SUR LE COMMUNISME, LE CAPITALISME ET L'AVENIR DE LA DÉMOCRATIE © Philo édirions, 2014 \vww.philomag.com [email protected] Conception t!L,phiqIlC: W,lIi:liIl Londk",. GD ISBN: 978-2-9538130-4-3 Le Code de la collective. qu\,.' Cl' soir. ulle conrrcbçon ,ancriolln~c P,l!' lcs ,micb L.:l:J'i-2 cr suiV;JIl[S du Code de la propriéré inrcllecrudk. SUR LECOM LE CAPIT ET L'AVE DE LA D' tin Legros Philo éditions, 10 rue Ballu, 75009 Paris 366725 PROLOGUE ----.--.----- GD ----- L'avenir d'une alternative « ous ne sommes pas des enfants que l'on peut nour rir avec la bouillie de la seule politique "écono mique"; nous voulons savoir tout ce que savent les autres, nous voulons connaître en détail tous les côtés de la vie politique et participer activement à chaque événement politique. Pour cela il faut que les intellectuels nous répètent un peu moins ce que nous savons bien nous-mêmes, et qu'ils nous donnent un peu plus de ce que nous ignorons encore. [ ... ] Ces connaissances, vous pouvez les acquérir, vous autres intellectuels, et il est de votre devoir de nous les fournir en quantité cent et mille fois plus grande que vous ne l'avez fait jusqu'ici, non pas de nous les fournir seulement sous forme de raisonnements, brochures et articles (auxquels il arrive sou vent d'être - pardonnez-nous notre franchise! - un peu en nuyeux), mais absolument sous forme de révélations vivantes sur ce que notre gouvernement et nos classes dominantes font précisément à l'heure actuelle dans tous les domaines de la vie. Acquittez-vous avec un peu plus de zèle de cette tâche qui est la vôtre [ ... ]. » Cet appel à la responsabilité des intel lectuels pour soustraire leurs concitoyens à la domination Ouefaire? --------------~'œr'---------- Dialoglle mi" le cOi!1mwlisnu:, le ;tlpÙalimlc et !'rwmir de la dàl10cmtie de la « politique "économique" » et les éclairer, sous fonne de « révélations vivantes », sur ce qu'il est possible de chan ger dans tous les domaines de la vie date de ... 1902. Il est signé Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, dans un opusClùe intitulé Que faire? - un ouvrage qui a marqué durablement l'Histoire, puisque Lénine y théorise, quelques années avant la révolution de 1917 et la prise du pouvoir par les bolche viks, l'idée du parti révolutionnaire d'avant-garde. Plus d'un siècle plus tard, voilà que cet appel retrouve une pertinence et une résonance. Ne sommes-nous pas à nouveau, même si c'est sous des formes très différentes, captifs d'une politique qui réduit tout à l'économie? Ne ressentons-nous pas le be soin d'une cOlmaissance politique des choses, qui nous per mettrait de participer autrement, et mieux, aux événements de notre temps, au lieu de les subir comme un destin? Et n'attendons-nous pas que les intellectuels abandonnent les raisonnements abstraits de leurs« brochures et articles» pour mettre en question l'orientation que les gouvernements en place donnent à notre histoire? En 1902, à l'époque où ces lignes furent écrites, l'avenir était ouvert. La révolution démo cratique et industrielle entamée aux XVIIIe et xrxe siècles com mençait à peine à s'installer en France et en Angleterre, alors que l'Allemagne et la Russie, bouillonnantes, étaient encore des régimes impériaux. Libéraux, conservateurs et socialistes se disputaient le suffrage des peuples européens, tandis que le mouvement communiste se constituait progressivement en affinnant son indépendance par rapport à la social-démo cratie. C'est d'ailleurs l'une des questions centrales de Lénine dans Que faire? Pour contrer la puissance du capitalisme, faut-il opter pour la réforme ou pour la révolution? Faut-il laisser le mouvement ouvrier s'organiser spontanément ou y introduire le ferment révolutionnaire de l'extérieur, par le biais d'un parti doté d'un véritable projet politique? En tout cas, personne ne suspectait alors que le continent allait sombrer sous le coup de deux guerres mondiales, d'une crise économique sans précédent et de la montée en puissance des totalitarismes fasciste, nazi et communiste ... Un peu plus d'un siècle plus tard, donc, nous voilà étrangement revenus, par-delà le court et tragique ~ siècle, aux interrogations qui étaient celles de Lénine. Certes, le mur de Berlin est bien tom bé. La démocratie libérale et le capitalisme ont même paru, pendant un bref moment, avoir définitivement gagné la mise, alimentant la thèse précipitée d'une fin de l'Histoire. Mais voi ci qu'aujourd'hui le sentiment profond d'une crise radicale de la démocratie et du capitalisme est de retour, posant la ques tion de leur pérennité. Même si les systèmes totalitaires ont perdu toute légitimité, la perplexité qui était celle de Lénine en 1902, dans l'incertitude de l'avenir, est redevenue la nôtre. Même l'hypothèse du communisme, qui semblait totalement morte, invalidée par le fiasco de sa réalisation historique, re trouve du crédit dans la sphère intellectuelle et au sein des mouvements contestataires qui éclatent un peu partout dans le monde. Réforme ou révolution? Capitalisme, socialisme ou même communisme? Tout se passe comme si la roue de l'Histoire s'était remise à tourner: rien ne va plus, nous ne sa vons plus où nous allons. La démocratie libérale n'est-elle pas ébranlée dans ses fondements mêmes par l'emprise du capi talisme, et celui-ci n'est-il pas miné de l'intérieur par le poids de la finance? La politique n'a-t-elle pas perdu tout pouvoir d'orienter l'Histoire? L'hypothèse communiste, débarrassée de ses oripeaux totalitaires, permet-elle d'offrir une solution crédible? Ou la démocratie est-elle capable de se réinventer pour répondre aux défis de la mondialisation? C'est pour aborder de front ces questions que nous avons sollicité deux figures majeures de la scène philosophique contemporaine: Alain Badiou, figure de proue du retour ac tuel de l'idée communiste, et Marcel Gauchet, penseur de la démocratie libérale. Alors que tout les prédestinait à se Dùz!ogw! slIr ft' communiJ71lf, le Ctl,OtTtlLISme croiser et à échanger, ils ne s'étaient, assez curieusement, jamais rencontrés. Personne, jusqu'ici, ne leur avait pro posé le principe d'un dialogue de fond. Comme quoi les véritables adversaires s'affrontent trop peu dans le paysage intellectuel d'aujourd'hui. Comme quoi les vrais débats sont rares, trop souvent esquivés. On ne présente plus Alain Badiou. Né au Maroc en 1937 dans une famille de tradition socialiste, normalien influencé, entre autres, par Sartre, Althusser et Lacan, il a été marqué au fer rouge par Mai 68 et la Révolution culturelle en Chine - ce qui l'a amené à animer un groupe maoïste, l'Union des communistes de France marxiste-léniniste (UCF-ML). En seignant à Vincennes puis à l'École normale supérieure, où il tient aujourd'hui un séminaire, il a élaboré un système philosophique exigeant, exposé dans ses deux œuvres maî tresses, L'être et l'événement et Logiques des mondes (tous deux parus au Seuil, respectivement en 1988 et en 2006). En rupture avec certains de ses contemporains proclamant la fin de la métaphysique, Alain Badiou a voulu refonder le discours sur l'être .- ce que l'on appelle traditionnellement « l'ontologie» - en s'appuyant sur les mathématiques, plus particulièrement sur la théorie des ensembles. Il propose également une nouvelle articulation des concepts d'événe ment, de sujet et de vérité; pour lui est sujet celui qui se montre fidèle à un événement fondateur, qui fait advenir une vérité à même d'orienter la vie (une vérité d'ordre poli tique, scientifique, artistique ou amoureux). Au-delà de ses travaux académiques, étudiés dans le monde entier et ayant contribué, en France notamment, à relancer l'intérêt pour la métaphysique, il s'est fait connaître d'un public élargi de puis une quinzaine d'années par des essais polémiques sur la politique contemporaine, comme son pamphlet De quoi Sarkozy est-il le nom? (Lignes, 2007) qui a rencontré un succès retentissant. De manière générale, en lien avec son héritage maoïste maintenu, il affirme avec insistance la né cessité de relancer 1'« hypothèse communiste seule à même », selon lui