PSYCHIATRIE CONTEMPORAINE German E. Berrios Professeur de Psychiatrie, Université de Cambridge POUR UNE NOUVELLE ÉPISTÉMOLOGIE DE LA PSYCHIATRIE Préface du Pr. Jean Naudin, Professeur de Psychiatrie, Université Aix-Marseille Collection dirigée par Léo Gonnet et Alexandre el Omeiri Titre original : Hacia una nueva epistemología de la psiquiatría © German E. Berrios, Buenos Aires : Editorial Polemos, 2011. Traduit de l’anglais (R.U.) par Alexandre el Omeiri, Léo Gonnet et Pierre Paulin avec la participation exceptionnelle du Pr. Jorge Carlos Holguín ISBN : 978-2-9560425-1-8 © Les Editions de la Conquête, 2019. Tous droits réservés. [email protected] 5 PRÉFACE DU PROFESSEUR JEAN NAUDIN Cela fait plusieurs semaines qu’avoir à préfacer le premier ouvrage de German Berrios traduit en français est chez moi cause d’insomnie et d’anxiété. Il est probable que se mêlent à la formation de ces deux symptômes : 1) un peu du plaisir pulsionnel de penser et d’écrire, stimulé par la lecture, passionnante, de cet ouvrage, qui me fait retenir chez l’auteur des expressions vraies et uniques, me force à attendre que viennent dans ma tête les mots justes pour les transmettre sans les paraphraser, qui lorsqu’ils ne viennent pas s’accumulent en attente ; 2) un peu de la tyrannie surmoïque qui fait le sens du devoir, m’obligeant à bien faire et à le faire à temps, d’autant plus qu’en psychiatrie l’auteur de ce livre est une célébrité ; 3) un peu de narcissisme, car relativement à la célébrité méritée de l’auteur une croyance naïve est chez les préfaciers qu’eux- mêmes valent la peine d’être choisis ; 4) du même coup un peu de honte , car cet orgueil jamais je n’ose (me) l’avouer (à d’autres) (!) ; 5) un peu d’une tendance endogène à rechercher ensembles la norme et l’affection, ce qui me fait parfois 6 GERMAN E. BERRIOS trop familier, et parfois trop distant ; 6) pas mal de facteurs strictement infantiles, personnels et biographiques pouvant rendre compte de l’intrication des précédents ; 7) tout ceci étant évidemment lié à l’émergence du nouveau, laquelle signale une probable modification, que j’espère toujours temporaire d’un équilibre biologique, endogène, inchoatique, faisant de moi comme de tous les hommes un être doublement attaché à la nature des symptômes, cela même que German Berrios appelle la soupe primordiale, et à la culture, ce qu’il appelle clairement leur reconfiguration sémantique. Ainsi se construit la clinique psychiatrique, en elle-même une forme pratique d’épistémologie extraite de vécus personnels. Ce livre parle de cette forme d’épistémologie qu’est, ou tout au moins devrait être, la pratique psychiatrique. Il plaide pour la définition d’une nouvelle discipline : l’épistémologie psychiatrique. Il arrive en France au bon moment, dans une psychiatrie qui ne cesse d’être en crise tant pour des raisons économiques et politiques – les temps sont réputés difficiles et la crise sans fin – que pour des raisons culturelles plus profondes qui appellent à reconduire la psychiatrie à la critique de ses fondements mêmes dans les sciences de la nature et les sciences humaines. German Berrios présente là des travaux dont certains remontent aux années quatre-vingt-dix. Berrios, connu dans le monde entier pour ses articles sur l’histoire, la signification et la valeur du symptôme en psychiatrie, est quelque peu iconoclaste. Dans la conception de son monde psychiatrique le savoir clinique ne se fait pas l’allié de la docilité. Il n’est pas indifférent de constater que la traduction, la publication et la diffusion de ce livre soit le fait de deux très jeunes cliniciens, Alexandre el Omeiri et Léo Gonnet. Férus d’histoire, ayant fondé à Marseille leur propre maison d’édition – les Éditions de la Conquête – ces jeunes internes conçoivent la nécessité actuelle de revenir aux racines de notre savoir clinique pour comprendre comment tout en se faisant discriminant il a servi à consolider les formes POUR UNE NOUVELLE ÉPISTÉMOLOGIE DE LA PSYCHIATRIE 7 mêmes de nos sociétés et leur excessive normativité. En psychiatrie la diffusion de travaux comme ceux de Berrios est urgente dans le contexte