Université Paris Ouest Nanterre la Défense U.F.R. PHILLIA ED 139 - Connaissance, Langage, Modélisation Thèse pour le doctorat de philosophie Nikos MAROUPAS Pragmatisme : une philosophie anarchiste ? Une généalogie : Proudhon, Bakounine, James, Dewey Thèse dirigée par Robert DAMIEN soutenue le 3 novembre 2015 Jury: M. Frédéric BRAHAMI, M. Robert DAMIEN, M. Michel FABRE, M. Stéphane HABER, M. David LAPOUJADE 1 Résumé Pragmatisme : une philosophie anarchiste ? Une généalogie: Proudhon, Bakounine, James, Dewey Le pragmatisme, en tant que courant philosophique, et l'anarchisme, en tant que courant politique, semblent être reliés par deux approches d'apparence complémentaire : le premier est souvent considéré comme politiquement neutre alors que le second comme philosophiquement indifférent. Notre étude consiste à examiner cette double neutralité et, suivant notre interrogation, à savoir « le pragmatisme, est-il une philosophie anarchiste ? », valoriser et évaluer la possibilité d'une réponse positive, car les conséquences politiques de l'un et les conséquences philosophiques de l'autre, ainsi que les causes de leur prétendue indifférence complémentaire, nous inspirent l'idée d'une architecture commune. Dans un premier temps, nous tentons de situer cette architecture dans la philosophie de James et de Dewey se focalisant sur le rapport du pragmatisme à la démocratie. Nous dégageons ainsi les traits principaux d'une philosophie de l'expérience conforme aux exigences que les philosophes pragmatistes prêtent à la démocratie, car c'est l'expérience qui permet à la démocratie de voir sa dimension éthique, très présente chez les pragmatistes, devenir politique. Dans un deuxième temps, nous examinons l'articulation de ce que l'on peut appeler doxa anarchiste avec les thèses philosophiques que James et Dewey voient composer la philosophie de l'expérience. Nous nous focalisons notamment sur la pensée de Proudhon et de Bakounine, dont la filiation nous semble porteuse du même esprit anti-absolutiste qui correspond à la dimension critique de la philosophie de l'expérience. Mots clés : action, anarchisme, anti-absolutisme, démocratie, empirisme radical, éthique, expérience, pluralisme, pragmatisme 2 Remerciements Tout travail, aussi personnel que cela puisse paraître, dépend toujours d'un ensemble des conditions, tantôt perceptibles, tantôt imperceptibles, qui le guident dans l'accouchement de son produit. Ces conditions sont la véritable sage-femme de toutes les conséquences du travail, prévues ou accidentelles. La présente thèse n'aurait jamais pu aboutir sans sa sage-femme à elle. Celle-ci porte plusieurs noms et correspond à un océan de personnes dans lequel ce travail navigua jusqu'à sa terre modestement promise. Je tiens naturellement à citer certaines de ces personnes, les conditions perceptibles de mon travail, et à les remercier pour leur contribution majeure à l'aboutissement de cette thèse. Hélas, tout comme il y a toujours quelque chose qui échappe à la conceptualisation de tout phénomène, la formulation de mes remerciements, en tant que produit de la conceptualisation de toutes ces conditions qui se sont réunies afin que cet écrit aboutisse, demeurera incomplète. Je tiens donc d'abord à lever un autel consacré à toutes ces personnes qui demeurent, quant à cette note de remerciements, inconnues et qui ont joué un rôle important dans l'expérience de cette recherche et de la rédaction de cet écrit. Quant à mes « dieux » connus, je voudrais commencer mes remerciements en saluant la personne qui façonna – paradoxalement – plus qu'il peut l'imaginer aussi bien la rédaction de cette thèse que la pensée de son auteur. Robert Damien, plus que mon directeur de thèse, fut, par sa pensée, sa disponibilité et son amitié une source généreuse qui n'a jamais cessé d'étancher la soif intellectuelle qu'un travail de recherche demande. Ces brèves lignes ne peuvent aucunement concevoir l'expression de ma reconnaissance envers sa pensée et sa personne. Je voudrais également remercier Alain Pierrot, directeur de mes recherches antérieures, de m'avoir initié à la pensée de John Dewey et de m'avoir encouragé à poursuivre mes interrogations sur les conséquences politiques du pragmatisme. Interrogations qui n'aurait pas pu aboutir si d'abord elles n'avaient pas été communiquées. Je tiens donc à remercier tous les chercheurs qui m'ont