ContreTemps n° 7 25/07/10 18:27 Page 131 LIVRES EN DÉBAT Samuel Schwarzbard payer. Apprentissage d’horlogerie Mémoires en demi servitude, sans salaire, et d’un anarchiste juif 1/ lecture nocturne de la Torah qui commence bientôt à lui faire ques- Michel Lequenne tion, mais en même temps compré- hension de la force que ce livre Révélation d’un homme au destin donne à l’unité de son peuple. Se- exceptionnel, dont le souvenir s’était conde horlogerie, dans un village perdu avec celui de l’acte qui avait voisin, qui ne commence guère couronné sa vie: abattre des cinq mieux, avec encore des corvées de balles de son chargeur, en plein serviteur et un salaire… mais pas Paris, le 25 mai 1926, l’ataman payé, qui finira tout de même par Simon Petlioura qui, pendant sa do- lui donner les bases de ce métier mination de l’Ukraine, en 1918 dans lequel il terminera sa vie. Et et 1919, avait eu le temps de per- – contradiction de la vie juive de pétuer un pogrome de plus de cette région et de ce temps – c’est 100000 juifs, des enfants aux dans cette l’école rabbinique, où on vieillards. De ce geste, il fut acquitté, psalmodie les textes sacrés en guise grâce, non seulement à la révéla- d’enseignement, que surgit un jeune tion de l’horreur effroyable de ce révolutionnaire qui distribue un texte génocide par des documents in- appelant à un meeting où il se rend. contestables, des récits de survivants, Il a trouvé sa voie! Le voilà militant, le soutien de personnes illustres, dont ingurgitant avec difficulté la littéra- Maxime Gorki, mais aussi par la ture marxiste de base, mais qu’il a lecture de la déposition du colonel du mal à concilier avec sa foi. Et la ukrainien Boutakov, qui reconnais- révolution de 1905éclate (qu’il ap- sait le pogrome et le qualifiait pelle d’Octobre par une des confu- d’«œuvre d’inspiration divine». sions chronologiques nombreuses Cette exécution n’était que la pointe en ce livre). Jours vécus comme un de l’iceberg d’une vie de courage in- rêve merveilleux, mais tôt suivis de flexible dans les pires conditions qui la contre-révolution tsariste et, à ont de quoi nous stupéfier. Odessa, le carnage, encore une Il naît en Moldavie en 1886, sur la fois, d’un pogrome. frontière de la Roumanie, sa famille Cela dénoue les contradictions! Car est expulsée peu après en Ukraine: dans son Balta, la communauté juive exode de misère vers une ville ra- s’avance en cortège, Torah portée vagée par un récent pogrome, suivi en tête, au-devant des bandes d’une enfance de misère, sous les noires, qui déchirent la Torah, ma- insultes et les coups des enfants traquent les crânes et tuent deux ukrainiens. Et la mère meurt. Ecole Juifs. Mais Schwarzbard et une qua- rabbinique pour cet enfant doué, rantaine d’autres jeunes ont orga- mais arrêtée faute de pouvoir la nisé de leur côté la résistance et dressé des barricades. Et malgré la pauvreté de leurs moyens en armes 1/Samuel Schwarzbard, Mémoires d’un anarchiste et munitions contre les centaines de juif, présentés et préfacés par Michel Herman, édi- Cosaques précédant l’armée «ré- tions Syllepse, 2010. 131 ContreTemps n° 7 25/07/10 18:27 Page 132 Livres en débats gulière», une résistance aussi inat- bombes qui se font parfois exploser tendue limite le pogrome aux vols, eux-mêmes jusqu’aux «individua- pillages et incendies. La police prit listes», parasites ennemis du travail, la relève, arrêta les jeunes, les ac- et abandonnant l’anarchie dès qu’ils cusa d’avoir été les provocateurs du trouvent le moyen de s’enrichir. pogrome. Certains firent plusieurs Dernière étape, Paris! Ce mirage années de prison. Schwarzbard, lui, des révoltés de tous les pays de dure n’y resta que trois mois, après les- oppression! C’est entre les roues quels il s’installa près de la frontière d’un wagon que Schwarzbard y est autrichienne, où il allait trouver du arrivé, noir de suie, exténué d’in- travail dans une horlogerie et de- somnie, de faim et de soif, pour s’en- venir passeur de frontière pour les dormir sur un tas de charbon. Au ré- hommes, la propagande révolu- veil, il sera engagé pour le charger, tionnaire et les armes, sous le pseu- premier travail dans la Ville Lumière, donyme de Nabat (Le Tocsin). A et suivi d’aucun autre, de la perte Proskourof, également sur la fron- des derniers sous et du sommeil sous tière, il organisa une grève pour le un pont. Les mêmes ouvriers char- salaire des tailleurs, avec comité et bonniers lui conseillent d’aller à blocage des briseurs de grèves. Il Saint-Étienne, où il redevient mineur. est alors arrêté à nouveau, et va Lente est la remontée, mais au bout connaître une suite de prisons, ces il y a, en 1910, la rencontre de la écoles des révolutionnaires du vraie France populaire avec la liesse temps, mais avec passage chez les du 14juillet et la colère sociale, puis droit commun, tourmenteurs de ré- la rencontre de la femme de sa vie, volutionnaires qu’on retrouvera tout Anna, la belle-sœur d’un camarade au long de ce temps et de celui qui retrouvé là. suivra comme auxiliaires des bour- Les textes mémoriaux de Schwarz- reaux professionnels. Finalement, il bard ne nous disent rien de sa vie est mis en liberté conditionnelle. Il pendant ses quatre années pari- en profite pour s’enfuir en Autriche. siennes. Ils sautent à l’explosion de C’est le début d’un long exode qui, 1914, dont Schwarzbard relate fort le faisant passer par la Hongrie, puis bien quel vent de folie nationaliste la Suisse, travaillant, autant que pos- sembla soudain emporter tout le sible dans l’horlogerie, sinon à n’im- pays, noyant, après la mort de Jau- porte quel emploi qui se présentait, rès, et dans le silence des grands et jusque dans des mines, et en noms de la gauche intellectuelle, les même temps découvrant l’anar- mises en garde et le refus de la chisme théorique et les anarchistes guerre de la veille, dont la dernière eux-mêmes, depuis les fabricants de manifestation, le 31juillet, avait été réprimée «sabre au clair». Il ne nous explique pas non plus comment il est passé de la conscience de cette folie, cultivée par une propagande de haine poussée jusqu’aux plus ab- surdes calomnies antigermaniques, à son enrôlement immédiat dans la 132 ContreTemps n° 7 25/07/10 18:27 Page 133 Mémoires d’un anarchiste juif Légion étrangère. Pas un mot de pro- joint naturellement ceux de ses com- blèmes moraux ni de déchirement patriotes qui veulent rentrer au pays de la séparation d’avec sa femme, débarrassé du tsar. Il part en août seulement l’explication à valeur gé- dans un bateau qui rapatrie des sol- nérale: dats russes blessés, de deux divi- «Tous ceux qui s’engagèrent dési- sions envoyées sur le front français raient être adoptés par la France en 1916. Mais à partir de là, géo- qui ne les considérait plus comme graphie et chronologie des événe- des étrangers. Ils voulaient que leurs ments et de ses déplacements se enfants fréquentent les écoles fran- brouillent. Il donne pour le lieu d’ar- çaises […] Si cela relève du senti- rivée du bateau, Brest-Litovsk qui ment patriotique, il n’en est pas n’est pas un port de la Baltique, puis moins humain. […] Nous, Juifs, étant Arkhangelsk qui n’est accessible que partout étrangers, persécutés, ayant par l’océan Arctique, qu’il dit avoir tant souffert de n’appartenir à au- traversé en 19 jours, ce qui est in- cun pays, et à cause aussi de notre vraisemblable. Ensuite, il dit être ar- esprit national, nous pouvons être rivé à Petrograd alors que le dra- compris si, après un si long exil, on peau rouge flottait sur le Palais nous permet de nous battre dans un d’Hiver, donc après Octobre, ce