Pourquoi Alexandre a-t-il contraint les Ichtyophages à ne plus manger de poisson (Pline l’Ancien, Hist. nat. VI 95)? Pierre Schneider 1 Doi – 10.7358/erga-2015-002-schn AbstRAct – In Pliny’s description of Ariana there is a brief mention of the fish-eating Orites, a tribe dwelling on the coast of Makran – the Orites were encountered by Alexan- der during his march from the Indus river to Persia. Having reported some facts relating to their countries, Pliny adds this puzzling observation: «Alexander made an order forbid- ding a fish diet to all the Fish-eaters». This story which we know only from Pliny (Solinus and Martianus Capella paraphrase the HN) may derive from Cleitarchus. Most historians and even philosophers (such as Montesquieu) suggest that this ban on fish diet applied to the Gedrosian Fish-eaters, i.e. the famous Ichthyophagi discovered by Nearchus; they believe that Alexander wanted to bring «civilization» to these destitute tribes. This paper shows that this decision actually applied to the Orite Ichthyophagi. They were probably deported in the Alexandria founded by Alexander in the hinterland of Orites’ country, where they were forced to pratice agriculture. As a matter of fact, a great number of Orites were killed following the fights with Alexander’s army. This demographic deficit may well explain why these Fish-eaters were forced to abandon their traditional life-style. KeywoRDs – Alexander’s foundation, Alexander the Great, Alexandria among the Orei- tai, Gedrosia, Ichthyophagi (Fish-eaters), Oreitai. Alessandria tra gli Oreiti, Alessandro Magno, fondazioni di Alessandro, Gedrosia, Ittiofagi (Mangiatori di pesce), Oreiti. L’expérience de l’histoire, celle que le travailleur conscien- cieux acquiert au contact des documents, nous fait décou- vrir qu’il existe des rapports intelligibles entre les moments successifs du temps. Non certes que tout s’enchaîne: il y a des hiatus dans le développement temporel comme il y a des limites aux structures statiques; mais la tâche de l’histo- rien est de découvrir, là où ils existent, ces enchaînements. C’est ce qu’on exprime vulgairement en disant que l’his- torien doit non seulement «établir les faits» mais aussi en rechercher les «causes» et les conséquences. Marrou 19604, 171 1 L’auteur tient à remercier Dominique Lenfant pour l’ensemble de ses remarques et suggestions. Erga-Logoi – 3 (2015) 2 http://www.ledonline.it/Erga-Logoi 7 Pierre Schneider 1. intRoDuction Dans son récent Alexandre des Lumières, P. Briant montre comment cer- tains penseurs, Montesquieu en particulier, avaient fait du jeune roi un conquérant «sensé, parfaitement organisé, habité par des plans et des desseins extrêmement réfléchis» 2. Ainsi Montesquieu prêtait-il au roi une «perspective civilisatrice», dont les preuves étaient manifestes même dans les parties hostiles de l’océan Indien. Il pensait à la côte aride du Belou- chistan, là où vivaient des hommes inféodés aux ressources de la mer, c’est- à-dire les fameux Ichtyophages observés par Néarque dans sa navigation de retour vers la Babylonie. Montesquieu rapporte, en effet, qu’Alexandre «défendit aux Ichtyophages de vivre de poisson; il voulait que les bords de cette mer fussent habités par des nations civilisées» 3. Pour en venir à une telle assertion, Montesquieu avait puisé, dans les sources littéraires antiques, un fait obscur et incertain, qui apparaît fugitive- ment dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien. Celui-ci avait signalé, dans sa chorographie de l’Ariana, la présence d’Ichtyophages, accompagnant cette mention d’une remarque