généreusement offert une place parmi eux en m'accordant leur confiance et surtout leur oreille attentive. Indubitablement, la communication par excellence de mes interrogations ne pourrait se matérialiser que par la composition du jury de thèse. Ainsi, je voudrais remercier Frédéric Brahami, Michel Henri Fabre, Stéphane Haber et David Lapoujade d'avoir accepter de participer à ce jury. Le laboratoire SOPHIAPOL, par son accueil chaleureux et la procuration d'un environnement de recherche d'une qualité remarquable, fut, sans aucun doute, un facteur déterminant à l'aboutissement de mes recherches. Je me permets de remercier également le 3 personnel de l'école doctorale 139, et en particulier Marie-Noëlle Tourn, d'avoir accueilli mon enthousiasme lui donnant l'élan nécessaire pour sa transformation en dynamisme. Je ne pourrais évidement pas omettre d'inclure dans mes remerciements tous mes camarades collègues qui partagèrent mes angoisses intellectuelles et qui par leur solidarité et leur complicité ont véritablement nourri ma pensée et ma volonté d'aboutir. Je pense notamment à Alexis Baillon, Céline Leroux, Pierre-Alexis Tchernoïvanoff, Paul Sorrentino, Alexis Cukier, Frédéric Montferrand. Indubitablement, cet écrit doit sa forme finale aux lectures attentives de Denis Merle, d'Isminie Mantopoulos, de Danièle Lévy, d'Yves Richard, de Pierre Gaucherand, d'Aurélie Maurice et de Marie-Noëlle Richard. Je tiens également à remercier chaleureusement mes amis et ma famille qui n'ont cessé de me soutenir tout au long de mes recherches. Leur patience et leur solidarité furent remarquables au point que cette thèse ne pourrait guère se comparer à la hauteur de leur soutien. Je me permets d'adresser une pensée particulière à G. et A. Enfin, je dois cette thèse à Roxana car son auteur lui est à jamais redevable. 4 SOMMAIRE : Introduction : Du sophisme au pragmatisme : vers une démocratie « dégradante » 8 Sophistique et démocratie 9 À la recherche des conséquences politiques du pragmatisme 18 Une philosophie anarchiste ? 24 Première partie : Pragmatisme, une philosophie anarchiste Chapitre I : Pragmatisme, une philosophie du changement 31 Pragmatisme et Philosophie 31 Morisson I. Swift, le vaillant anarchiste de W. James 34 John Dewey et le danger communiste 36 Pragmatisme, philosophie de l'homme d'affaires 38 Le changement social comme source du pragmatisme 46 Chapitre II : Pragmatisme, une philosophie démocratique 53 La morale de la démocratie et la démocratie politique 54 Pluralisme éthique 60 Pluralisme des points de vue 64 Une ontologie pluraliste 69 Pluralisme et déterminisme 75 Méliorisme 82 La démocratie comme source du pragmatisme 86 Chapitre III : Pragmatisme, une philosophie du changement démocratique 98 Le public et ses problèmes 100 Le public démocratique 103 Dewey, anticapitaliste 109 Dewey et le socialisme étatique 127 Anticapitaliste. Socialiste. Anarchiste ? 136 Chapitre IV : De l'antifondationnalisme, aux sources du pragmatisme 151 Pragm. - Anarchy in the good sense 152 Les pragmatistes contre l'absolu 163 Deuxième partie : Anarchisme, une philosophie pragmatiste Chapitre V : Y a-t-il une philosophie anarchiste ? 175 L'antithéologisme, est-il un anarchisme ? 177 Non-philosophique, donc non philosophie 185 5 De l'empirisme à l'anti-dogmatisme 187 Chapitre VI : La philosophie pragmatiste de Proudhon 199 Une philosophie pluraliste 201 Une philosophie anti-absolutiste 214 Une philosophie pragmatiste 224 Une philosophie de l'expérience démocratique 236 Chapitre VII : Pragmatisme et anarchisme (I) : idées 240 Anarchisme : un proudhonisme poussé 244 Anarchisme, une philosophie anti-absolutiste 255 Chapitre VIII : Pragmatisme et anarchisme (II) : action 272 De l'action à la pratique 272 Moyens et fins 277 La violence : un mal nécessaire 289 Conclusion 296 Bibliographie 316 6 Liberté, non pas fille de l'ordre, mais MÈRE de l'ordre 7 Introduction : Du sophisme au pragmatisme : vers une démocratie « dégradante » Le pragmatisme, est-il une philosophie anarchiste ? Qu'est-ce que cette question peut signifier ? Le pragmatisme, est-il une philosophie sans maître, émancipée de tout sur-moi et de tout non-moi : une philosophie unique qui fonde sa cause sur rien, libre de toute contrainte, de toute autorité, sans principe régulateur autre que la spontanéité de l'esprit ? Ou plutôt les pragmatistes furent-ils des penseurs