire et la Chine. L’auteur décrit une situation de grande mobilité, caractérisée par le fait que les déplacements vers l’Afrique peuvent également être une étape vers les pays occiden- taux, voire l’inverse. Les activités professionnelles sont également très variées : petits entrepreneurs, cadres du BTP, commerçants, etc. La capacité à importer sur le conti- nent africain des produits– certes souvent critiqués pour leur mauvaise qualité – à des prix accessibles aux bas revenus africains constitue un de leurs atouts commer- ciaux. Finalement, ces immigrés organisent leur mobilité en fonction des nouveaux marchés qu’ils pourront ouvrir. (cid:1)Amélie Barbey rend compte de l’héritage encore actuel de la situation coloniale aux Comores, comme facteur d’émigration vers Madagascar, la Réunion ou Mayotte, seule île de l’archipel demeurée française lors de l’indépendance en 1974. Détenteurs de la nationalité française, les Mahorais, peuvent circuler libre- ment vers La Réunion, comme vers d’autres départements français, où ils bénéfi- cient alors des droits sociaux, tandis que les Comoriens sont attirés vers cette île constituée comme étape pour une destination plus lointaine, l’Europe et plus par- ticulièrement la France. (cid:1)Enfin, comme pour rappeler que les migrations sont également intercontinentales, Aurelia Wa Kbawe-Segatti examine la politique européenne d’immigration et ques- tionne l’intérêt qu’elle représente pour les pays africains. L’auteur rappelle que la volonté politique largement dominante en Europe est celle de la maîtrise des flux migratoires, avec, depuis 1997, une tendance forte à inciter les États d’origine au contrôle des mouvements migratoires à leurs frontières. Cette incitation se traduit par la mise à disposition de dispositifs de surveillance ainsi que par la signature d’accords de réadmission permettant aux pays européens de renvoyer des immigrés illégaux dans les pays de transit. L’auteur en conclut que l’Union Européenne vise à externali- ser la gestion des migrations internationales, conditionnant pour partie la coopération avec les États au sud de la Méditerranée à la bonne volonté de ces derniers. Pour conclure cette présentation, il convient de souligner rapidement quelques remarques qui se dégagent, avec plus ou moins d’intensité, de l’ensemble de ces arti- cles. D’abord, les migrations sont dirigées vers des bassins d’emplois où les migrants savent pouvoir être mieux rémunérés que dans leur pays d’origine. Finalement, ce n’est pas la misère qui chasse les individus de leurs pays : bien plus nombreux sont leurs compatriotes qui y demeurent, certes dans une situation souvent de grande pauvreté. Mais c’est bien la demande en force de travail ou l’existence de niches d’emplois délaissées par les autochtones qui génère l’immigration. Dans cette situa- tion la capacité d’adaptation, d’information et de l’éventuelle réorganisation des des-
Description: