Document généré le 5 déc. 2018 18:33 Philosophiques Promouvoir la liberté de choix pour conforter les droits dans la prise en charge ? : Quelques problèmes venus des champs du vieillissement et du handicap Emmanuel Picavet Résumé de l'article Dossier. Les droits humains – nouveaux développements Les droits individuels fondamentaux ne sont-ils pas fragilisés, Volume 42, numéro 2, automne 2015 dans les contextes de prise en charge liés au vieillissement ou aux situations de handicap, si leur lien avec l’autonomie individuelle apparaît perturbé par la perte ou l’absence de URI : id.erudit.org/iderudit/1034744ar capacités individuelles jugées importantes ? Il est montré dans https://doi.org/10.7202/1034744ar cet article que les inquiétudes à cetégard reposent sur des présupposés qui concernent le pouvoir de décision des individus. Un point de vue renouvelé sur ce pouvoir contribue Aller au sommaire du numéro à lever les inquiétudes. Il est ensuite montré que cet enrichissement nécessaire est pertinent pour l’organisation en vue de la prise en charge. Éditeur(s) Société de philosophie du Québec ISSN 0316-2923 (imprimé) 1492-1391 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Picavet, E. (2015). Promouvoir la liberté de choix pour conforter les droits dans la prise en charge ? : Quelques problèmes venus des champs du vieillissement et du handicap. Philosophiques, 42(2), 335–358. https:// doi.org/10.7202/1034744ar Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services Tous droits réservés © Société de philosophie du d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous Québec, 2015 pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Promouvoir la liberté de choix pour conforter les droits dans la prise en charge ? Quelques problèmes venus des champs du vieillissement et du handicap1 EMMANUEL PICAVET Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne [email protected] RÉSUMÉ. — Les droits individuels fondamentaux ne sont-ils pas fragilisés, dans les contextes de prise en charge liés au vieillissement ou aux situations de handicap, si leur lien avec l’autonomie individuelle apparaît perturbé par la perte ou l’absence de capacités individuelles jugées importantes ? Il est montré dans cet article que les inquiétudes à cet égard reposent sur des présupposés qui concernent le pouvoir de décision des individus. Un point de vue renouvelé sur ce pouvoir contribue à lever les inquiétudes. Il est ensuite montré que cet enrichissement nécessaire est pertinent pour l’organisation en vue de la prise en charge. ABSTRACT. — If the connection between the basic rights of individuals and their autonomy turns out to be impacted by individual capacity losses or defi- cits, shouldn’t we expect a weakened status of these rights in the context of collective care (especially with reference to aging and handicap) ? In this article, it is shown that such expectations only acquire meaning in association with presuppositions which relate to individuals’s decision-making power. Taking a renewed perspective of this power alleviates the fears in this respect. Then it is shown that this modified view is relevant to organization in the face of care challenges. 1. Introduction Les privations de capacités fonctionnelles vécues par les personnes en situa- tion de handicap ou connaissant les formes de vulnérabilité régulièrement associées au grand âge entretiennent des rapports difficiles avec l’exercice effectif des droits individuels fondamentaux. Bien sûr, les droits considérés comme fondamentaux (pour l’ordre social, politique et juridique), inalié- nables et appelant un respect inconditionné (tels que les « droits de l’homme » de la Déclaration universelle de 1948) peuvent mener à la défense de repères normatifs plus précis dans des contextes argumentatifs particuliers ou bien dans l’évolution générale des valeurs structurant le débat public. Tels qu’en 1. Cette étude s’inscrit dans la continuité des projets CONREP (Université de Franche- Comté et Région Franche-Comté) et CEEI (PRES Bourgogne-Franche-Comté) et dans les travaux du projet Synergie « Handicap » (2014-2016) et du programme NORMA de la communauté d’établissements HESAM (Hautes Etudes Sorbonne/Arts-et-Métiers). Je remercie Isabelle Ville pour l’impulsion donnée à ces travaux et Caroline Guibet Lafaye pour des échanges fructueux. PHILOSOPHIQUES 42/2 — Automne 2015, p. 335-358 336 • Philosophiques / Automne 2015 eux-mêmes ou bien à travers ces ramifications, les droits individuels reconnus comme fondamentaux semblent présupposer des aptitudes à la décision et à l’action qui risquent toujours de faire défaut aux personnes par l’effet de pertes fonctionnelles, quelles qu’en soient les sources (situation permanente de handicap, suites d’un accident, effet de maladies incapacitantes). Ce risque évident peut aussi jouer un rôle de révélateur pour des problèmes moins évidents, et c’est le pari que nous prenons dans cette contribution. Si les droits que nous jugeons habituellement « fondamen- taux » présupposent, pour être pleinement exercés, la jouissance de capa- cités inégalement attribuées (notamment sous l’influence de causes naturelles et d’accidents dans la vie sociale) et fragiles pour tous, peut-on éviter de s’interroger sur leur valeur expressive au regard de l’autonomie individuelle, si souvent donnée pour leur fondement et leur raison d’être ? Si nos droits fondamentaux ne s’affirment pleinement dans l’existence concrète qu’avec le soutien de capacités contingentes, à quel titre peuvent-ils vraiment être considérés comme l’expression privilégiée de l’autonomie reconnue aux individus dans la société et dans les institutions ? Je voudrais développer ce questionnement dans deux directions. En premier lieu, j’examinerai sa dépendance par rapport aux manières cou- rantes de se représenter l’impact, sur la liberté de choix, des pertes d’indé- pendance dans les choix. Dans nos représentations courantes, nous associons volontiers aux restrictions affectant les choix indépendants des restrictions qui concernent l’exercice des droits et l’expression de l’autonomie. N’est-ce pas alors à cause d’un modèle sous-jacent de la liberté de choix — un modèle peut-être trop pauvre pour s’appliquer utilement aux conditions de la vie sociale — que l’autonomie apparaît aujourd’hui si souvent comme une réfé- rence insuffisante ou contestable pour la prise en charge collective respec- tueuse des droits individuels fondamentaux ? Si la réponse est positive, comme je le soutiendrai à partir d’une explo- ration sélective des rapports entre liberté de choix et pouvoir individuel de décision, nous pouvons avoir comme ambition raisonnable d’enrichir le modèle de la liberté de choix qui sous-tend nos références pratiques à l’auto- nomie des personnes, considérée comme un objectif (servi par la promotion des droits). En second lieu, il s’agira de montrer que la prise en charge col- lective et la réponse aux défis de l’organisation face à la dépendance gagnent à tenir compte, dans leur complexité, des modèles appropriés de la liberté de choix et du pouvoir personnel en contexte social. 2. Autonomie et pouvoirs individuels de décision dans les contextes de prise en charge a) Les modèles de la liberté de choix ou du pouvoir individuel que nous associons à l’exercice autonome des droits De par leurs prolongements juridiques et leur signification politique, les droits personnels fondamentaux ont une valeur expressive indéniable au Promouvoir la liberté de choix pour conforter les droits dans la prise en charge ? • 337 regard de l’idéal d’autonomie personnelle qui synthétise nos valeurs cou- rantes de liberté sociale et politique. Il ne sera pas question ici de le contester. L’autonomie, c’est-à-dire l’aptitude à décider par soi-même sans subir la détermination de son propre choix qui résulterait de l’oppression — ou, si l’on préfère, la propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi, pour suivre Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs — est intimement liée au statut de personne. Cela ne s’entend pas toujours au sens juridique, mais toujours du moins au sens moral, voire ontologique. L’idée de personne, rappelle B. Baertschi (2005, p. 148) est, depuis Boèce, celle d’une substance individuelle de nature rationnelle. Cette conception est sans doute à la fois plus ancienne et plus profonde que l’avènement juridique des droits subjec- tifs associés à la personne. En conformité avec toutes les approches de la possession de la rationalité depuis Aristote au moins, cela ne peut guère être sans rapport avec la maîtrise de ses propres actes, donc l’aptitude à choisir pour de bonnes raisons (une sorte de pouvoir), en l’absence de contrainte forçant à emprunter telle ou telle direction dans la décision. Au sujet de l’expression de notre autonomie par nos droits fondamen- taux, parmi les conceptions banales dont je pense qu’il y a lieu de montrer la fragilité (du moins, la fragilité dans certains cas) figure en tout premier lieu celle-ci : la valeur expressive des droits proviendrait du fait que nos droits, dans leur strate fondamentale (partagée par tous et conditionnant hiérarchi- quement nos choix significatifs), traduisent une liberté de choix proprement personnelle et destinée à s’imposer à la société. C’est, en résumant d’un trait un peu forcé, le modèle dans lequel « chacun fait ce qu’il veut ». De prime abord, cette conception paraît bien entretenir un rapport étroit avec ce que signifie l’autonomie d’une manière générale : faire des choix intentionnels pour soi-même, d’une manière qui détermine l’action et qui n’est pas elle-même strictement déterminée par la coercition ou la pres- sion extérieure2. Les idéaux d’autonomie que nous ont légués les Lumières renvoient au minimum à l’aptitude de chacun à vivre la vie qu’il entend mener, évidemment en rapport avec les circonstances historiques, sociales et culturelles qui donnent consistance aux choix humains. Établissant un lien entre les attentes morales et le droit, ils font incontestablement partie de « l’idéal d’une justice défendue par la loi » que le président Mandela asso- ciait à la restauration des droits humains (1996, p. 51). Toutefois, l’insis- tance exclusive sur l’autonomie et ses corrélats peut comporter le risque de nous conduire à voir seulement dans l’homme affaibli — celui qui ne peut plus adopter une position de surplomb par rapport aux circonstances qui limitent sa capacité de faire des choix — le porteur d’incapacités (Pelluchon 2008). Dans le champ du vieillissement, Bernard Ennuyer a insisté sur le 2. Sur les questions d’arrière-plan relatives au libre arbitre et au déterminisme, je renvoie à la synthèse récente très éclairante de Cyrille Michon (2011). 338 • Philosophiques / Automne 2015 chemin qui conduit d’une conception appauvrie de l’autonomie à une prise en charge insatisfaisante (Ennuyer 2004). Dans le contexte des discussions sur l’éthique du soin des patients ou de la prise en charge des personnes à besoins spécifiques, l’impératif de res- pect de l’autonomie peut être décrit tantôt comme un fondement (en suivant Engelhardt, 1986), tantôt comme un principe important à mettre en équi- libre avec d’autres (en particulier la bienfaisance, la non-malfaisance et la justice, selon Beauchamp et Childress [1979] ou la dignité, le respect de l’intégrité et la prise en considération de la vulnérabilité selon Kemp et Rendtorff [2000]). À propos de la théorie de référence due à Beauchamp et Childress, on peut faire observer, à la suite de P. Cazals et al. (2012, p. 47) qu’il ne saurait être question de négliger, dans une approche de l’autonomie en contexte de soin, la « nature sociale des personnes » et l’impact des choix ou des actions sur autrui. La prise en considération d’aspects contextuels des situations paraît inévitable dans ces conditions. De fait, le principe d’autonomie, comme le rappellent P. Cazals et al. (2012, p. 47), doit conduire à accorder une place aux émotions et aux liens psycho-affectifs entre les personnes ; or les émotions sont circonstanciées, et les liens psycho-affectifs sont des liens particuliers pour l’essentiel. On peut penser que cela a des conséquences non seulement pour les soins de santé motivés par la maladie, mais aussi pour les efforts de compensation des handicaps ou de la fragilité qui visent à restaurer ou à soutenir des aptitudes fonctionnelles compromises. En effet, comme l’a justement souligné Mar- garet S. Archer (2008, p. 57), il y a dans l’ordre pratique des émotions qui concernent spécifiquement notre « accomplissement fonctionnel ». Dans le rapport tâche-agent, chacun est confronté aux exigences associées aux diffé- rentes tâches ; or, confirme M. S. Archer : [C]haque tâche impose ses exigences à l’« agent », si l’on veut qu’une perfor- mance compétente soit produite. Elle comporte donc ses propres normes qui donnent à l’« agent » un feedback (retour d’information) positif ou négatif. Autrement dit, le sentiment d’avoir échoué et le sentiment d’avoir réussi se répercutent sur le plan affectif (Archer, op. cit., p. 57). Pour ces raisons (et d’autres encore certainement), il est clair que les enjeux précis des choix individuels sont toujours contextuels. Bien sûr, les théories philosophiques de la décision et de la liberté ont besoin de s’appuyer sur des descriptions génériques et sur des modèles suffisamment abstraits pour être généralisables et facilement utilisables, mais il faut se garder de confondre les nécessités de la théorie et la description des contextes de l’ap- plication de la théorie. L’agent du libre choix individuel est, dans la vie sociale réelle, un être humain confronté à des termes du choix qui proviennent de contextes particuliers, propres à la société dans laquelle il évolue3. 3. Bruno Ambroise évoque ainsi la « mise en situation » nécessaire de la disposition à se préoccuper de l’autre, qui serait « elle-même fondée sur des expériences singulières, qui nous Promouvoir la liberté de choix pour conforter les droits dans la prise en charge ? • 339 À coup sûr, la préservation de capacités de décision absolues (la capa- cité de décider seul en imposant sa volonté dans les cadres sociaux prévus, comme le consommateur au supermarché) peut apparaître dans certains contextes comme la sauvegarde d’une forme exigible de liberté. Mais n’est- ce pas un cas limite, celui de questions qui intéressent strictement la vie privée dans ce qu’elle de moins dépendant du regard et du concours d’au- trui ? N’est-il pas abusif, au fond, d’y chercher la manière typique de maî- triser sa propre vie à travers ses choix personnels, comme y poussent des représentations très courantes, voire même simplement nos manières de parler de l’autonomie individuelle ? Lorsque les facultés personnelles de discernement sont gravement alté- rées (par exemple dans la maladie d’Alzheimer à un stade avancé), il est constant qu’il est difficile de faire des choix personnels significatifs dont le respect vaudrait le respect de l’autonomie de la personne. Dans le cas des handicaps qui ne compromettent pas complètement l’aptitude à effectuer des choix personnels significatifs d’une manière autonome, le concours d’autrui et la prise en charge par des institutions peuvent cependant être nécessaires pour pallier les déficits fonctionnels et améliorer les conditions de l’action, pour atténuer les risques et pour assurer une meilleure concor- dance entre ce que souhaite entreprendre la personne et ce qu’elle réalise en effet. Cependant, ce concours ne peut pas être pensé sur un mode simple- ment instrumental, à la manière du maniement indépendant, par un indi- vidu souverain, de l’aide d’autrui assimilée au simple outil de la restauration ou de l’exercice d’une fonction. En effet, comme le rappelle utilement Hubert Faes à propos de la personne humaine dans la perspective d’une théorie de la reconnaissance : « Elle ne peut […] jamais se rapporter à l’autre simple- ment comme au non-soi ou comme à un nuisible ou à un utile à elle-même parce qu’elle se rapporte à l’autre en tant que tel » (2008, p. 117). b) Le modèle politique et le modèle de l’assistance Ne peut-on raisonnablement supposer que les considérations précédentes sont prises en considération au moins tacitement par le discours sur la liberté de choix, si prégnant dans les démocraties libérales ? C’est ce que peut sug- gérer la reconnaissance habituelle du fait que les principes de liberté et d’au- tonomie doivent être « interprétés » (au vu de considérations diverses que les circonstances rendent pertinentes). Mais il se peut bien qu’il y ait tout de même une certaine emprise d’une conception appauvrie de la liberté de choix sur nos représentations courantes de ce que signifie « promouvoir l’autonomie » et « promouvoir les droits fondamentaux » (pour exprimer l’autonomie) dans le cas de la prise en charge des personnes présentant des ont appris à considérer que tels événements, dans telles circonstances, devaient nous obliger à agir de telle ou telle manière » (Ambroise, 2005, p. 273). 