anarchistes, haïssant l'État, sans oublier que le pragmatisme est une philosophie américaine, et les patrons, ayant les philosophes pragmatistes eux-mêmes à subir l'autorité académique ? C'est peut-être l'inverse que l'on doit chercher. Si le pragmatisme est une philosophie anarchiste, cela veut probablement dire aussi, inversement, que l'anarchisme est une philosophie pragmatiste, une philosophie qui cherche ce qui paye. D'ailleurs l'anarchisme – Lénine omet rarement de nous le rappeler – est la philosophie de la petite-bourgeoisie. Une éventuelle réciprocité entre pragmatisme et anarchisme est pourtant chose difficile à démontrer. Le pragmatisme fut américain. Développé à partir de l’empirisme anglais, le pragmatisme découvrit sur le sol américain une identité qui lui sera propre. Il fut, à l'instar du politique, une déclaration d'indépendance philosophique. Du vieux monde au nouveau continent, des antécédents aux conséquents, le pragmatisme laissa l'empirisme classique à ses anciens concitoyens sans néanmoins changer de langage. Il continue à parler l'anglais, tout comme il continue à prêcher l'empirisme, avec, certes, des idiomes qui font pourtant toute la différence. L'empirisme pragmatiste est radical, c'est un empirisme qui ne répond plus à la couronne, à l'absolu, mais qui, sous l'écho de l'indépendance des États-Unis, confère à l'expérience américaine le pouvoir absolu de ses considérations philosophiques et politiques. De l'autre côté, l'anarchisme fait partie du vieux continent. Il est l'enfant terrible du socialisme. Socialiste, l'anarchisme est foncièrement européen. Ses premières préoccupations portèrent sur le statut de la couronne, l'état de l'absolu, et même lorsqu'il le nie catégoriquement, l'anarchisme reste sous son influence négative sans jamais quitter le sol théorique sur lequel il naquit. Il est, par conséquent, condamné à parler un langage critique et, malgré ses aspirations positivistes, son « a » privatif accompagne toutes ses dimensions expressives. L'anarchisme est an- archique, a-thée, anti-étatique, anti-capitaliste, anti-théologique, anti-absolutiste. Au premier abord, c'est une philosophie de l'anti-thèse et, par conséquent, la pensée positive qu'il suggère se perd dans son expressivité antithétique se stigmatisant – la réalité sociale étant néfaste – comme anti-réaliste, une pensée au moins et au mieux utopiste. La séparation continentale entre pragmatisme et anarchisme n'est pourtant guère un problème majeur et insurmontable. Des philosophies européennes, telles que l’hégélianisme, 8 l'empirisme classique ou l'utilitarisme ont été appropriées par la communauté académique américaine, certes, afin de répondre à des questions parfois différentes, sans néanmoins souffrir d'une résistance importante. De même, l'Europe voit aujourd'hui ses économistes parler le pragmatisme et valoriser de plus en plus cette nouvelle compétence au sein de leur environnement financier. Le problème méthodologique quant au rapprochement du pragmatisme et de l'anarchisme, et vice-versa, consiste en ce que le pragmatisme fut développé dans les cours académiques, alors que l'anarchisme fut peut-être tout sauf académique. Le pragmatisme part de l'étonnement philosophique et suppose, comme toute philosophie, un comportement politique, alors que l'anarchisme part du comportement politique et suppose, sans jamais l'expliciter, une attitude philosophique. Leurs points de jonction ne peuvent par conséquent résider que dans ce qu'ils supposent : une image et un contexte philosophique communs de la démocratie. L'anarchisme, en tant que contexte normatif de la démocratie, ne peut se comparer avec le pragmatisme que dans la mesure où ce dernier procure à cette même image de la démocratie un contexte philosophique adéquat. Chercher une doxa commune entre pragmatisme et anarchisme renvoie aux formes et aux exigences de la démocratie. Quelles sont, d'abord, les formes qu'une démocratie politique peut avoir ? Et ensuite, quelle philosophie complète la mosaïque intellectuelle des exigences de telle ou telle forme démocratique ? Un tel questionnement n'est pas nouveau. Nous le voyons se prononcer dès la première apparition des formes démocratiques à Athènes. La démocratie, cette forme politique méprisant la raison philosophique, eut ses propres défenseurs dans la pensée sophistique, une pensée qui, au même titre que la démocratie, fut aussitôt déclarée ennemie de la vérité et de son appareil, la raison. Or, si la sophistique fut la philosophie de la démocratie, le pragmatisme, cette « sophistique dégradante1 », correspondra à une démocratie dégradante, une démocratie sans raison, sans absolu, sans vérité, bref, une démocratie anarchiste. Sophistique et démocratie2 Les débats philosophiques qui ont opposé les sophistes, « les fabricants des illusions », aux philosophes proprement dits, les découvreurs de la vérité, se sont développés dans le contexte politique de la démocratie athénienne. La démocratie athénienne était, à l'époque, une jeune 1 Cf, p. 33. 