aussi surprenante qu’allusive: Alexandre leur avait interdit de se nourrir de poisson. Rapporté à l’ensemble des actes d’Alexandre, ce fait est, indiscutablement, minuscule. Il est si minus- cule que la plupart des historiens, et les plus grands – à commencer par G. Droysen 4 –, ne s’y arrêtent pas, y compris lorsqu’ils traitent de la traver- sée de la Gédrosie et de la navigation de Néarque. Il est vrai que le texte lapidaire de Pline n’offre aucun indice permettant de faire le lien entre le passage d’Alexandre dans cette contrée désolée et cette interdiction. Si obscur que soit ce fait, il convient au «travailleur consciencieux» d’interroger les documents pour tenter de l’établir, autant que possible. Viendra ensuite le moment de la recherche «des ‘causes’ et des consé- quences». P. Briant note que ce passage de Montesquieu est remarquable, en ce qu’il offre l’une des premières apparitions du verbe «civiliser» pour désigner le processus faisant passer des peuples «sauvages» à l’état «d’hommes»: pour Montesquieu, Alexandre est «un homme des Lumières, qui non seulement explore une terre réputée inhabitable, mais qui égale- ment l’incorpore à la terre habitée et fait de sa population un rameau du genre humain» 5. Aujourd’hui, une telle analyse ne nous paraît plus, histo- riquement parlant, admissible. Alors comment expliquer qu’Alexandre ait interdit aux Ichtyophages de manger du poisson? 2 Briant 2012, 330, 354. 3 Montesquieu 1748, livre 21, ch. 8. 4 Droysen 1883, 610-624. 5 Briant 2012, 355, 357. Erga-Logoi – 3 (2015) 2 http://www.ledonline.it/Erga-Logoi 8 Pourquoi Alexandre a-t-il contraint les Ichtyophages à ne plus manger de poisson? 2. Les Documents L’interdiction d’Alexandre est, en tout et pour tout, mentionnée quatre fois; mais, dans la pratique, seuls comptent deux témoignages: Pline l’An- cien et Solin. En effet, Martianus Capella (Mart. Cap. VI 699) et Isidore de Séville (Isid. Etym. IX 2, 131), qui abrègent Solin, ne présentent aucun intérêt particulier. Dans sa description de l’Asie orientale, Pline (Plin. HN VI 79; VI 92) fait mention de quatre «satrapies» qui font suite à l’Inde en allant vers l’ouest. En conclusion de l’exposé consacré à celle qui est nommée Ariana, c’est-à-dire l’immense plateau iranien qui s’étend jusqu’à l’Indus 6, il signale une région nommée Daritis 7, qui se trouve à ses confins orientaux. Ensuite, sans transition, Pline décrit une autre partie de l’Ariana, apparemment dans le sens ouest-est: «D’autres [alii] placent les Gedrusi et les Sires sur 138 milles [env. 203 km] 8; puis, sur 200 milles [env. 296 km], les Orites ichtyophages, qui ne parlent pas la langue des Indiens mais ont la leur propre; Alexandre interdit à tous les Ichtyophages de se nourrir de poisson» (… mox Ic<h>thyophagos Oritas propria, non Indorum lingua loquentes per CC p. Ic<h>thyophagos omnes Alexander uetuit piscibus uiuere; trad. André - Filliozat). Pline (HN VI 95) nomme, à la suite, les Arbii, voisins orientaux des Orites, avant de repartir, non sans une certaine imprécision, vers l’ouest: «Au-delà, une région désertique, puis la Carmanie, la Perse et l’Arabie». Une information très similaire est donnée par Solin (Solin. LIV 2-3), dans une organisation spatiale quelque peu différente: «La ville des Indiens la plus proche du fleuve Indus est Caphisa 9, détruite par Cyrus. Sémiramis fonda Arachosia, sur les bords de l’Erymanthus. La forteresse de Cadrusium fut établie auprès du Caucase par Alexandre le Grand 10, ainsi qu’Alexan- 6 Tomaschek 1895b. Pour les limites de l’Arianê, voir Str. XV 2, 1; XV 2, 8; la Gé- drosie en est parfois détachée (Str. II 5, 32). 