qui, pays qui nous a adoptés. Nous inversement, donnerait un voyage autres qui languissons après un par terre de plus de trois mois. Sur abri!». cette seconde révolution, il dit la joie On va voir quelle sorte d’adoption générale du peuple et le climat de ce fut dans les souvenirs de guerre fraternité, mais rien sur la manière qui suivent. Successivement sur les dont cela s’est passé, et qu’il trai- fronts de la Marne, puis de la tera plus tard comme une action po- Somme, en six chapitres du livre, pulaire spontanée dont le parti bol- soit 75des 225pages, nous avons chevik s’est emparé de la direction. le récit peut-être le plus effroyable Puis, c’est son retour à Balta, en que les participants nous en aient Ukraine, peu après le putsch de Kor- laissé. C’est sans doute parce que nilov, soit avant Octobre! Enfin, c’est l’état-major avait eu à cœur, par pa- après ce putsch manqué qu’il place triotisme, d’envoyer sans répit en la dernière offensive de Kerenski qui première ligne cette Légion étran- est de juin! Comment expliquer ces gère tenue comme ramassis de sous- contradictions? Souvenirs brouillés hommes. Bien que Schwarzbard en ou tentative d’unifier ses jugements soit sorti grâce à une «bonne bles- du temps avec ceux de ses illusions sure», et ait été considéré par ses perdues? chefs comme un héros, il nous ré- L’Ukraine où il arrive a été le pire vèle que ses gestes les plus risqués cercle de l’enfer de la guerre de la ont été guidés par son seul sens de révolution contre les multiples forces la solidarité humaine envers des compagnons blessés ou en péril de mort. Il est à peine rétabli qu’éclate la ré- volution russe de février1917. Il re- 133 ContreTemps n° 7 25/07/10 18:27 Page 134 Livres en débats de la contre-révolution, intérieures prenaient des recrues récentes, com- et extérieures. Elle durera sans dis- munistes sans formation, souvent mê- continuité jusqu’en 1920avec la dé- lant la rage révolutionnaire aux pires faite de Wrangel en Crimée et la re- relents d’idéologies réactionnaires prise de l’Ukraine entière par populaires, voire de ces «gang- l’armée Rouge. Schwarzbard a vécu sters», dont j’ai montré comment cet enfer jusqu’au bout. Il l’a vécu toutes les révolutions les attirent 2/, comme combattant de base, au mi- et qui vont être des bases de la bu- lieu du chaos: cas typique de «Fa- reaucratie. Inversement, la courte brice Del Dongo à Waterloo», c’est- vue anarchiste le conduit à l’in- à-dire sans comprendre, en vivant compréhension de la stratégie bol- les mouvements des forces en lutte chevique, menée d’un point de vue sous les fumées – ici de l’histoire –, de l’intérêt général, à chaque fois l’ensemble des données de la «ba- qu’elle s’opposait à un intérêt de taille» globale qui est là celle de la lutte locale. révolution russe tout entière, des stra- Cette limite de vue est telle qu’il n’y tégies et tactiques des adversaires, a pas un mot sur Makhno, ce qui qui impliquent des enjeux mondiaux. prouve par là même le localisme de Il les vit aussi avec les contradictions la lutte de celui-ci. Elle manifeste de son anarchisme qui voudrait ar- aussi la constante impasse qui river d’un bond, par les luttes de conduira partout les anarchistes à base spontanées, à une société la défaite: l’incompréhension de la idéale, et celles de son judaïsme qui nécessité de politiques de transitions se polarise sur l’antisémitisme, sans qui leur fait voir tout pouvoir révo- comprendre la raison qui fait de ce- lutionnaire comme nouvelle dicta- lui-ci un monstrueux instrument de ture. D’où l’antibolchevisme de politique contre-révolutionnaire, la Schwarzbard qui l’amène à écrire: guerre contre l’ennemi religieux per- «La révolution prolétarienne d’Oc- mettant de fermer les yeux sur la tobre a été entièrement accomplie lutte des classes. par les travailleurs eux-mêmes, et Les cinq derniers chapitres sont c’est pourquoi durant cette période consacrés à ce chaos sanglant. La initiale, ce fut un paradis pour les vue «terre-à-terre» qu’il en a est tou- ouvriers. Mais aussitôt que les bol- tefois du plus grand intérêt, car on cheviks arrivèrent et qu’ils prirent les y découvre les points de départ des rênes du mouvement, il ne resta de désastres ultérieurs de la révolution. la Révolution que le nom.» Ainsi de la confusion des idées, des Ceci alors qu’il écrivait plus haut: théories, des informations, tournant «La victoire était assurée. Le pou- les têtes en tous sens. Ainsi, il est vrai voir des soviets s’étendait sur toute aussi que les rangs bolcheviks com- la Russie, l’Ukraine, la Crimée, le Don et le Caucase. La Première Guerre mondiale n’était pas termi- née, mais les révolutionnaires 2/Michel Lequenne, «Les gangsters de la révolu- tion», inUtopie critique, numéros7, 8 et9 de 1995, 1996 et 1997, éditions Syllepse. 134 ContreTemps n° 7 25/07/10 18:27 Page 135 L’enjeu des retraites avaient atteint leur objectif et ap- Bernard Friot, L’Enjeu des retraites pelaient tout le monde à ‹la paix L’enjeu des retraites immédiate sans annexion ni indem- (La Dispute, 2010) nités›». Pas de noms propres! Et pas da- Stéphanie Treillet vantage à chaque fois qu’il s’agit d’actions positives de ce pouvoir Du salaire socialisé «des soviets». Et naturellement, rien au salaire continué : sur la formation de l’armée Rouge et ruptures et continuités le fait que c’est elle qui délivra l’Ukraine de Petlioura. Dans ses écrits,depuis plusieurs an- Ceci acquis, il déclare: «Notre mis- nées, Bernard Friot développe une sion est terminée.» C’est aussi la fin somme historique du système de pro- de ses textes. Il retourne en France tection sociale français en même et redevient horloger jusqu’à la dé- temps qu’une économie politique couverte que Petlioura est à Paris, de celui-ci, adossée au salariat qu’il le recherche, prépare soi- comme institution. gneusement son attentat et le réussit. Dans son dernier ouvrage, L’Enjeu Acquitté, il vivra jusqu’en 1938. As- des retraites, il se donne comme ob- sez pour comprendre que le «jeune jectif d’aller au-delà de la défense peintre» Hitler va devenir un super des retraites face aux projets de Petlioura. L’horloger Schwarzbard, contre-réforme, présents et passés, lui, écrit des poèmes, souvent fort pour poser les bases de la retraite beaux et, dans le dernier du recueil, comme paradigme d’un projet de prévient les Juifs, qui ne l’entendront société, autour de l’idée de «salaire pas: à la qualification personnelle». Il y a peut-être un plan facile Après être revenu de façon ex- Se cacher dans les caves haustive sur l’histoire des retraites Ou devenir des suiveurs de Hitler en France, «une réussite historique Ou au contraire entrer en résistance. à contre-pied du capitalisme», sur l’unification inachevée du système et sur le sens des contre-réformes, il développe ce qui constitue le cœur de sa thèse dans cet ouvrage: la re- traite constitue à la fois le paradigme d’un salaire à la qualification, re- connu à vie, et un exemple de bon- heur au travail, l’activité des retrai- tés n’étant pas soumise à l’aliénation de la vente de la force de travail. Elle constitue donc potentiellement la matrice de «l’avenir du salariat». Avec cette conception, Bernard Friot ne se situe pas dans une totale conti- nuité avec la conception du «salaire socialisé» qu’il avait mise en avant 135 ContreTemps n° 7 25/07/10 18:27 Page 136 Livres en débats jusqu’alors, dans Puissances du sa- maximum à une marchandise l’objet laria – Emploi et protection sociale du calcul d’optimisation, qu’il à la française(La Dispute, 1998) et s’agisse de la nature ou de la force dans d’autres