actuel d’une médiocrité conceptuelle invasive et totalitaire. En créant une maison d’édition, ces deux jeunes gens espèrent diffuser auprès de leurs collègues des textes classiques de la psychiatrie qui portaient en germe la possibilité d’un renouveau conceptuel, ou, plus généralement, des textes contemporains fondateurs abordant la question de la construction de l’objet psychiatrique en tant qu’objet culturel. Ce faisant ils contribuent à leur manière à la déconstruction du savoir psychiatrique, laquelle est indispensable si l’on veut se rapprocher de ce que la psychiatrie est par définition : une pratique sociale, un savoir et une action à la fois. En aspirant à créer pour la psychiatrie une épistémologie régionale, German Berrios, et avec lui l’école de Cambridge, prend à sa racine le problème du symptôme psychiatrique sous l’angle de l’agir communicatif, en croisant les trois disciplines qui sont les siennes (la psychiatrie, la philosophie, l’histoire), à partir de l’inscription constamment renouvelée de la clinique dans le monde de la vie, les particularités de la clinique psychiatrique justifiant à elles seules la définition et le développement d’une épistémologie régionale. Il joue dans le monde anglo-saxon le rôle d’un passeur entre pratique clinique, recherche, et philosophie des sciences, faisant dialoguer anciens grecs, logiciens anglo-saxons et phénoménologues continentaux. Ce livre en cela évoquera pour le lecteur français les travaux de son ami le psychiatre et historien français Georges Lanteri-Laura, qu’il cite plusieurs fois et dont on sait que la démarche fût très proche, par sa méthode et son engagement. On y trouve un constat : la décade du cerveau, censée marquer avec gloire l’avènement d’une psychiatrie scientifique à la fin du siècle dernier, a fait chou blanc. Tout le monde aujourd’hui l’admet, en méprisant les aspects psychopathologiques et sociaux de la psychogénie, en pensant que l’arithmétique et les 8 GERMAN E. BERRIOS statistiques pouvaient faire fonction de pensée, en concevant la clinique comme une suite descriptive d’items n’ayant aucun lien les uns avec les autres, mais pouvant un jour être corrélés aux données d’une imagerie de plus en plus résolutive, la psychiatrie dans les années 90 s’est fourvoyée, elle n’a donné ni de meilleurs diagnostics ni de traitements appropriés. On n’apprécie ni n’évalue un poème en comptant le nombre de ses pieds. Ni l’imagerie, ni la biologie du cerveau, ni les divers phénotypes descriptifs, ni les échelles psychométriques auxquels nous avons eu recours ces cinquante dernières années comme à des outils performants (ce qu’ils sont devenus, personne ne le nie) ne nous permettent de dire comment nous pensons, comment nous vivons nos émotions, comment nous devenons ce que nous sommes, comment nous évoluons, et comment tout cela, nous le faisons toujours ensemble, en lien avec autrui. Manque encore une théorie fondatrice des liens intimes entre les disciplines, les humains qui les bâtissent, le corps qui fait d’eux ce qu’ils sont, garantit leur intimité et leur permet d’être-au monde, les pensées, les valeurs et les émotions qui les singularisent et font d’eux des personnes. German Berrios est dès les années 90 conscient de cet enjeu et le situe tout d’abord dans le problème de la définition du symptôme, constatant que certains sont primaires et d’autres dérivés, que le lien du symptôme mental et du trouble mental n’est pas aussi simple que nos classifications exclusivement descriptives nous le font croire. Il relit avec un regard admiratif mais critique l’œuvre de Jaspers, le rôle qu’y jouent les vécus et les représentations, sa conception de l’explication et de la compréhension, reprise à Dilthey et devant au fond bien plus à Kant qu’à Husserl, le fondateur de la phénoménologie. C’est une question de méthode : jusqu’à quel point Jaspers effectue-t-il une réduction phénoménologique lorsqu’il propose sa psychopathologie descriptive et l’articule avec une psychopathologie génétique des vécus ? Une psychopathologie POUR UNE NOUVELLE ÉPISTÉMOLOGIE DE LA PSYCHIATRIE 9 descriptive est-elle possible ? Est-il possible de concevoir un troisième terme entre explication et compréhension ? S’agit- il de l’interprétation ? Berrios nous conduit sur un chemin qui ne rejette ni Jaspers ni Freud, ni les neurosciences ni la psychopathologie et qui pourtant n’adhère pleinement à aucune théorie préconçue de l’homme, de son corps et de son humanité. Il nous indique une direction de recherche : aller du biologique au sémantique, trouver des passerelles et les soumettre à l’épreuve de l’action thérapeutique, repérer comment jamais le symptôme n’est une chose immobile, comment il se manifeste non tant dans un état stable une fois pour toute mais comme résultant d’un processus évolutif et pouvant en tant que problème s’y résoudre, ce qui revient à poser le problème non tant de la description que de la formation du symptôme. Dans ce texte fort, Berrios lutte contre une conception qui fait du symptôme et des troubles mentaux des objets naturels, il pose une question simple : qu’est-ce qu’un objet psychiatrique ? Est-ce que les objets psychiatriques existent vraiment et si oui, où et comment ? Existent-il comme des objets naturels, tels un caillou, une table ou une automobile, qui existent dans le monde et sont détachables, mesurables, et explicables, ou comme des objets idéaux, tels un symbole, une abstraction mathématique, ou bien des objets imaginaires comme une licorne, qui peuvent être reconnus car représentés mais jamais pour autant être présentés en chair et en os comme pourront l’être au présent un cheval ou un rhinocéros. Pour rendre compte de ce double aspect des symptômes mentaux Berrios crée le concept d’objet hybrides. Les objets hybrides sont irréductibles à leur seule nature et font une large part à la psychogénèse et la construction sociale des troubles. La question se pose de savoir si ces objets existent en dehors de l’histoire dans laquelle ils se produisent et dont ils constituent une part de la trame. Berrios nous montre à l’aide d’exemples cliniques 10 GERMAN E. BERRIOS courants comme l’hallucination, l’anxiété ou la dépression, qu’aucun symptôme mental ne peut exister en soi, en dehors même de toute reconfiguration cognitive, sociale ou culturelle. Le symptôme mental n’a de sens que parce qu’il vaut tout à la fois pour celui qui le vit et le raconte et celui qui l’observe, le recueille et l’entend. Dans la définition qu’en donne Berrios et pour ne citer qu’elle, l’hallucination en tant qu’objet clinique n’est rien sans le récit qu’en fait l’halluciné, elle n’est pas une perception sans objet comme l’a définie Esquirol, elle n’est pas non plus comme la définissait Ey une perception sans objet à percevoir, elle est le récit fait à autrui par l’halluciné à propos de la perception d’un objet qu’aucun autre ne dit percevoir. Berrios montre que pour pouvoir modéliser la formation du symptôme, il faut recourir à un modèle narratif de l’expérience psychiatrique. Sans aucun doute la biographie des psychiatres, leur culture, leur engagement personnel et la façon dont ils ont été formés compte grandement dans leur manière d’appréhender la notion de symptôme. Savoir que German Berrios est né en Amérique Latine, qu’il se forme d’abord à la neurologie, et qu’il fait ses études de médecine, d’histoire et de philosophie à Oxford (UK) donne une idée certainement bien trop approximative de son parcours personnel mais fournit une indication quant au tour qu’il donne à sa psychopathologie, faite de rigueur méthodologique et de style coloré, de culture classique et de possible indocilité. Il manifeste tôt un grand intérêt pour la discipline psychiatrique car, par sa dimension relationnelle, elle contraint à faire un pont entre les neurosciences et la philosophie. En croisant l’histoire, la méthode philosophique et l’expérience pratique il met à jour ce qu’il appelle une épistémologie clinique, ou une micro-épistémologie, dont la caractéristique principale est d’être régionale, propre à la psychiatrie, proche de l’expérience du clinicien et du patient, et des récits dans lesquels elle trouve son sens. Conformément POUR UNE NOUVELLE ÉPISTÉMOLOGIE DE LA PSYCHIATRIE 11 à la philosophie