340 • Philosophiques / Automne 2015 déficits fonctionnels. Ces déficits, lorsqu’ils sont rapportés à la personne elle-même plutôt qu’à son interaction avec l’environnement de vie, paraissent aisément désigner un état de fait tout à fait transversal par rapport aux variations contextuelles. Notre conception des droits fondamentaux a été façonnée par l’his- toire politique et elle a de ce fait beaucoup à voir avec l’absence de domina- tion par le pouvoir (ne pas subir involontairement ce qui est dommageable pour nous et ne sert pas l’intérêt commun, ne rien subir involontairement dans certains domaines personnels) et avec la protection (stable, crédible, garantie) contre une telle domination. Nos droits fondamentaux sont en grande partie des « droits contre » (autrui) : des droits que l’on fait valoir pour caractériser des abus (du pouvoir), des agressions (venues d’autrui) ou des manquements (le défaut d’action visant à réaliser ce à quoi l’on a droit). Quoi qu’il en soit d’un éventuel rapport causal (difficile à apprécier de toute façon), cette perspective familière pour tous est, me semble-t-il, tout à fait congruente avec l’idée que la promotion des droits dans un contexte de prise en charge collective (des handicaps ou d’états de vulnérabilité propres au grand âge) passe par la création artificielle de garanties passant par des contraintes sur l’action d’autrui. Le concours apporté par des soignants, par les aidants et par les insti- tutions apparaît corrélativement comme le pur instrument de la restauration d’options du choix qui étaient compromises ou hors d’atteinte. Cela revient à saisir le concours extérieur dans une perspective instrumentale : avoir des droits, ce serait avoir des garanties contre des manières inappropriées ou arbitraires de se comporter (de la part d’autrui). La promotion des droits impliquerait fondamentalement la restauration (garantie grâce à l’existence de devoirs ou contraintes pour autrui) de termes du choix compromis par la maladie ou par des pertes fonctionnelles. Cette conception d’ensemble — dont il est montré ici qu’il faut s’éloi- gner — relève davantage des modèles de l’action collective et de la revendi- cation politique que de l’analyse philosophique ou sociale. Pour le théoricien, il est en effet commode de se représenter les droits comme des garanties, afin de rationaliser la structure du discours et des arguments sur les droits et les obligations. De même, pour le théoricien, il y a une symétrie profonde entre les garanties que l’on associe en rendant obligatoires certaines actions pour autrui et les garanties que l’on obtient par l’interdiction faite à autrui d’agir autrement. À l’échelon de la revendication, toutefois, il n’est pas indifférent d’opter préférentiellement pour un modèle de l’approfondissement des droits qui se concentre exclusivement sur les obligations pour autrui. Car alors, on néglige la dimension relationnelle de la jouissance et de l’exercice des droits. Bien qu’il s’agisse d’une certaine mise en forme de la description et de la revendication plus que d’une doctrine de l’autonomie et des droits, ce point de vue n’est pas sans rapport avec les centres d’intérêt de la variante libertarienne du libéralisme contemporain. En effet, le libertarisme enve- Promouvoir la liberté de choix pour conforter les droits dans la prise en charge ? • 341 loppe en général un type de compréhension des droits dans lequel on pré- suppose, plus qu’on n’explore, la jouissance par l’individu de conditions de vie et d’interaction qui lui permettent de faire preuve d’une autonomie bien comprise dans ses choix, dans la formulation sociale de ses préférences et dans les initiatives qui mettent en jeu la qualité de ses relations avec autrui. C’est ce qui conduit régulièrement à se concentrer de manière à peu près exclusive sur les préférences de l’agent, sur les moyens de les satisfaire et sur les garanties que constituent les droits au regard de cette satisfaction. Dans un modèle associant la recherche de garanties à une perspective globalement instrumentale sur le concours reçu, on risque de perdre de vue certains éléments importants, d’une manière qui pose problème. En tout premier lieu, le fait que le concours d’autrui n’est pas mécanique : quoi qu’il en soit des tentatives de normalisation, il