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Religiosus Ludens: Das Spiel als kulturelles Phänomen in mittelalterlichen Klöstern und Orden PDF

312 Pages·2017·30.955 MB·German, French, English, Italian
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Religiosus Ludens Arbeiten zur Kirchengeschichte Begründetvon Karl Holl† und Hans Lietzmann† herausgegebenvon Christian Albrecht und Christoph Markschies Band 122 De Gruyter Religiosus Ludens Das Spiel als kulturelles Phänomen in mittelalterlichen Klöstern und Orden Herausgegeben von Jörg Sonntag De Gruyter ISBN 978-3-11-030506-7 e-ISBN 978-3-11-030507-4 ISSN 1861-5996 LibraryofCongressCataloging-in-PublicationData ACIPcatalogrecordforthisbookhasbeenappliedforattheLibraryofCongress. BibliografischeInformationderDeutschenNationalbibliothek DieDeutscheNationalbibliothekverzeichnetdiesePublikationinderDeutschen Nationalbibliografie;detailliertebibliografischeDatensindimInternet überhttp://dnb.dnb.deabrufbar. (cid:2)2013WalterdeGruyterGmbH,Berlin/Boston Druck:Hubert&Co.GmbH&Co.KG,Göttingen (cid:2)GedrucktaufsäurefreiemPapier PrintedinGermany www.degruyter.com GELEITWORT Le paradoxe des moines joueurs Jean-Claude Schmitt À la fin de son premier livre, Gargantua (livre I, chapitre 58), Fran- çois Rabelais expose par la bouche de son héros mythique le projet de construction de l’abbaye de Thélème, dont Gargantua veut confier la direction à son ami le moine frère Jean. En ce lieu, sur les bords pai- sibles de la Loire, ne règneront ni contrainte, ni jeûne, ni prière conti- nuelle ; l’abbaye ne sera peuplée que de belles jeunes femmes et de jeunes galants, qui jouiront librement de tous les plaisirs de la vie. Ce monastère digne du Pays de Cocagne offrira aux jeux la meilleure place : à la place des cloîtres et des chapelles, on ne trouvera dans cette plaisante abbaye que lices pour les tournois, hippodrome, théâtre et « bains mirifiques » aux eaux parfumées. On y verra aussi un « beau labyrinthe » et entre deux tours, un « jeu de paulme et de grosse balle ». Puisque la règle monastique de Thélème se résume à une seule prescription : « Fais ce que vouldra », chaque moine imitera son voisin dans sa quête des plaisirs : si l’un d’eux propose de boire, tous se met- tront à boire ; et si l’ordre donné par un autre est « Jouons », tous joue- ront aussitôt. Le jeu ne sera pas à Thélème une occupation parmi d’autres, il sera la raison d’être du monastère : la preuve en est l’antique énigme découverte dans les fondements de l’abbaye et dont Gargantua demande à frère Jean de lui donner l’explication. Le moine se refuse à voir dans cet obscur poème « allégories et intelligences » ; il lui trouve plutôt une parenté avec les prophéties de Merlin et il conclue que l’énigme cache une description du jeu de paume, des règles du jeu et enfin du banquet qui suit nécessairement la partie. Comment comprendre, du point de vue d’une histoire des jeux au monastère, ce célèbre chapitre conclusif de Gargantua, livre publié pour la première fois en 1534 ? Puisque l’abbaye de Thélème renvoie, sur le mode de la satire et de l’utopie, l’image inversée de la vie des moines du Moyen Âge, la place centrale que Rabelais donne ici au jeu semble bien être la preuve que celui-ci était complètement exclu des monas- VI Jean-Claude Schmitt tères réels. Mais l’insistance avec laquelle Rabelais souligne que le jeu, sous toutes ses formes (jeu de paume, tournois, danses, parties ga- lantes), règnera en maître dans l’abbaye de frère Jean, éveille le soup- çon. L’antithèse est trop forte pour ne pas suggérer que le jeu avait bien sa place dans la vie monastique, au moins comme un horizon du pos- sible, comme une alternative jamais totalement refoulée. Telle est bien la question posée par le livre qu’on va lire : pourquoi le jeu, qui prend à Thélème une revanche éclatante sur le moralisme bigot, aurait-il malgré tout sa place dans la culture monastique, dans les interstices de la prière et du travail manuel (ora et labora), dans les silences de la Règle, aux détours des coutumiers ? La première raison, pour Rabelais en tout cas, – mais la même idée est aussi au principe de la sociologie du jeu de Johan Huizinga (Homo ludens, 1938) ou de Roger Caillois (Les jeux et les hommes, 1958) –, tient à l’enseignement d’Aristote : le jeu, tout comme le rire, est le « propre de l’homme ». Et les moines sont des hommes, pas des anges sur terre. Comme le