anglo-saxonne dont elle se nourrit, c’est une épistémologie pragmatique. Cette façon de faire renvoie l’épistémologie à ce qui la motive, autrement dit au moment même de l’acte clinique, confrontant la pratique psychiatrique à son histoire, et l’une et l’autre à la réalité culturelle et engagée du monde de la vie. La psychiatrie n’est jamais neutre, n’a jamais la neutralité de la chose, ne peut répondre à une simple causalité, aucun faisceau de preuves ne suffit à l’édifier comme un ensemble clos de signes : si elle fait sens c’est qu’elle renvoie à des valeurs, à des mises à l’épreuve, à des expériences vécues, à des histoires, des faits, des événements et des crises, c’est qu’elle est comme l’émotion qui provoque ou colore le symptôme toujours possiblement étouffée ou explosive. Cet homme né en Amérique latine et vivant à Cambridge porte par sa culture et son travail une efficace contradiction à l’Amérique psychiatrique du DSM et de George Bush, à ses guerres impériales et aux guerres intestines des européens, à la causalité débordante des théories cognitives et à l’amour démesuré de ces dernières pour les échelles de mesure. Tous ces phénomènes ont contribué à faire de la psychiatrie contemporaine une question politique qui ne cesse de s’ignorer en recouvrant sous des couches épaisses d’items sans aucun lien entre eux autres que descriptif la force véritable de son énergie, son indocilité, son noyau dynamique, comme s’il s’agissait d’enfouir le noyau sémantique de l’expérience clinique sous un sarcophage de béton comme le fit l’URSS du cœur de la centrale Lénine à Tchernobyl. Berrios situe clairement les objets psychiatriques et les actions qui leur donnent du sens dans une perspective dialogique, une visée de communication inter- et intra- subjective, montrant comment se font au quotidien signes et symptômes depuis la soupe primordiale, ensemble des signaux biologiques dont ils sont issus, jusqu’à leur formation et leur configuration sémantique, reconfiguration narrative qui n’est 12 GERMAN E. BERRIOS jamais indépendante du contexte culturel et social qui est celui de leur temps. Loin de la phénoménologie descriptive qui fût celle de Jaspers (quoique proche de ce dernier en ce qu’il n’adhère pleinement à aucune mythologie, ni cérébrale, ni psychanalytique, ni fonctionnaliste, ni structuraliste), l’auteur ne cesse de porter un regard très critique sur la psychiatrie d’aujourd’hui, ce qu’en ont fait les classifications catégorielles, l’économie capitaliste et la soumission à une médecine exclusivement fondée sur des preuves. Il plaide pour la dimension relationnelle et sémantique de l’objet psychiatrique avec la force et parfois l’impertinence juvénile de l’amateur de licornes conceptuelles : licorne, l’image de la soupe primordiale en est peut-être une en elle-même mais elle demeure d’une richesse infinie pour illustrer l’ensemble des signaux biologiques qui se situent juste en deçà du dicible et dont ne sont jamais perceptibles que la nouveauté ou l’émergence, cela même qui fait de leur apparition un événement possiblement reconnu et exprimable sans accéder encore pour autant à la dimension sémantique du récit constitué. La direction de recherche fondamentale en psychiatrie ne se résume pas à une chasse à la licorne, mais cherche dans l’expérience psychiatrique et la notion d’intentionnalité (au carrefour entre philosophie logico- pragmatique anglo-saxonne et phénoménologie continentale) ce point où fusionnent les sciences humaines et naturelles en confondant leurs trouvailles dans un récit moins étiologique que simplement respectueux du mystère qui les induit. Berrios questionne les métaphores et les représentations qui mènent, par la diversité de leurs assemblages, aux modèles cliniques (médical, psychopathologique, social ou systémique), remarquant et critiquant positivement la fonction essentielle de la corrélation et des variables proxy dans la constitution de ces modèles, étant entendu qu’une variable proxy n’est pas à assimiler à une naturalisation et qu’entre les deux éléments de la corrélation se creuse en permanence un gouffre conceptuel. Peu