passe par le dialogue, par l’adap- tation aux besoins exprimés et, dans certains cas, par la négociation autour des modalités d’application ou d’interprétation des règles. Il faut faire la part de ce qu’Anne Fagot-Largeault décrivait comme « la dépendance de l’éthique concrète à l’égard de la bonne volonté des acteurs » (l’auteure rap- pelait d’ailleurs opportunément à cette occasion que « la bonne volonté est sujette à l’érosion », Fagot-Largeault, 2001, p. 30). c) La dimension coopérative Par ailleurs, contre quoi faut-il se protéger ? Dans le modèle politique d’ar- rière-plan des « garanties » associées à des droits, l’enjeu est de trouver des moyens institutionnels qui constituent des garanties contre les mauvaises intentions d’autrui ou les abus du pouvoir. Or ce modèle n’est pas aisément applicable aux questions de prise en charge pour le bien de patients ou de personnes aidées. Bien sûr, des abus peuvent avoir lieu et, de fait, il s’en produit ; ils peuvent être traités par des moyens juridiques ordinaires et, indéniablement, ils peuvent concerner les droits fondamentaux des per- sonnes. Cependant, si l’on considère ce qui relève spécialement des soins ou de l’aide, la promotion des droits fondamentaux emprunte habituellement d’autres voies. Elle s’inscrit dans le concours accepté et dans des pratiques évolutives traversées par le dialogue et par la prise en considération des besoins. Dans les contextes médicaux, le dialogue est souvent lui-même por- teur d’une prise de conscience élargie des besoins d’autrui, à partir de la relation de soin4. 4. C’est dans cette perspective que Jacques Robert évoque « ceux qui, même dotés de toutes les libertés (dans la mesure où il en existe qui le soient vraiment !) ont besoin d’autre chose que de prestations matérielles, ou de soins habiles. Ces « faibles », ces « malades », ces « paumés », ces « angoissés », constituent l’immense cohorte de ceux que nous serons tous un jour. […] Nous aurons tous besoin, jusqu’à notre mort, de l’écoute du « prochain », de son attention, de son amitié, de sa compassion » (Robert, 2001, p. 112). 342 • Philosophiques / Automne 2015 Ainsi, la dimension profondément coopérative de la relation de soin ou d’aide prive d’une grande partie de sa pertinence l’assimilation de la pro- motion des droits à l’érection de garanties contre le comportement inadapté des soignants ou des aidants, ou encore des institutions. Bien sûr, il est important de considérer que la promotion des droits peut comporter la prise en charge en vue de pallier des déficits fonctionnels, d’une manière qui res- taure les marges de choix et les possibilités d’action dans toute la mesure du possible. Mais il y a un élément de créativité et d’ouverture au dialogue et aux possibilités contextuelles — un élément peu prévisible, donc (Guibet Lafaye et Picavet, 2009) — dans les manières d’assurer concrètement cette restauration des opportunités, avec la création d’options et d’actions pos- sibles qui s’inscrivent dans la relation d’aide (ou de soin) et dans la création d’un mode de vie original. Si donc le souci de l’autonomie de la personne assistée passe bien par l’effort pour lui redonner des opportunités significatives dans la vie (un projet de vie ou un mode de vie ordinaire porteur de sens), les arguments précédents suggèrent cependant qu’il est de mauvaise méthode de ne voir dans cette démarche que la reconstitution d’un modèle prédéterminé. En somme, il n’est pas forcément adapté d’assimiler la prise en charge à une opération de restauration d’un éventail de choix préalablement fixé, comme s’il s’agissait simplement d’annuler l’impact d’un facteur causal des pertes fonctionnelles. Ainsi, les choix d’organisation dans les institutions de résidence des personnes âgées en situation de perte d’indépendance permettent à l’assis- tance de prendre forme d’une manière qui crée des expériences de vie origi- nales. Ces expériences de vie peuvent très bien témoigner d’une faculté de mouvement, d’expression personnelle, d’élaboration d’un style de vie. Ainsi, S. Aymard (2015, p. 150) montre comment des personnes dont la conduite ordinaire de la vie se trouve désorientée à cause de la maladie d’Alzheimer peuvent acquérir une liberté de mouvement liée à leur rapport avec