2 La littérature qui examine le rapport réciproque de la pensée sophistique à la démocratie est riche. Citons, par exemple, l'ouvrage de Jacqueline De Romilly, Les grands sophistes dans l'Athènes de Périclès, Editions de Fallois, Paris, 1988. Bien que moins académique, mais néanmoins très éclairant, au point de mériter sa place dans cette note de bas de page est l'article « Σοφιστές, οι Διαφωτιστές της Αρχαιότητας », disponible sur : eagainst.com/articles/sophists, article qui a inspiré, en partie, ce sous-chapitre. 9 démocratie développée grâce aux effets de la paix qui suivra les guerres médiques. La démocratie, terme composé de δῆμος (peuple) et κρατῶ (gouverner), se voulait un régime politique où le peuple a le pouvoir (κράτος) de s'auto-gouverner sans aucune médiation représentative. Les archontesse succédaient dans leurs fonctions publiques par un tirage au sort qui concernait l'ensemble des citoyens athéniens. Le mandat durait environ un an et, par conséquent, les différentes fonctions de la cité voyaient leurs magistrats s'échanger jusqu'à ce que tout citoyen, ou presque, servît en tant que juge, député, trésorier, etc., au moins une fois au cours de sa vie. Il n'y avait point de distinction entre philosophes ou commerçants et fabricants, hommes théoriques et hommes pratiques. Tout citoyen, indépendamment de son statut social – dans la mesure où son statut lui permettait l'accès à la citoyenneté – pouvait remplir une fonction politique et décider sur des questions de grande importance dans l'assemblée générale qui était composée par l'ensemble des citoyens athéniens. L'assemblée, avant même d'être un lieu de prises de décisions, fut un lieu de débats publics où les opinions sur des problèmes spécifiques s'échangeaient librement et d'une manière souvent exhaustive. Cela signifiait que tout citoyen, qu'il occupe ou non une fonction publique, ne pouvait exercer sa fonction de citoyenneté qu'en exprimant ses opinions politiques au sein de l'assemblée. L'art politique fut ainsi attaché à la formation à la rhétorique, la capacité de communiquer ses idées et celle d'adopter une réflexion critique étant considérées comme deux éléments fondamentaux pour l'exercice de la démocratie. L'attachement des sophistes à la démocratie fut d'abord d'origine pédagogique. Ils furent, à leur façon, des philosophes dont l'objectif consistait précisément à former le peuple à la rhétorique et à l'initier à la pensée philosophique. Pédagogues, les sophistes provenaient des différents coins de la Grèce et, malgré leurs nombreux voyages, leur enseignement vécut son apogée à Athènes où ils se sont mis à enseigner la rhétorique, la morale et la philosophie aux citoyens de la jeune démocratie. Le terme sophiste désignait d'abord une personne qui exerçait la sagesse, mais la critique sévère de Platon et d'Aristote a rapidement attaché au sophisme la connotation qui l'accompagnera jusqu'à nos jours. Un sophiste sera désormais une personne qui, par ses syllogismes vraisemblables, brise l'attachement du réel au vrai, une personne qui essaye de nous tromper, de nous guider à des expériences qui, par leur indifférence vis-à-vis de la vérité, fourvoient. Un sophiste ne sera donc pas un philosophe, car si le second demeure dans la quête de la vérité, le premier réside dans la recherche des apparences. Ce qui sépare un philosophe d'un sophiste est ce qui sépare les profondeurs de la surface : une abysse. D'autant plus que le sophiste, mettant un prix à sa sagesse, attache le savoir à la matière, faisant de l'exercice philosophique une activité pécuniaire, un commerce. La sophistique ne fut toutefois guère la syllogistique opportuniste que lui reprochait Platon, 10
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