Une femme du peuple dans la Commune de 1871.
En 1909, Victorine Brocher décide de publier ses souvenirs de la
Commune de Paris, elle est alors âgée de 71 ans. Elle s’adresse à Lucien
Descaves, ami politique, heureux d’aider cette « fille du peuple » dont
le sacrifice à la cause « Commune » est devenu légendaire parmi ses
compagnons anarchistes. Cantinière, puis ambulancière d’un bataillon de
fédérés, toujours aux avant-postes, elle fut condamnée à mort en 1871
par les Versaillais. Dans leur hâte, ils fusillèrent sur place, comme
ils fusillèrent Varlin, une autre pétroleuse quelque peu ressemblante à celle qu’ils pourchassaient. « Morte vivante »,
comme elle se nomme, elle a échappé à la répression en s’exilant en
Suisse. Mariée à l’artisan cordonnier Jean Rouchy, condamné le 14
février 1872 à deux ans de prison et dix ans de surveillance, elle ne le
reverra plus. En 1887, elle épouse, à Lausanne, Gustave Brocher,
libre-penseur.
Trente-huit ans après l’événement, Lucien Descaves accepte la
proposition de Victorine Brocher afin de restituer la mémoire au peuple,
victime de l’opprobre public entretenu par des écrivains de renom comme
Maxime Du Camp ou Alexandre Dumas fils dont on connaît le trait
ordurier : « Nous ne dirons rien de leurs femelles par respect pour les femmes à qui elles ressemblent quand elles sont mortes. »
La nécessité d’une réponse s’imposait d’autant plus, qu’au-delà de
l’outrage, la légitimité d’un combat était en cause et la défense de la
République en jeu.
République, le mot est au centre du récit de Victorine B. ; mot magique, mot sacré. À l’en croire, elle lui doit son existence ; il guiderait ses pas et fixerait son destin. Elle lui consacre ses Mémoires, car le passé républicain n’est pas unanimement reconnu ni définitivement établi. Objet de conflit, il est un enjeu d’autant plus important que l’institution repose sur un socle de ciment frais aux assises incertaines. Entre libéralisme et socialisme, la République donne l’impression d’osciller ; en tout cas, des républicains pensent possible d’infléchir son cours du côté de la justice sociale, à condition, toutefois, d’écrire son histoire au plus près du peuple combattant. La République sera-t-elle sociale ou libérale ? Question du moment, question récurrente, sans cesse ravivée par les antagonismes sociaux. Les communards se sont rangés du côté de la Sociale. Ils s’inscrivent en faux contre les Sand, Flaubert ou Zola qui accusent la Commune d’avoir compromis la République. Victorine B. soutient la thèse des représentants du peuple, celle d’Édouard Vaillant qui, en 1894, dans un discours prononcé à la Chambre des députés, érige la Commune en événement fondateur de la République :
« C’est grâce à la Commune que la République existe. S’il y a actuellement la République en France, c’est à la Commune que vous la devez. Mais la République n’est que nominale, et c’est nous les communeux, les socialistes, les révolutionnaires qui fonderont, dans sa vérité politique et sociale, cette république que nous avons sauvée en 1871. »
L’objectif est clairement défini, le récit autobiographique participe d’un projet collectif qui consiste à réinsérer l’épopée communarde dans l’histoire de la République.