7 Weissbach 1901, 2212. André - Filliozat 1980, 125, n. 1, proposent un rappro- chement avec les Dareitai, un peuple voisin de la mer Caspienne (Her. III 92), également nommé Daritai par Stéphane de Byzance, s.v. Daristanê. Ptol. Geog. VI 2, 6, signale une Dareitis khôra en Médie. 8 Les Gedrusi sont les Gédrosiens, habitant le Belouchistan (Kiessling 1910, 895- 903) et infra, p. 19. Les Sires sont inconnus par ailleurs (André - Filliozat 1980, 125, n. 2). Goukowsky 1981,112-113, fait un rapprochement avec les Pasirees de Néarque (FGrHist 133 F 1 iv = Arr. Ind. XXVI 3) localisés à 600 stades de Malana et les Pasirae d’Onésicrite (FGrHist 134 F 10 = Plin. HN VI 97), localisés à l’embouchure du Tomêros, à l’est de Malana. Voir la carte en appendice. 9 Selon André - Filliozat 1986, 388, n. 310: Kapis´aˉ, c’est-à-dire Alexandrie du Caucase. 10 Voir Plin. HN VI 92. Il s’agit d’une cité de l’Hindu Kush (Caucase), non iden- tifiée: voir André - Filliozat 1980, 122, n. 10; Tomaschek 1897, 1169 (avec renvoi à «Alexandreia 6» et «Cartana»); Kiessling 1910, 902. Erga-Logoi – 3 (2015) 2 http://www.ledonline.it/Erga-Logoi 9 Pierre Schneider drie, qui mesure 30 stades. Il y en a encore beaucoup d’autres, mais celles- ci sont des plus importantes. Après les Indiens, les régions montagneuses sont occupées par les Ichtyophages, soumis par Alexandre le Grand, qui leur défendit de manger des poissons, qui formaient auparavant leur nour- riture» (… post Indos montanas regiones Ichthyophagi tenent, quos subac- tos Alexander Magnus uesci piscibus uetuit; nam antea sic alebantur; trad. André - Filliozat 11). La source de Pline est inconnue, noyée dans la seule mention des «autres auteurs» (alii). Il est donc impossible de savoir si, entre la source première (compagnons d’Alexandre? Éphémérides royales?) et Pline, une ou plusieurs sources intermédiaires se sont interposées. Il n’est pas exclu, comme le dit W.W. Tarn, que Clitarque, le célèbre biographe d’Alexandre, soit à l’origine de cette information 12. Quant au passage de Solin, c’est in- contestablement un sévère abrègement de Pline (Plin. HN VI 92-95), dans lequel l’auteur escamote les complications topographiques du texte-source. Ceci étant dit, on note chez Solin, concernant le passage qui nous intéresse, la présence de quelques données absentes de l’Histoire naturelle: d’une part, ces Ichtyophages, localisés «après les Indiens» (= à l’ouest de l’Inde), occupent prétendument des régions montagneuses – ce qui peut paraître curieux pour un peuple installé sur le littoral –. D’autre part, Solin associe cette interdiction à une soumission, ou à une contrainte (subactos). Faut-il alors supposer l’existence d’une autre source, non utilisée par Pline? C’est peu probable: la notion de contrainte peut être extrapolée de l’acte d’inter- diction. S’agissant de la mention d’une contrée montagneuse, elle résulte sans doute d’une bévue de Solin (infra, p. 23). On observe quelques autres différences mineures – le nom «Orites» et le qualificatif omnes ont disparu chez Solin –: la seconde résulte probablement de son travail de compilation; quant à la première, elle s’explique par la bévue susmentionnée. Ce témoignage, particulièrement isolé et, au fond, préservé par le seul Pline, est ignoré de la tradition grecque. Il est vrai que la disparition d’une grande partie de nos sources littéraires doit amener à tempérer cette obser- vation. Néanmoins, et cela est remarquable, cette information n’apparaît ja- mais là où l’on aurait pu s’attendre à la trouver: aucune des histoires et bio- graphies d’Alexandre connues de nous ne signale ce fait. Bien plus: Arrien, qui accorde pourtant un soin particulier à la description des Ichtyophages de Gédrosie dans ses Indika, ignore cette décision d’Alexandre. Pour une raison qui reste à établir, cet événement a, rapidement sans doute, sombré 11 André - Filliozat 1986, 160. 12 Tarn 1950, 15, n. 3 (voir aussi infra, n. 67). Cette proposition avait déjà été avan- cée par Stein 1939, 949. Erga-Logoi – 3 (2015) 2 http://www.ledonline.it/Erga-Logoi 10 Pourquoi Alexandre a-t-il contraint les Ichtyophages à ne plus manger de poisson? dans l’oubli. Si donc les Ichtyophages avaient suscité beaucoup d’intérêt en termes d’ethnographie 13, particulièrement en raison de leur mode de vie très fruste (thêriôdês bios), leur rôle dans les actes politiques du roi a paru négligeable, ce qui les a exclus de la «grande histoire». Le silence des auteurs antiques s’est prolongé jusqu’à aujourd’hui. En effet, exception faite de quelques réflexions des philosophes des Lumières, et de quelques commentaires d’historiens récents (infra, pp. 26-31), ce fait n’est pas pris en compte, qu’il s’agisse des monographies consacrées à Alexandre 14 ou des études sur les Ichtyophages et les Orites 15. Dans les rares cas où ce fait reçoit quelque attention, il ne fait pas, ou peu s’en faut, l’objet d’une enquête qui poserait des questions telles que: qui sont ces Ichtyophages? Où, quand, et dans quelles circonstances Alexandre a-t-il pris l’étrange décision de contraindre ces hommes des marges du monde, dépendant des ressources de la mer, à changer d’alimentation? Pourquoi l’a-t-il fait? Un point est assuré: les Ichtyophages en question ne peuvent pas être ceux de la mer Rouge; ceux-ci ne furent pas observés avant le règne de Pto- lémée II, sans compter que le cadre géographique donné par Pline et Solin récuse cette possibilité. En effet, l’interdiction énoncée par Alexandre a pour siège le littoral de l’Ariana, un espace s’étendant entre la rive droite de l’Indus et les confins de la Gédrosie. Cette raison exclut aussi les Mangeurs de poisson riverains du fleuve Indus (?) signalés par Hérodote (Her. III 98), comme ceux qui occupaient les marais de l’embouchure de l’Euphrate (Str. XVI 1, 20). Il faut donc, pour préparer l’enquête, commencer par rassembler les renseignements relatifs aux peuples ichtyophages du littoral irano-pakistanais à l’époque du passage d’Alexandre. En effet, c’est dans ce qui constitue l’arrière-plan de la décision d’Alexandre que l’on pourra trouver de quoi éclairer les propos de Pline et de Solin. 3. ALexAnDRe Au pAys Des ichtyophAges: souRces, Données et pRobLèmes Par souci de clarté, ce dossier sera divisé en trois volets: on examinera d’abord les faits militaires, puis les fondations urbaines et enfin les infor- mations topographiques et ethnographiques. 13 Schneider 2013, 62-67. 14 Sauf erreur de ma part, je n’ai rien vu dans les grandes monographies consacrées à Alexandre, excepté Tarn 1950. 15 On ne trouve rien chez Longo 1987 et pas davantage chez Tkácˇ 1916; Stein 1939, 949, accompagne la citation de Pline d’une simple phrase, qui n’a rien d’un commentaire. Erga-Logoi – 3 (2015) 2 http://www.ledonline.it/Erga-Logoi 11 Pierre Schneider 3.1. Confrontations militaires dans le territoire des Orites et en Gédrosie (automne 325 a.C.) Les historiens se sont depuis longtemps efforcés de clarifier la progres- sion d’Alexandre entre Pat(t)ala, dans le delta de l’Indus, et Poura, lieu où était implantée la résidence royale des Gédrosiens. S’agissant du passage d’Alexandre dans les deux contrées où étaient installés des peuples ichtyo- phages, on suivra la trame proposée par A.B. Bosworth, claire et détaillée 16. De Patala, dans le delta de l’Indus, Alexandre prend la route de l’ouest, avec des effectifs évalués à 30.000 individus, train compris, sans attendre le départ de la flotte commandée par Néarque – une partie des effectifs est laissée à Héphaïstion, qui suit le roi (Arr. Anab. VI 21, 3) –. L’armée atteint le fleuve Arabis/Arabios (Arr. Anab. VI 21, 3), limite du pays des Arabites. Ceux-ci fuient dans le désert (Arr. Anab. VI 21, 4). Après avoir traversé ce territoire, Alexandre atteint le pays des Orites, ou Oritide (Diod. XVII 104, 5 17). La route suivie n’est pas clairement établie: Diodore (Diod. XVII 105, 1) parle d’une entrée dans le pays des Orites par des défilés (διὰ τῶν παρόδων) 18; Arrien, au contraire, semble dire que, obliquant «vers la gauche», Alexandre suit le littoral à partir de l’Arabis pour tomber sur les Orites, des Indiens «indépendants» qui n’ont pas affiché d’amicales inten- tions (Arr. Anab. VI 21, 3); il s’agissait aussi d’aménager des puits pour la flotte de Néarque. Selon Arrien, Alexandre franchit le désert des Arabites en une nuit avant d’attaquer les Orites (Arr. Anab. VI 21, 4-5). D’après Diodore (Diod. XVII 104, 5-7), l’armée se divise en trois colonnes, l’une passant par le littoral, l’autre par la plaine intérieure (plaine de Bela, plus proche du littoral dans l’Antiquité qu’à présent 19) et la troisième par le pié- mont – Arrien parle plus brièvement d’un vaste déploiement de cavalerie –. Les deux auteurs signalent la violence des combats: ils parlent de pillages, d’incendies, de massacres effectués par la cavalerie, et de nombreux pri- sonniers. Alexandre établit un camp pour attendre l’arrivée d’Héphaïstion (Arr. Anab. VI 21, 5; VI 22, 3). 16 Bosworth 1988, 142-145. 17 N.b.: l’organisation spatiale du récit de Curt. IX 10, 4-18, parfois aberrante, montre une perception confuse du secteur située entre la Carmanie et l’Indus. C’est pour- quoi l’on en tiendra peu compte (voir cependant Goukowsky 1981, 93-94). 18 Pour Goukowsky 1976, 144, n. 1, cela prouve qu’Alexandre n’avait pas suivi la route de la plaine, c’est-à-dire littorale. 19 Les alluvions du Purali et les dépôts de sable engendrés par les moussons du sud- ouest ont décalé la ligne de côte de 38 km environ vers le sud. Voir Engels 1978, 138-140. L’océan atteignait probablement Liari, à 15 km environ au nord de la lagune de Miani Hor, au temps du passage d’Alexandre. Erga-Logoi – 3 (2015) 2 http://www.ledonline.it/Erga-Logoi 12 Pourquoi Alexandre a-t-il contraint les Ichtyophages à ne plus manger de poisson? Les Orites – ce peuple, qualifié d’«autonome» par Strabon (Str. XV 2, 1), n’était visiblement pas disposé à se soumettre sans résistance – se coa- lisent alors avec les Gédrosiens, leurs voisins du Makran, qui ont intérêt à faire barrage: ils se concentrent dans l’ouest de la plaine de Bela, pour blo- quer les passes étroites qui mènent vers le Makran (Arr. Anab. VI 22, 1) 20. Toutefois, ils évitent l’affrontement et font acte de soumission, au moins formellement (Arr. Anab. VI 22, 2). Ayant donné des garanties aux Orites, Alexandre les laisse sous l’administration du satrape Apollophanès, quitte le territoire des Orites et prend la route de la Gédrosie (Arr. Anab. VI 22, 2-3) – peut-être au début du mois d’octobre –. Selon Diodore (Diod. XVII 105, 3), son itinéraire suivait la mer (sur ce point, voir infra, p. 14. Léon- natos reste en arrière – aux côtés d’Apollophanès – avec des troupes, pour pacifier et organiser le territoire orite, pour peupler la nouvelle fondation (infra, p. 16) et pour préparer le passage de la flotte de Néarque (Arr. Anab. VI 22, 3). Cependant les hostilités reprennent, en novembre selon Bosworth: peu après le départ d’Alexandre, les Orites attaquent Léonnatos qui essuie de lourdes pertes (Diod. XVII 105, 8). Mais, peu de temps avant l’arrivée de la flotte de Néarque, une nouvelle grande bataille oppose Léon- natos aux Orites et à leurs alliés à Kôkala, sur le littoral 21. Cette fois-ci, les Orites sont vaincus: Il en tua six mille, et tous les chefs. On perdit quinze cavaliers, et peu de fan- tassins; mais Apollophanès, satrape des Gadrosiens, fut tué 22. […] Dans ce lieu, une provision de blé avait été préparée sur l’ordre d’Alexandre pour le ravitaillement de l’expédition, et ils embarquèrent des vivres pour huit jours (Arr. Ind. XXIII 5-7 = Néarque, FGrHist 133 F 1 iii; trad. P. Chantraine, C.U.F.). C’est ici que Néarque – arrivé après ces batailles 23 – libéra certains de ses marins, pour prendre à Léonnatos des hommes plus endurcis. D’après Quinte-Curce (Curt. IX 10, 19), ce dernier informa par lettre Alexandre qu’il avait remporté une victoire sur huit mille fantassins et quatre cents ca- valiers orites. À Suse, il reçut une couronne pour l’ensemble de ses actions chez les Oroi (= Orites; Arr. Anab. VII 5, 5). L’itinéraire d’Alexandre en Gédrosie, à l’ouest du pays des Orites, est controversé. Au demeurant, la seule question qui concerne notre sujet est de savoir dans quelle mesure Alexandre a longé la côte de Gédrosie, entrant 20 Il s’agit sans doute des passes situées sur la route reliant Bela à la vallée de Kolwa. 21 Il faut admettre l’existence de deux batailles pour accorder les sources (Goukowsky 1981, 100). 22 Il fut remplacé par Thoas (Heckel 2009, 41-42, 266). 23 Stein 1939, 944. Erga-Logoi – 3 (2015) 2 http://www.ledonline.it/Erga-Logoi 13 Pierre Schneider ainsi en contact avec des groupes d’Ichtyophages. Quelques documents évoquent brièvement un passage de l’armée sur le littoral, mais il n’est guère possible de les accorder de façon satisfaisante: Diodore (Diod. XVII 105, 3-6) semble indiquer qu’Alexandre était entré en Gédrosie par le littoral. Il aurait rencontré sur son chemin – en Oritide? en Gédrosie? – des Mangeurs de poisson au mode de vie très rudimentaire (infra, p. 19). Quant à Arrien, il signale seulement qu’Alexandre, soucieux de faire creuser des puits et de déposer des vivres pour la flotte, avait ordonné à Thoas de pousser vers le littoral pour faire une reconnaissance. Celle-ci se révéla décevante 24: ce secteur, occupé par des Ichtyophages 25, était sans ressources (Arr. Anab. VI 23, 1-2). Arrien rapporte également qu’Alexandre avait longé le littoral gédrosien un certain temps, pour permettre à ses guides de retrouver leurs repères (Arr. Anab. VI 26, 4-5). A.B. Bosworth, à la suite des recherches d’A. Stein, estime qu’Alexandre a cheminé pour l’essentiel par l’intérieur, bifurquant vers l’océan après l’oasis de Turbat pour ravitailler la flotte – un échec –; après avoir longé la mer pendant sept jours, l’armée rentre dans les terres pour atteindre Poura (Iranshahr?) 26. P. Goukowsky récuse également l’idée qu’Alexandre ait parcouru le territoire des Ichtyophages de Gédrosie, mais admet qu’il est entré dans cette contrée par le littoral des Orites – jalonné par les bouches du Phur, qui se jette dans la mer à l’ouest de Kandewari, et de l’Hingol – 27. Quant à H. Strasburger, il soutient qu’Alexandre est sorti du pays des Orites par la voie du littoral, qu’il a suivie jusqu’à Gwadar, avant de pénétrer dans l’hinterland en direction de Poura 28. Un point semble, en revanche, assuré, quelle que soit l’option retenue: si le passage chez les Orites a été accompagné de violents combats, ce ne fut pas le cas en Gédro- sie, qu’elle soit intérieure ou littorale (voir Diod. XVII 104, 4). Enfin, pour être complet, il faut rassembler les documents relatifs au passage de la flotte commandée par Néarque. À Kôkala, lieu d’une précé- dente confrontation (supra, p. 13), Néarque stationna quelque temps et se 24 Pour Zambrini 2004, 556, il se peut que Thoas ait été chargé de cette mission alors qu’Alexandre se trouvait encore chez les Orites: son rapport aurait découragé le roi de prendre la route du littoral. Voir aussi Stein 1943, 219; Engels 1978, 115. 25 Arrien ne qualifie pas explicitement ces populations d’Ichtyophages, mais ils font évidemment partie du groupe des Ichtyophages de Gédrosie décrit dans les Indika (infra, p. 20). 26 Sur ce sujet, voir aussi Zambrini 2004, 557-558; Brunt 1983, 477; Stein 1943, 220- 221. 27 Goukowsky 1976, 263; Goukowsky 1981, 96. 28 Strasburger 1952, 466-469, 492. Voir aussi Hamilton 1972, part. 603-604. On trouvera une discussion générale chez Engels 1978, 137-143. Voir aussi Stein 1943, 219; Brunt 1983, 478-480; Bosworth 1988, 178; Zambrini 2004, 553. Erga-Logoi – 3 (2015) 2 http://www.ledonline.it/Erga-Logoi 14 Pourquoi Alexandre a-t-il contraint les Ichtyophages à ne plus manger de poisson? protégea par une palissade (Arr. Ind. XXIII 4 = Néarque, FGrHist 133 F 1 iii). Il ne se passa rien. En revanche, une rencontre hostile se produisit à l’embouchure du fleuve Tômeros, à 500 stades de Kôkala, dans les confins occidentaux de l’Oritide – début novembre? –. On ignore si ce groupe d’Orites avait déjà dû subir le passage de l’une des colonnes d’Alexandre ou des troupes de Léonnatos. Quoi qu’il en soit, ces hommes, qui occupaient de petites cabanes dans une lagune de l’embouchure, n’avaient guère résisté à l’assaut des troupes de Néarque (Arr. Ind. XXIV 2-8). Au-delà du pays des Orites, le long de la côte de Gédrosie, les rencontres pacifiques (Arr. Ind. XXV I7; XXVII 2; XXVII 4-5) alternent avec les confrontations violentes, lesquelles ne sont pas autre chose que des razzias causées par le terrible be- soin de nourriture (Arr. Ind. XXVI 9; XXVII 7-10; XXVIII in ext.; XIX 5). 3.2. Les fondations urbaines Le passage des Gréco-Macédoniens dans cette partie du monde a été ac- compagné de la fondation d’une ou plusieurs «colonies». Les sources sont confuses pour le pays des Orites, sans compter des interférences avec le pays voisin des Arabites (tableau synoptique ci-dessous); l’existence d’une Alexandrie en Gédrosie (infra, n. 44) est, par ailleurs, extrêmement conjec- turale 29 (Tab. 1). Les divergences documentaires posent deux difficultés qui ont conduit les historiens vers différentes solutions pour accorder au mieux les sources. Le premier problème concerne l’emplacement de Rhambakia. Deux localisations ont été généralement suggérées 30: soit Bela ou ses alentours 31, à la pointe du bassin formé par le Purali et ses affluents, entre deux chaînes montagneuses; soit plus près du littoral, à Sonmiani, ou à proximité de Kandewari, au nord de l’actuelle lagune de Miani Hor 32. Comme le sou- ligne Zambrini 33, ces choix dépendent grandement de l’itinéraire que l’on attribue à Alexandre lorsqu’il quitte le pays des Orites: soit par le nord en direction de la dépression de Jau; soit par le sud et la route littorale. 29 André - Filliozat 1986, 408, n. 479, jugent que l’Alexandropolis oppidum de Jul. Hon. Cosmogr. 6, est assimilable à l’«Alexandrie des Orites» de Pline et Diodore: ceci paraît bien incertain. 30 Il y en a d’autres: Goukowsky 1981, 97-98, suggère le nom de Khaira Kot. Cette proposition découle du fait que l’auteur identifie le fleuve Arabis au Purali. 31 Par exemple Stein 1943, 215-216; Fraser 1996, 164-165. 32 Hamilton 1972, 606; Tomaschek 1890, 121; Tomaschek 1893; Eggermont 1975, 77. Le Barrington Atlas of the Greek and Roman World retient Kandewari (avec un point d’interrogation). Voir aussi Engels 1978, 139; Goukowsky 1981, 262. 33 Zambrini 2004, 553. Erga-Logoi – 3 (2015) 2 http://www.ledonline.it/Erga-Logoi 15 Table 1. AutRes souRce FonDAtion LocALisAtion inFoRmAtions Diod. Sic. Alexandrie (polis). Alexandre trouve Bon mouillage XVII 104, 8 un emplacement (λι μέ να ἄκλυστον) sur le littoral (παρὰ à proximité d’un site θάλατταν). propice (πλησίον δ’ αὐτοῦ τόπον εὔ θε τον). Arr. Anab. Polis fondée À l’emplacement Emplacement convenant VI 21, 5 par Alexandre de Rhambakia (le plus pour une ville destinée après la première grand «bourg» [κώμη] à prospérer 34. Héphaïstion bataille. des Orites). est chargé de la mise en œuvre. Arr. Anab. Polis – de toute évidence, Dans le pays des Orites Léonnatos (avec VI 22, 3 celle précédemment ou à l’emplacement Apollophanès) est chargé citée. d’Ôra (ἐν Ὤροις 35). de la fondation (un synœcisme? [τὴν πόλιν ξυνοικίζειν]) 36. Curt. IX Urbs fondée après Dans le pays Peuplement d’Arachosiens 10, 7 la campagne des Orites (in hac (deductique sunt in eam de Léonnatos regione). [urbem] Arachosii). et Ptolémée. Plin. HN Arbis (un oppidum) 38? À l’embouchure Fondée par Néarque. VI 96 37 de l’Arabis 39. Plin. HN Alexandrie – fondée Localisation – erronée ? – VI 96 par Léonnatos, dans le pays des Arabites sur l’ordre d’Alexandre. (in finibus gentis) 40. Steph. Byz. Alexandrie. Littoral des Orites. Cité d’Orites Ichtyophages s.v. (πόλις Ὠριτῶν, ἔθνους Alexandreia Ἰχθυοφάγων) 41. 34 Voir Fraser 1996, 165, au sujet de l’expression ἐδόκει ἂν αὐτῷ [scil. Alexandre] πόλις ξυνοικισθεῖσα με γά λη καὶ εὐδαίμων γενέσθαι: elle est pratiquement identique à celle qui accompagne la fondation d’Alexandrie d’Égypte (Arr. Anab. III 1, 5). 35 La question est débattue, les uns voyant dans ce terme un doublet abrégé d’Orites (par exemple, Stein 1939, 947), les autres un toponyme (par exemple, Goukowsky 1981, 97). Sur l’alternance Orites/Oroi, voir Hamilton 1972, 605-606. 36 Goukowsky 1981, 97, donne une explication convaincante du changement de responsable. 37 L’information provient d’Onésicrite (FGrHist 134 F 28), via Juba (FGrHist 275 F 28). 38 Tout dépend de l’édition retenue: haec tamen digna memoratu produntur ab iis [ab iis André - Fil- liozat; Arbim Detlefsen; Arbium Mayhoff]: oppidum a Nearcho conditum in nauigatione et flumen Arbium nauium capax. 39 Tscherikower 1927, 100, identifie cette fondation au Port d’Alexandre fondé par Néarque (FGrHist 133 F 1 iii = Arr. Ind. XXI 10). Voir aussi Tomaschek 1895a, qui l’identifie au portus Macedonum de Plin. HN VI 110. Ptol. Geog. VI 21, 5, connaît une cité nommée Arbis, située un peu en retrait du littoral, en Gédrosie. 40 Pline ne donne pas le nom du peuple (gentis) dans les lignes qui précèdent. On ne peut donc que le tirer du nom du fleuve: il s’agit alors des Arabites (André - Filliozat 1980, 128, n. 4). Sur les difficultés que pose ce passage, voir Goukowsky 1981, 98. 41 On a depuis longtemps corrigé la leçon des manuscrits (Neartôn) en Oritôn. L’information est tirée d’un Périple de l’Inde (ou: de la mer Indienne [Periplous tês Indikês]).
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