STALINE ET LA RÉVOLUTION DU MÊME AUTEUR La Révolution et la guerre d'Espagne, avec Émile Témime (Éd. de Minuit, 1961). Le Parti bolchevique (Ed. de Minuit, 1963). Les Procès de Moscou (Julliard, « Archives », 1965). Le Printemps des peuples commence à Prague (E.L.I.O. 1969). La Révolution allemande (Éd. de Minuit, 1971). La Révolution espagnole (Flammarion 1972). L 'Assassinat de Trotsky (Complexe, 1980). Trotsky (Fayard, 1988). Quand le peuple révoque le président : le Brésil de l'affaire Collor (L'Harmattan, 1992). Présentation et annotation de Léon Trotsky, Œuvres 1933-1940 (24 volumes. E.D.I. et Institut Léon Trotsky, 1978-1988) Œuvres 1928-1933. Pierre Broué STALINE ET LA RÉVOLUTION Le cas espagnol ( 1936-1939 ) Fayard © Librairie Arthème Fayard, 1993. Avertissement En 1961, je publiai, avec Emile Témime, La Révolution et la guerre d’Espagne, que je complétai en 1972 dans une synthèse, La Révolution espagnole 1931-1939. J’ai égale- ment publié sous le titre La Révolution espagnole les écrits de Trotsky sur l’Espagne des années trente. À la fin du franquisme, j’avais pensé que les historiens étrangers à l’Espagne, au lieu de se ruer pour occuper pendant quelques années un marché prometteur, avaient pour devoir - leur mission d’exploration remplie - de laisser la place aux jeunes historiens espagnols à qui ils avaient ouvert la voie dans la période de noirceur. Je n’ai donc publié aucun ouvrage consacré à l’Espagne. En revanche, j’ai participé, de Barcelone à Mexico et à Montréal, à Southampton, Grenade, Saragosse, Pampe- lune, Gijon, Oviedo, Tarragone et Madrid, à de nombreux colloques sur la guerre civile et écrit une douzaine d’arti- cles dans des revues étrangères mais aussi en France, notamment dans les Cahiers Léon Trotsky. Qu’est-ce qui m’a décidé à reprendre le travail sur le même sujet sous un angle différent? D’abord les résultats des travaux des historiens d’Espagne. À côté d’études locales et régionales brillantes et riches, les synthèses sont pauvres et plus inspirées par les soucis politiques que par la recherche de la vérité historique. Les historiens nord- américains les plus conservateurs sont devenus la loi et les prophètes en ces temps où l’on s’applique dans le monde entier à démontrer que la révolution n’est pas, n’a jamais été et surtout ne sera jamais. Curieusement, au moment où le stalinisme a commencé son agonie à l’échelle mon- diale, c’est sa forme « négriniste » qui l’emporte dans 8 STALINE ET LA RÉVOLUTION l’historiographie espagnole. L’arrivée au pouvoir des socialistes en Espagne a peut-être impliqué aussi une condamnation a posteriori des socialistes acquis au projet révolutionnaire avant la guerre. D’autres raisons ont contribué à me relancer vers une rédaction abordant la guerre civile sous un angle nouveau et avec des matériaux inédits. L’ouverture progressive des archives espagnoles et notamment celles de la guerre civile à Salamanque m’avait permis, dans des articles de revues ou des communications de colloques, de compléter, voire, parfois, de rectifier le contenu de mes premiers travaux. J’avais souhaité les réunir pour publication, mais l’expé- rience fut décevante autant qu’édifiante : de petites « Pres- ses universitaires », après s’être déclarées intéressées, me firent savoir par lettre avec un rapport non signé (mais rédigé par un professeur d’économie connu pour son appartenance au PCF) qu’elles ne partageaient pas « ma conception de l’Histoire ». Hypocrisie bien sûr, car ce n’est pas la vocation d’une maison d’édition, même parée de l’adjectif « universitaire », que d’avoir « sa conception de l’Histoire »! Les conditions présentes de recherche ne sont évidem- ment plus ce qu’elles étaient quand Témime et moi préparions notre livre. Nous l’écririons sans doute aujour- d’hui différemment. L’historien a maintenant à sa disposi- tion des centaines d’ouvrages anciens réédités ou nou- veaux, études, mémoires, récits. De grands dépôts d’archi- ves accueillent également le chercheur : archives du PSOE, du PCE, du POUM en Espagne, de la CNT aux Pays-Bas, archives militaires, archives de la guerre civile à Salaman- que, Archives nationales en Espagne, et j’en passe. Le lecteur constatera qu’entre tous les fonds, j’ai utilisé de préférence celui qui comprend probablement le plus de copies en provenance des autres, les Papiers Gladys et Burnett Bolloten à l’institution Hoover de Stanford, aussi riches en témoignages qu’en documents d’archives, jour- naux, microfilms, coupures de presse, et dont un person- nel dévoué et merveilleusement agréable facilite la consul- tation. J’ai appris, en travaillant au cœur de cette documenta- AVERTISSEMENT 9 tion patiemment amassée, à aimer plus encore et à regret- ter plus amèrement la disparition de celui qui a été le maître d’œuvre de cette collection unique et dont le grand livre n’est pas encore paru en français : Burnett Bolloten, journaliste devenu historien, homme de passion - passion de la guerre d’Espagne, passion de l’histoire, passion de la vérité -, que je salue ici. J’avais choisi de travailler à Stanford sur son insistance. Quand il m’avait donné ce conseil, Burnett était près d’achever son grand œuvre. Quand je suis arrivé à Stan- ford, il était mort et son livre en train d’être préparé pour publication. Je pensais que nous publierions au même moment. J’avais essayé, comme je l’avais fait pour mon Trotsky, de faire le point sur cette question qui touche l’histoire de l’URSS à partir des archives qui se trouvent en Occident et d’inciter ainsi les historiens soviétiques à travailler chez eux sur des archives dont je ne doutais pas qu’elles allaient s’ouvrir au moins à eux. Or une série de circonstances indépendantes de ma volonté ont retardé la publication de mon manuscrit. Premier sujet d’interrogation : le livre de Burnett, maintenant paru depuis plusieurs années, fait évidemment de nombreuses références aux sources que j’ai utilisées; fallait-il donner des références à cet ouvrage? Malgré des suggestions en ce sens, je n’ai pas cru devoir procéder à cette opération aussi normale qu’artificielle. J’espère qu’aucun lecteur ne s’étonnera de l’absence de références à un livre qui n’avait pas paru quand j’ài rédigé le gros du mien, à l’exception de quelques notes de bas de page pour lesquelles je l’ai utilisé. La deuxième conséquence du report de la date de la publication a été que, le temps passant, il me paraissait impossible, au moins moralement, de publier un travail sur ce sujet alors que l’ouverture des archives de Moscou était du domaine de la perspective à court terme. Cela signifiait un nouveau retard, de mon fait cette fois. C’est en 1992 qu’il m’a finalement semblé que l’ouver- ture des archives de l’internationale communiste à Mos- cou rendait possibles une recherche et des corrections/ad- ditions en vue d’une version définitive : voilà pourquoi je 10 STALINE ET LA RÉVOLUTION suis allé en juin de cette année travailler à Moscou et pourquoi j’ai pu reprendre à mon retour mon manuscrit de 1989 et le compléter jusqu’au point cette fois final. Je dois exprimer ici ma reconnaissance au directeur du Centre, M. Kirill Anderson, ainsi qu’à Mmes Chakhnaza- rova et Rosental, responsables des documents des pays latins. Les obstacles ne manquent pas à Moscou dans ce « parcours du combattant » qu’est la recherche historique et je leur dois de les avoir contournés. D’une façon générale d’ailleurs, je dois ajouter que ni séjour ni recher- che n’auraient été possibles pour moi sans la vigilante amitié et l’inépuisable et compétente patience de mon ami Sacha, le Dr Aleksandr Vadimovitch Pantsov, qui fut à la fois mon protecteur et mon cornac. J’ai éprouvé beaucoup d’émotion à découvrir pour la première fois dans les dossiers et dans la langue où ils ont été écrits les rapports adressés d’Espagne en triple exem- plaire par les « émissaires » au siège de l’internationale à Moscou, à G. Dimitrov, D.Z. Manouilsky et « Mosk- vine » (Meyer Trilisser), haut fonctionnaire du NKVD affecté au secrétariat de l’IC en 1935, contrôleur et chef suprême de son appareil pour le compte de la police de Staline. Malgré le caractère conventionnel de l’exercice, l’emploi de la langue de bois et les chapelets rituels d’injures contre l’ennemi « trotskyste » dans ces textes, il m’était en effet possible de discerner la personnalité des auteurs, la médio- crité quelque peu butée de Codovila (Luis), l’autoritarisme sec et la mentalité bureaucratique de Gerô (Pedro), la compétence et le scepticisme de Stojan Minev (Moreno), la grande intelligence, le cynisme et la finesse de Pahniro Togliatti (Ercoli) dont les qualités d’esprit eussent été dignes d’une meilleure cause, mais dont les jugements valent de l’or pour l’historien. Je dois confesser que j’ai apprécié aussi la rude fran- chise d’André Marty, anxieux du sort de « ses » volontai- res et même de « ses » Brigades internationales, dans sa correspondance avec Maurice Thorez, ainsi que le passage sous sa plume de silhouettes à peine esquissées de mem- AVERTISSEMENT 11 bres de l’appareil comme Maurice Tréand (Legros) et Rosa Michel. C’est sous la plume de ces hauts responsables de la politique stalinienne en Espagne que j’ai trouvé les juge- ments les plus sévères - parfois tout simplement féroces - sur les personnalités impliquées, particulièrement amies, y compris le Dr Juan Negrin, leur homme au gouvernement, et les dirigeants du PCE ou du PSUC. Le traitement infligé à Bumett Bolloten par toute une historiographie, dite « de gauche », était « justifiée » par des jugements mille fois moins féroces de sa part et l’on frémit en songeant au sort de l’historien qui eût écrit à son propre compte ce que Togliatti, témoin oculaire et acteur, pensait de l’emploi du temps du chef du gouvernement de la République ou encore du départ précipité d’Espagne en 1939 de la direction du PC. L’historien est parfois tenté de porter sur les acteurs du drame qu’il reconstitue un certain nombre de jugements. Les papiers du Comintern m’ont épargné cette redoutable tentation et je dois dire que c’est avec une joie secrète et un peu hypocrite que j’ai trouvé sous la plume de Togliatti des formules que je n’aurais pu utiliser moi-même mais qui satisfont entièrement la soif de vérité et de justice que le travail objectif de l’historien ne peut pas toujours étancher. J’exprimerai à ce sujet un seul regret : qu’un homme comme Burnett n’ait pas bénéficié de la chance que j’ai eue de lire tous ces rapports - il a connu ceux de Minev et de Togliatti - et de constater que leurs « révéla- tions » confirmaient et justifiaient l’œuvre de sa vie. Je n’ai pas eu, en revanche, accès aux documents des archives du Kremlin, le « Fonds Staline », ni à celles du KGB, ouvertes seulement à des privilégiés. Il reste donc une question à laquelle je ne peux répondre que par des probabilités très fortes. C’est celle des conditions du tournant de Staline, d’abord apparemment indifférent, puis « protecteur » de la République à partir d’octobre 1936. Une autre a été réglée, celle de l’assassinat d’Andrés Nin, pionnier du communisme en Espagne, à Alcalâ de Henares, par les hommes de Staline. Tous les fonds seront ouverts, mais certains dossiers auront préalablement été