textes (notamment de travail) et, bien sûr, la fiscalisation Pour un imaginaire communiste du de la Sécurité sociale qui a com- salaire, 2007). Même s’il n’expli- mencé en France avec l’instauration cite pas véritablement de rupture de la CSG en 1993. Dans ce der- entre les deux conceptions du sa- nier cas, pour le patronat, il s’agit laire dans L’Enjeu des retraites, et y de se débarrasser d’une partie du emploie d’ailleurs à l’occasion l’ex- coût de la reproduction de la force pression «socialisation du salaire», de travail. Bernard Friot montre bien il n’explique pas pour autant com- comment les systèmes de protection ment s’établirait selon lui le passage sociale dans les pays anglo-saxons et la cohérence de l’un à l’autre. Or, aboutissent à un dispositif bipolaire: sur ce point plusieurs questions sur- des prestations de solidarité pour gissent. les travailleurs pauvres, et des pres- tations de patrimoine (fondées sur Le salaire socialisé, un système assurantiel, souvent d’en- une notion centrale treprise) pour les travailleurs «inté- Il faut revenir sur l’importance es- grés» (souvent qualifiés, blancs, sentielle que revêt la conception du masculins, etc.). «La redistribution salaire socialisé développée anté- [est] pratiquée par définition dans rieurement par Bernard Friot, pour les pays qui refusent de faire du sa- au moins deux raisons. laire l’instrument de distribution po- 1. La lutte contre le «couple assis- litique des richesses produites par tance-assurance»: même si le néo- le travail: cette distribution est libéralisme mène des politiques dé- confiée au marché et une redistri- terminées de démantèlement de la bution vient corriger à la marge les fiscalité progressive et de la fisca- «inégalités» de la répartition pri- lité sur le capital, une certaine ex- maire.» (p. 24-25). Alors que «la tension de la fiscalisation fait aussi protection sociale française, élément partie intégrante des projets néoli- du salaire, ne redistribue pas: elle béral ou social-libéral: taxe car- distribue» (p.33). bone, projet de remplacement de 2. Les potentialités anticapitalistes la législation sur le licenciement par des institutions du salariat. C’est l’ap- l’équivalent d’une taxe «pollueur- port central de Bernard Friot, arti- payeur» 1/ (dans lesquels il s’agit culé autour de trois idées: a) Le sa- toujours d’internaliser les externali- lariat et ses institutions ne sont pas tés par les prix dans un cadre aujourd’hui défaits, la flexibilité du concurrentiel, tout en réduisant au travail n’est pas notre horizon obligé. b) Les lignes de force d’une société non capitaliste sont présentes à l’intérieur même du capitalisme et 1/ Notamment dans le rapport Blanchard-Tirole du dans les acquis des luttes dites ré- Conseil d’analyse économique, «Protection de formistes (ce qui va à l’encontre de l’emploi et procédures de licenciement», n°44, l’analyse régulationniste, qu’il dé- 2003. 136 ContreTemps n° 7 25/07/10 18:27 Page 137 L’enjeu des retraites nonce, pour laquelle il y aurait eu Or il n’est pas certain que l’entiè- une fonctionnalité de la protection reté de cette cohérence se retrouve sociale pour le capital, aussi bien dans la conception du salaire conti- que de la conception d’une muraille nué présentée dans L’Enjeu des re- en béton entre réforme et révolution, traites. entre antilibéralisme et anticapita- lisme, ce dernier nécessitant une Les différentes dimensions table rase pour advenir). c) «Abor- de la valeur de la force de travail der le salaire avec un imaginaire D’où vient le salaire dans la concep- communiste, […] c’est lire toutes les tion du salaire socialisé? Bernard dimensions communistes dont il est Friot en fait un prix politique, un ta- porteur en termes de dépassement rif qui échappe de différentes ma- de la contrepartie (à chacun selon nières au paiement pur et simple de ses besoins), de dépassement de la la force de travail. Mais il ne peut lui propriété lucrative, de dépérisse- échapper (ou le dépasser) qu’en en ment de l’Etat. C’est dans cette vi- procédant d’abord, et il faut donc sée communiste qu’il est possible de commencer par revenir à une juste faire travailler les contradictions du compréhension de cette valeur de capitalisme contemporain.» (Pour la force de travail dans le capita- un imaginaire communiste…) Cela lisme contemporain. suppose des salariés conscients de Sur ce point, il n’y a définitivement ces potentialités et capables de les pas d’antinomie entre une concep- porter comme classe, mais égale- tion de cette valeur comme valeur ment tout le processus historique, au du panier de marchandises entrant cours du xxe siècle, de généralisa- dans la reproduction de la force de tion et d’homogénéisation du sala- travail, soit une conception écono- riat. On notera ici que le vieux pro- mique, et valeur de la qualification gramme communiste d’abolition du des travailleurs, produit d’un rap- salariat ne peut se faire qu’en le ren- port de forces social, qui serait donc forçant et en le dépassant (ce qui une conception politique. Les deux rejoint la formulation de Michel Hus- coexistent et s’articulent à des de- son 2/ «tous salariés pour abolir le grés divers selon les époques et se- salariat!») et non en accompagnant lon les sociétés, et les deux com- son démantèlement comme le dé- prennent une dimension objective fendent les décroissants et certains (technique, ou économique) et une tenants proudhoniens de l’économe dimension de rapport de forces (po- solidaire. litique). La valeur du panier de biens dépend des gains de productivité dans le secteur des biens de consommation et des services, mais 2/ Michel Husson, «Fin du travail et revenu univer- sel», Critique communiste, n°176, juillet2005. elle dépend aussi de ce que les sa- 3/ Ce qui invalide par ailleurs toute critique des lariés, par leurs luttes au fil du temps, besoins à partir d’une conception naturaliste de sont parvenus à faire reconnaître ces derniers, comme on la trouve chez certains décroissants, pour lesquels certains besoins se- par le capital comme entrant dans raient par nature essentiels et certains autres, les ce panier, donc dans la valeur de la plus nombreux, par nature superflus et à bannir, force de travail 3/. avec de surcroît une dimension moraliste. 137 ContreTemps n° 7 25/07/10 18:27 Page 138 Livres en débats Il y a donc dans le salaire une di- dépasse le strict paiement de la mension «technique», mais aussi force de travail à sa valeur définie une dimension politique (y faire ren- la plus faible possible par le capital, trer le plus possible de services pour comme résultat des luttes et des ef- la reproduction de la force de tra- forts collectifs du salariat pour l’en vail, y compris ceux qui sont déli- arracher. Ce mouvement comprend vrés sur une base monétarisée mais à la fois la désindividualisation du non marchande). La qualification salaire et sa définition la plus col- dépend en partie du nombre d’an- lective possible (dans les conven- née d’études et/ou de formation (di- tions collectives, les grilles,etc.), son mension objective), mais elle est bien affranchissement du temps effecti- sûr avant tout le résultat d’un rap- vement travaillé et de la tâche ef- port de forces social et d’une lutte fectivement accomplie (mensualisa- pour la faire reconnaître. Et ce tion, fixation d’une durée et d’un contre les efforts incessants du ca- horaire légaux du travail, distinction pital en sens inverse pour diviser le poste et grade dans la Fonction pu- salariat en catégories opposées blique), par le biais de la socialisa- ainsi que faire disparaitre, (natura- tion d’une partie du salaire, déta- liser) les qualifications des tra- chement d’une partie de la vailleurs en général et plus particu- rémunération du fait d’être effecti- lièrement de certaines catégories vement en activité à l’instant consi- de travailleurs: l’histoire des pro- déré. C’est sur ces trois plans que fessions dites féminines abonde les politiques néolibérales essaient d’exemples de luttes pour faire re- de revenir depuis le début des an- connaître leurs qualifications comme nées 1980: individualisation des sa- autre chose que des qualités «na- laires, flexibilité et annualisation, et turelles» (cf. la lutte des infirmières remise en cause du salaire socia- en 1988et le slogan «ni bonnes ni lisé, pour viser à ne payer que la nonnes ni connes»). Ces deux di- stricte force de travail et à la rame- mensions ne sont donc pas contra- ner à son statut de marchandise. dictoires mais complémentaires, et Pour cette raison, la conception du sont toujours présentes, à des de- salaire socialisé n’est pas à ce stade grés divers en fonction des rapports contradictoire avec la conception de forces sociaux, dans la valeur de du salaire à la qualification (ou au la force de travail. grade), sur le modèle de la Fonc- A partir de là, le salaire (salaire di- tion publique, sur laquelle Bernard rect et salaire socialisé) comme base Friot insiste aujourd’hui. d’une «distribution politique» tel que le présente Bernard Friot peut Une rupture être compris comme le mouvement dans la conception du salaire contradictoire par lequel le salaire Si la conception du salaire continué défendue aujourd’hui par Bernard Friot dans L’Enjeu des retraites, pour les retraités mais aussi pour les étu- diants (et potentiellement pour d’autres catégories), constitue une 138 ContreTemps n° 7 25/07/10 18:27 Page 139 L’enjeu des retraites rupture par rapport à sa conception l’idée de la continuation du salaire du salaire socialisé, c’est pour es- d’activité, ni l’idée effectivement sub- sentiellement deux raisons qui sont versive que la retraite peut être l’oc- liées: casion d’une activité non aliénée et 1. D’un salaire qui rémunère la force non subordonnée au capital, et ser- de travail à sa valeur d’échange en vir de modèle à ce titre (mais peut s’éloignant le plus possible de la seulement: aujourd’hui un grand comptabilisation de cette valeur au nombre de retraités n’aspirent qu’à temps individuellement travaillé pour se reposer, et le danger est aussi de tendre le plus possible vers un «prix créer une nouvelle norme de retraite politique», il passe à un salaire qui active pour tous…). Le problème est rémunérerait tout «travail», – sur la l’idée que les retraités créeraient une base d’un élargissement fort discu- valeur dont la retraite-salaire serait table de la conception du travail: d’une façon ou d’une autre la tra- toute activité, voire le simple fait duction. d’être en vie dans la société! – à sa 2. Bernard Friot efface donc ainsi valeur d’usage. Or celle-ci par dé- la distinction, à l’intérieur du non finition ne peut être comptabilisée marchand, en monétaire et non mo- (et Bernard Friot récuse d’ailleurs nétaire. Cette distinction est pour- l’idée que les retraités seraient di- tant fondamentale sur le plan théo- rectement payés à faire des choses rique, comme l’a montré Jean-Marie utiles…). Ce salaire ne peut donc Harribey 5/. C’est aussi une distinc- être lui aussi que le résultat d’une tion fondamentale en termes de pro- décision politique, une convention, jet de société 6/. Démarchandiser résultat d’un rapport de forces so- pour plus de services publics et de cial. Mais il ne semble pas toutefois protection sociale n’est pas la même s’affranchir de l’idée que c’est la va- chose que démarchandiser pour re- leur d’usage créée par les retraités venir au travail domestique, aux re- dans leur travail qui lui permettrait lations de voisinage, communau- d’exister, via la création monétaire taires diverses,etc., et globalement dans une conception quelque peu à la sphère non marchande et non acrobatique 4/. monétaire, comme le défendent les Ce qui pose problème dans l’idée décroissants. Les implications en du salaire continué n’est donc pas termes de statut des femmes sont évi- dentes. Une tâche – un travail – exercée dans la sphère marchande 4/ Conception de la création monétaire que cri- ou non marchande monétarisée (un tique Jean-Marie Harribey, cf. «Le même salaire peut-il être en même temps celui du père et celui service public) présente une diffé- du fils? Remarques sur le livre de Bernard Friot, rence de nature fondamentale avec L’Enjeu des retraites, Paris, La Dispute, 2010», Sé- la même tâche – qui n’est pas un minaire du MATISSE, Université Paris I, 15juin 2010. 5/ cf. entre autres Jean-Marie Harribey, «Econo- travail – effectuée dans la sphère mie politique de la démarchandisation de la so- domestique et il est normal que le ciété», Actuel Marx, «Altermondialisme, anticapi- talisme», n°44, 2e semestre 2008, p.76-91. 6/ J’ai cherché à développer cette idée dans mon texte «Quelle démarchandisation du monde? Un objectif à éclaircir.», Congrès Marx, sep- tembre2008. 139 ContreTemps n° 7 25/07/10 18:27 Page 140 Livres en débats retour à celle-ci fasse diminuer le à la contre-réforme actuelle sont pri- PIB. Dit autrement, si on admet avec sonniers. Mais, contrairement à ce Bernard Friot que «ce qui est dési- qu’il affirme souvent dans L’Enjeu gné comme travail est contingent» des retraites, cet objectif est large- (L’Enjeu des retraites,p.120), diffé- ment partagé! Dans le vaste mou- rent d’un siècle à l’autre et d’une so- vement unitaire actuel, personne (et ciété à l’autre, on ne peut pas sé- l’influence depuis des années de ses parer une activité des conditions analyses dans le mouvement social sociales de sa production (en l’oc- n’y est sans doute pas pour rien!) currence la division sexuelle et so- ne se situe sur le terrain d’une no- ciale du travail), ni de la dimension tion de «salaire différé» qui ouvrirait contradictoire (à la fois aliénante et la porte à l’épargne, et l’augmen- émancipatrice, notamment pour les tation du taux des cotisations est une femmes) de l’emploi salarié. proposition largement partagée. Or, le sens que Bernard Friot donne Reste que la notion de travail des au «travail des retraités» (les re- retraités, sur laquelle il insiste, risque traités gardent leurs petits-enfants, davantage d’être porteuse d’une di- entre autres activités) ouvre la porte lution du salariat que de son ren- à la même idée pour les femmes au forcement. foyer. Rien, sur le plan théorique, dans ce qu’il développe ne peut l’empêcher. Alors que dans sa conception précédente, si le salaire est porteur de la reconnaissance so- ciale de toutes les situations hors- emploi, c’est dans une logique d’ex- tension continue du salariat, et d’intégration au moins potentielle dans celui-ci des catégories de po- pulation qui lui échappaient comme «travailleurs potentiels» par un «ef- fet d’entraînement.» (Puissances du salariat, p. 55). En revanche, au- jourd’hui, malgré ses dénégations (L’Enjeu des retraites, p.153), on ne voit clairement plus la différence avec le revenu d’existence, ou l’al- location universelle, hormis le mon- tant plus élevé et l’absence de ca- ractère forfaitaire (du fait du lien avec la qualification personnelle). Bernard Friot a le souci de donner à la défense des retraites un hori- zon d’émancipation qui lui permet- trait de s’arracher à la posture dé- fensive dont, selon lui, les opposants 140
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