rappelle l’adage attribué tantôt à saint Jean, tantôt à saint Antoine l’Ermite, l’homme religieux, le moine donc, a besoin de se dé- tendre de temps à autre pour renouveler ses forces spirituelles, de même que le chasseur doit relâcher la corde de son arc pour éviter qu’il ne se brise. Il y a une autre raison à la présence inévitable du jeu jusque dans le monastère : c’est l’extension considérable de la notion de « jeu » dans le vocabulaire et les conceptions médiévales. Pour les moines, qui parlent latin, jocus et ludus désignent sans doute des divertissements – jeux de dés, de cartes, de table, d’échecs, tournois, danses, théâtre – trop carac- téristiques de la vie séculière des châteaux comme de la place publique évoquée par Mikhaïl Bakhtine, dans son étude de Rabelais, à propos de la culture du rire et du « bas corporel »1, pour ne pas être bannis en principe des monastères. Mais n’oublions pas que ces mots renvoient aussi à d’autres comportements parfaitement légitimes et cultivés dans les cloîtres : les virtuosités langagières, les exercices scolaires, les spécu- lations sur les nombres, auxquelles le franciscain Luca Pacioli donnera une forme aboutie, juste avant que Jérôme Cardan († 1576) ne fonde la « théorie des jeux » développée à notre époque par John von Neumann et Oskar Morgenstern (1944) ; ces mêmes mots désignent aussi des comportements liturgiques ou paraliturgiques, les repraesentationes de 1 Mikhail BAKHTINE, L’oeuvre de François Rabelais et la Culture Populaire au Moyen- âge et sous la Renaissance, Moskau 1965, traduit du russe par André ROBEL (Biblio- thèque des Idées), Paris 1970. Geleitwort VII la vie et de la mort des premiers parents (le Jeu d’Adam), du Christ et de l’Antéchrist, de la Vierge et des saints. C’est en utilisant ces termes que les moines faisaient assaut de de- vinettes et d’énigmes, lesquelles ont donné naissance à un genre parti- culier de divertissement savant, les joca monachorum. La distance n’est peut-être pas aussi grande qu’on pourrait le penser entre le goût des moines pour le dialogue, le jeu des questions-réponses entre maître et novice (pensons par exemple au Dialogus Miraculorum du moine cister- cien Caesarius de Heisterbach) et le « jeu parti » de la littérature verna- culaire, pièce de vers dialoguée farcie de dilemmes et de propositions alternatives. La dimension agonistique de nombreux « jeux » médié- vaux (joute, tournoi, jeu de balle) ne pouvait pas davantage laisser les moines indifférents, puisque leur vie se voulait un combat permanent contre le mal et les tentations : aussi les scènes de tournois et de lutte envahissent-elles les entrelacs de l’initiale du psaume 1 (Beatus vir), surmontée dans le Psautier de Saint-Alban destiné à la recluse Christi- na de Markyate, par l’affrontement de deux chevaliers s’embrochant mutuellement sur leurs lances.2 Il faut tenir compte par conséquent de toutes les possibilités de métaphorisation et de moralisation offertes par la culture monastique et plus généralement par la pensée allégorique médiévale: elles permettaient de donner un sens spirituel et positif à des pratiques – tels les jeux de hasard – qui, prises dans un sens littéral, étaient répréhensibles, mais qui, entendues dans un sens « spirituel », étaient mises au service de la vérité. Par de tels retournements de sens, le diable lui-même – dont les joueurs sont une proie privilégiée, parce qu’ils blasphèment quand ils perdent la partie – peut devenir le défen- seur de la vertu. Mais le jeu n’était pas seulement présent dans la vie et l’ima- gination des moines sous ces formes sublimées. Les moines ont aussi joué à des jeux bien réels, comme le montrent de nombreux exemples rapportés dans ce livre. Les condamnations du jeu lors des chapitres généraux des ordres monastiques, les mises en garde des prédicateurs, les châtiments surnaturels qui frappent les joueurs dans les récits de miracles semblent attester par leur nombre et leur répétition une pra- tique fréquente, voire une tolérance tacite du jeu dans les cloîtres. La raison première en est que le monastère (Bénédictins, Cisterciens), l’abbaye de chanoines réguliers (Prémontré, Victorins, etc.) et plus en- core le couvent des nouveaux ordres religieux (Franciscains, Domini- cains) à partir du XIIIe siècle, ne sont pas coupés du monde qui les en- 2 Hildesheim, Dombibliothek, Hs. St. Godehard, 1. Cf. Der Albani Psalter. Originalge- treue Faksimile-Edition der Bilderhandschrift, Madrid 2007. VIII Jean-Claude Schmitt toure et dans lequel ils recrutent nécessairement leurs nouveaux membres. Les moines, les frères, sont des convertis introduisant dans les murs de l’abbaye des savoirs et des comportements qui résistent peu ou prou à une totale acculturation. La Vie de Sainte Radegonde ap- porte sur cette perméabilité des murs du monastère un éclairage pré- cieux3 : alors qu’un soir, des laïques dansaient autour du monastère poitevin et faisaient grand tumulte, une moniale dit par plaisanterie à la sainte abbesse : « Madame, j’ai reconnu une de mes chansons lancées par les danseurs ». La sainte la rabroua, mais elle insista : « C’est vrai, Madame, ce sont deux et même trois chansons que je viens d’entendre, des chansons que j’ai retenues ». Certes, la sainteté de Radegonde l’empêchait d’entendre les mélodies séculières qui s’infiltraient jusque dans le monastère ; certes, il n’était plus question pour la religieuse d’entonner dans le monastère de tels chants et moins encore d’esquisser un pas de danse. Mais de son propre aveu, elle avait retenu les chansons qu’elle avait elle-même composées dans sa vie antérieure et qui avait fait sans doute sa réputation. La conversion n’oblitère pas la vie mon- daine, elle en recouvre seulement l’empreinte sensible prête à se réveil- ler. À cela s’ajoute que pendant longtemps, les enfants (pueri) furent nombreux dans les monastères : pour eux, comme saint Benoît l’avait prévu, la règle ne s’appliquait pas avec la même rigueur, ils bénéfi- ciaient d’heures de récréation comme tous les écoliers du monde, et il est probable que les marelles qu’on retrouve aujourd’hui gravées dans la pierre de certains cloîtres leur sont dues. Le thème de ce livre n’est donc pas aussi paradoxal qu’il peut sem- bler au premier abord. Sans doute le plaisir de jouer, la distraction et la vanité du jeu, et plus encore le caractère sacrilège des jeux de hasard, n’avaient-ils en principe pas droit de cité dans les monastères et c’est bien pourquoi Rabelais érigeait le jeu en nouvelle règle de son abbaye de rêve. Non seulement le jeu et les plaisirs futiles qui détournent de la contemplation et du service de Dieu étaient en principe bannis de la vie monastique, mais ils étaient parfois la raison même de la conversion et de l’entrée dans le monastère. La Vie de saint Malachie, écrite par Ber- nard de Clairvaux, rapporte que Malachie admirait dans son enfance un maître ès arts libéraux – un clerc par conséquent, mais vivant et enseignant dans le siècle – qui jouait à la soule et inscrivait par des 3 La Vie de Sainte Radegonde par Fortunat. Poitiers, Bibliothèque Municipale, Ms. 250 (136), éd. par Jean FAVREAU, préface de Jean FAVIER, Paris 1995, pp. 108(cid:16)109 (cap. XXXVI, fol. 40 r(cid:16)40 v). La miniature correspondant au récit marque une nette opposition entre l’espace architectural du monastère et de l’autel, devant lequel l’abbesse et la nonne s’affrontent, et l’extérieur, où trois femmes laïques dansent en se donnant la main. Geleitwort IX traits sur le mur les points qu’il avait marqués. Malachie le méprisa et s’en alla chercher au monastère une vie plus « honnête ».4 Et pourtant, entre jeu et monachisme, nombreuses sont les affinités sémantiques et symboliques, multiples les points de rencontre jusque dans les pra- tiques, par exemple entre la liturgie comme représentation et la repré- sentation d’un mystère comme jeu, ludus. Entre l’interdit d’un côté, la sublimation de l’autre, il y avait place dans le cloître, le chapitre, l’école des novices, pour de nombreux comportements ludiques et divagations récréatives de l’esprit, soit autant de moments de détente sans lesquels la dure vie de moine eût été insupportable. 4 Intrans vero domum vidit virum ludentem subula crebrisque sulcantem tractibus nescio quo notabili modo parietem: Bernardus Claraevallensis, Vita sancti Malachiae (BHL 5188), 1, 2, dans: Sancti Bernardi Opera Omnia, éd. par Jean LECLERCQ / Henri M. ROCHAIS, Rome 1963, vol. 3, p. 311. Cet épisode fut diffusé dans les prêches destinés aux moines cisterciens: cf. Collectio exemplorum cisterciensis in codice Parisiensi 15912 asservata, cura et studio Jacques BERLIOZ et Marie Anne POLO DE BEAULIEU (Corpus Christianorum. Continuatio Mediaevalis 243: Exempla Medii Aevi 5), Turnhout 2012, XLVI, 4 et 506, pp. 165 et 463.

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