d'opposer une alternative véritable au « parlemen taro-capitalisme» auquel se réduirait la démocratie. Aux côtés d'autres figures de l'extrême gauche comme Antonio Negri, Jacques Rancière ou Slavoj Zizek, il a participé à de nom breux colloques autour du concept de « communisme », qui ont rencontré un certain écho auprès des jeunes générations. C'est un itinéraire très différent qu'a suivi Marcel Gauchet. Né en 1946 à Poilley, dans la Manche, dans un milieu popu laire, formé à l'École normale des instituteurs de Saint-Lô, cet autodidacte a repris ses études dans l'effervescence de Mai 68, s'initiant à la pensée politique sous le patronage de Cornelius Castoriadis et de Claude Lefort, piliers du groupe Socialisme ou Barbarie. Au sein de revues confidentielles comme Tex tures ou Libre, il va œuvrer à la redécouverte du politique et de la démocratie contre l'hégémonie du marxisme et le déni de l'oppression totalitaire alors dominant dans l'intelli gentsia française. Après un premier livre coécrit avec Gladys Swain, La Pratique de l'esprit humain (Gallimard, 1980, réé dité en 2007), où il démonte les thèses émises par Michel Foucault dans son Histoire de lafolie à l'âge classique, il publie en 1985 un livre-événement, Le Désenchantement du monde: une histoire politique de la religion, qui fait du christianisme la « religion de la sortie de la religion ». Depuis lors, il tente de penser la modernité occidentale comme avènement de l'auto nomie, aussi bien sur le plan individuel avec le surgissement des droits de l'homme qu'au niveau collectif avec l'émergence de la forme politique de l'État-nation démocratique. Devenu rédacteur en chef de la revue Le Débat et directeur d'études à l'EHESS au sein du Centre de recherches politiques Ray mond-Aron, il se lance dans un chantier d'envergure sur L'Avènement de la démocratie (déjà trois volumes parus chez Gallimard), tout en portant une attention constante aux Ouefaire? -D-ia/-og-lle- m-l'- ft!- co-rm-l-lim-is-m-e, ~fe !(~œpi~~{z!!j-sm-e e-t !-'tw-m-ir- d-e l-a démocmtie nouvelles pathologies de la démocratie contemporaine, notamment dans La Démocratie contre elle-même (Galli mard, 2002). Depuis son avertissement lancé en 1980 - « Les droits de l'homme ne sont pas une politique» -, il a été l'un des premiers à montrer que les menaces qui pèsent sur les démocraties ne résident plus au-dehors, dans des ennemis de l'extérieur qui veulent les détruire, mais en elles-mêmes, dans le dévoiement de leurs propres principes, la démocratie étant devenue selon lui incapable de se gouverner à force de consacrer l'indépendance de ses membres, au détriment du sens du collectif. Badiou versus Gauchet. D'emblée, l'affiche avait quelque chose d'alléchant. Pour les esprits sidérés par la référence constante et élogieuse à la Révolution culturelle et au maoïsme, et qui se montrent sceptiques ou franchement hostiles à l'idée même d'une réactivation de l'idée commu niste, il y avait de quoi se réjouir à la perspective de voir Alain Badiou confronté à l'un des plus éminents théoriciens et défenseurs de la démocratie. À l'inverse, pour ceux qui considèrent que les penseurs de l'antitotalitarisme comme Marcel Gauchet ont fait le lit d'une re-légitimation du néo libéralisme en partie responsable de la crise actuelle, il y avait aussi de quoi se frotter les mains à l'idée de le voir dé battre avec l'un des critiques les plus consistants et sévères du libéralisme contemporain. Comme les personnalités en présence ont par ailleurs la réputation d'être de vrais com battants, capables d'en découdre sans concession avec leurs adversaires idéologiques, la « bataille» s'annonçait sous les meilleurs auspices. Elle n'a pas déçu, même si, comme on va le voir, elle nous a grandement surpris. Initialement, les deux penseurs ne devaient se rencontrer qu'une seule fois. C'était dans le cadre du Hors-Série du jour nal Philosophie magazine, intitulé « Les philosophes et le com munisme », paru en mars 2014. La densité de cette première
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