l’établis- sement de résidence et les garanties qu’il apporte, qui leur permet d’appa- raître comme « promeneurs » plutôt que comme des « fugueurs » potentiels. D’autres éléments d’élection du style de vie sont favorisés par les initiatives et l’assistance qui entourent les repas (Aymard, 2015, p. 153). Sous l’influence du chef d’établissement notamment, il est tout à fait possible d’améliorer les formes concrètes d’assistance au sein des équipes et de donner de la souplesse à l’emploi du temps et aux formes de vie des personnes accueillies. Dans le cas du maintien à domicile des personnes âgées connaissant des pertes d’indépendance dans les opérations de la vie quotidienne, l’étude de M. Bonnet (2001) avait fait ressortir les logiques de don et de contre-don qui font de l’aidant un personnage bien différent de l’exécutant qui aurait pour mission de restaurer un modèle préalablement perdu de l’autonomie. Il s’agit bien de relations originales, de formes nouvelles de soutien et d’inter- action. Les rapports familiaux de soutien habituel, notamment, sont active- Promouvoir la liberté de choix pour conforter les droits dans la prise en charge ? • 343 ment interrogés par les personnes faisant l’objet d’une assistance ; et ce, d’une manière qui met en relief les marges de manœuvre, le contrôle de la situation, la réciprocité, la possibilité de prendre appui sur autrui pour ne pas tomber dans les renoncements faciles, etc. La richesse de ces relations est telle qu’elle ne se laisse pas réduire à la compensation d’insuffisances dans la régie décisionnelle de l’action. d) Engagements, choix significatifs et liberté de choix Si l’on évalue la liberté de choix et l’autonomie d’après la disponibilité des options — et spécialement d’après leur nombre — on met certainement l’ac- cent sur une dimension importante de la thématique, mais on court un double risque. D’abord, on risque d’avoir à juger favorablement la multipli- cation de choix préférentiels potentiels qui sont pourtant non significatifs (des choix qui ne sont pas susceptibles d’être choisis, qui n’ont guère de sens au vu des choix de vie essentiels de la personne ou qui s’avèrent redondants pour l’essentiel les uns par rapport aux autres). Ensuite, on risque de ne pas voir que le libre choix, dans ses aspects qui intéressent l’autonomie person- nelle, dépend de l’aptitude de l’agent à ne pas entériner systématiquement des changements de sa forme de vie, de ses pratiques ou de ses actions qui seraient induits par des variations contextuelles (relayées par ses propres préférences). En effet, la liberté de choix fondée sur les préférences se caractérise par l’aptitude à choisir, mais aussi par l’aptitude à résister à des change- ments de cap ne reflétant que des préférences, mais non pas l’engagement sur des formes d’action ou des manières de vivre. C’est une composante des idées d’autonomie et de liberté personnelle de ne pas se réduire à des choix ponctuels fondés sur la préférence (dès lors capables de se modifier instan- tanément sous l’effet des changements du contexte, par exemple des chan- gements dans les circonstances ou dans la situation des autres). On rapporte en effet à la liberté, au libre choix et à l’autonomie des notions telles que la détermination dans le choix d’une conduite ou d’une forme de vie, la réso- lution d’agir de telle ou telle façon, l’engagement dans un plan de vie, etc. On y oppose les choix liés à l’irrésolution, mais aussi les décisions à l’em- porte-pièce qui, justement, peuvent apparaître, bien qu’elles ne soient pas contraintes, comme des problèmes pour le libre choix de personnes ration- nelles, aptes à agir d’une manière autonome. Le cadre d’analyse des choix préférentiels qui est utilisé en théorie de la décision obligeant à spécifier des options complètement décrites (plutôt que des actions décrites en termes généraux) permet bien de prendre conscience des formes pertinentes d’indépendance des choix par rapport à des variations non pertinentes. Ainsi, des variations contextuelles peuvent transformer un ensemble de choix en un autre, sans pour autant affecter la substance des choix concernés (l’étendue réelle et les caractères significatifs des possibilités ouvertes au choix). Dès lors, on peut comprendre que la
Description: