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Pour un Littérature-Monde PDF

343 Pages·2007·13.182 MB·French
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POUR UNE LITTÉRATURE-MONDE POUR UNE LITTÉRATURE-MONDE Sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud par Eva Almassy * Tahar Ben Jelloun Maryse Condé * Dai Sijie * Ananda Devi * Chahdortt Djavann Édouard Glissant * Jacques Godbout * Nancy Huston Fabienne Kanor * Dany Laferrière * Michel Layaz Michel Le Bris * Alain Mabanckou * Anna Moï Wajdi Mouawad * Nimrod * Esther Orner * Grégoire Polet Raharimanana * Patrick Raynal * Jean Rouaud Boualem Sansal * Brina Svit * Lyonel Trouillot Gary Victor * Abdourahman A. Waberi GALLIMARD BM0679623 © Éditions Gallimard, 2007. Mort d'une certaine idée JEAN ROUAUD C'était à Hambourg, ou peut-être Hanovre, mais à coup sûr dans une ville allemande puisque j'avais choisi de rendre hommage à un auteur dont personne ne parle plus et que les Allemands eux-mêmes, du moins ceux qui s'en souviennent, considèrent avec un certain mépris, s'étonnant que je m'intéresse à un écrivain qu'ils classent dans la catégorie Grund und Blut, autrement dit de la terre et du sang, ce qui, par les temps qui courent, n'est jamais bon signe, COIllme s'il sentait le soufre et les ren voyait aux pires Illoments de leur histoire, et pour un peu ils en feraient, sans l'avoir lu, un des ardents propagandis tes du cauchemar allemand, alors qu'un jour de 1935 Ernst Wiechert, romancier et professeur, prit sur lui - et le courage n'était pas la chose la mieux partagée à cette époque, le risque étant assuré sur sa propre vie - de dé noncer du haut de sa chaire au grand auditorium de l'université de Munich, c'est-à-dire au cœur de la ma chine nazie, la politique du maître du troisième Reich, ce qui fut perçu comme un appel à la résistance, et lui valut d'être aussitôt arrêté et envoyé au camp de Buchenwald, séjour qu'il évoquera dans Le bois des morts et, quelques 8 Mort d'une certaine idée années plus tard, dans Mîssa sine nomine, un roman cré pusculaire où, comme tous ceux qui ont eu à souffrir de la barbarie de leurs semblables, il se posait la question centrale, non pas du pardon - sauf, in fine, une rédemp tion par l'amour, pour la jeune fille dont la classe des bourreaux avait enrégimenté la fragile jeunesse -, mais de la foi en l'homme. La poste allemande a édité un tim bre de lui. On lui voit un beau visage, doux et triste, car comment faire bonne figure après la traversée des plus grandes douleurs, mais on est heureux que ce soit cet homme qui nous ait donné L'enjànt élu, La grande per mission, Les enfants Jéromine et quelques autres romans inspirés de sa Prusse-Orientale et d'un christianisme d'un autre temps, où toute parole était un éclat du Verbe. Et désofInais nous nous fierons à la poste allemande pour ce qui relève de la critique littéraire de ce pays. Et si j'avais choisi d'honorer sa rnémoire, c'est que la lecture de ses livres, à quinze ans, avait marqué rIla pre rIlière rencontre avec la littérature, c'est-à-dire avec l'aurore aux doigts de rose, avec des récits qui ne se résu ment pas à la somme d'événements qui vous tiennent en haleine. Même si maintenant je vois bien que cet intérêt ne tenait pas qu'à la seule poésie du texte. Cette décou verte était d'abord, à travers le temps, l'espace et le pas sage d'une langue à une autre, une rencontre. Dans L'en fant élu, qui raconte l'histoire d'un enfant sans père prénommé Jean, vivant dans cette partie de la Prusse- Orientale, marécageuse et boisée, où la religion envahis sante pèse de tout le poids du Ciel sur la conscience et le comportement de ses habitants, quelqu'un pour la pre mière fois me parlait à l'oreille d'un presque rIloi. Mais de Jean Rouaud 9 ce qUI me crève les yeux aujourd'hui, ces similitudes, je n'étais pas conscient alors. Simplement, cet univers m'était familier, pour lequel je n'avais pas besoin de faire un grand effort d' imagination. Un pays humide, une so ciété rurale qui ne peut plus faire semblant de vivre en autarcie, d'ignorer les lumières de la ville et de rester sourde aux rumeurs du monde (ce sont les mêmes jeunes gens de L'enfant élu qui dans sa suite, La grande permis sion, se retrouvent au front pour la première boucherie du siècle), la prégnance de la religion qui laisse une marge de manœuvre si faible que le destin paraît tout tracé, il n'y avait pas entre cet univers et le rnien les milliers de kilo mètres qui séparent la Prusse-Orientale luthérienne de ma Loire-Inférieure catholique tentée un temps par le jansé nisrne et profondément marquée par les préceptes sévères de la Contre-Réforrne. Sans avoir besoin de le formuler, il m'apparaissait d'emblée que nous appartenions, les per sonnages de Wiechert et moi, à la même aire géographi que et mentale. Il y eut d'autres lectures, plus prestigieuses, depuis ce premier éblouissement littéraire, mais à dire vrai, en ce qui concerne les éléments de mon projet romanesque, je n'en aurais pas eu vraiment besoin: tout était déjà dans l' œuvre de Wiechert. Mais au-delà des résonances person nelles, une chose me séduisait par-dessus tout dans ses li vres, m'emportait, me convainquait de cette haute idée de la littérature, c'était la tonalité biblique de son écriture, dont on cornprenait qu'elle était porteuse d'une autre mission que du simple souci de raconter une histoire. Et ce qu'elle disait avec ces phrases comme des veines d'or dans le texte, qu'on aurait pensées tirées des psaumes ou des 10 Mort d'une certaine idée proverbes de Salomon, comme celle-ci, par exemple, qu'il m'arrive encore de citer, «On ne s'humilie que soi rnêrne », ce qu'elle disait, cette langue lyrique, incarlta toire, où les mots ne prenaient rien à la légère, au risque parfois de devenir sentencieuse, c'était que toute histoire exprimée en une langue quasi liturgique racontait forcé ment l'histoire d'un peuple élu, quel qu'il soit, d'où qu'il vienne et aussi humble soit-il. L'écriture était ce flamboie ment poétique qui se posait comme au jour de la Pente côte sur les personnages du texte et les transformait en porte-parole universels de l'humaine condition. L'écriture était cette élection. Et tout livre était une feuille volante du grand livre du monde. Mais la grande nouvelle, la merveilleuse nouvelle, c'était que, dès lors, par la seule grâce du verbe, rien n'ernpêchait de faire d'un coin perdu de Loire-Inférieure une terre promise au chant et à la louange. Sans doute porté par le souvenir de cet homrne, qui avait accompagné de sa propre souffrance l'agonie d'un monde, d'avoir comme lui été le greffier de la fin de la société rurale, d'avoir enregistré l'onde de choc du siècle jusque dans ses coins les plus reculés, d'avoir éprouvé à quel point le roman, en compagnon fidèle, avait été en traîné dans cette spirale dépressive où deux guerres mon diales et les humiliations de la seconde avaient conduit le pays de France, rnais j'eus soudain le sentiment de parler d'outre-tombe. Et en conclusion de mon intervention, sans que la phrase ait été à quelque mornent préméditée, s'imposant à cet instant comme le résultat d'un enchaîne ment presque mathématique, devant une assistance qui manifesta sa stupeur par un oh unanime où perçait une Jean Rouaud Il nuance de réprobation après que fut donnée la traduc tion, je laissai tomber qu'écrire en français, c'était écrire dans une langue morte. Ce n'était même pas un effet de manche, le geste grandiloquent du chanteur d'opéra s'en fonçant en s'époumonant de plus belle, une dague dans le cœur, tout juste une sorte d'éclair noir. Il n'y avait pas que les civilisations qui étaient mortelles, par voie de con séquence les langues mouraient avec elles. Du coup je fra ternisais avec ces auteurs latins du Bas-Empire s'essayant à maintenir à flot la prose de la République quand par les failles du limes s'engouffrait brutalement le rnonde à ve nir. Le destin, ou quelque nom qu'on lui donne, avait voulu que j'apparaisse au moment où tout disparaissait. Mauvais karrna, en somme. Le genre de réflexion qui m'eût valu en temps normal un petit haussement d'épau les, doublé d'une incitation à aller faire le tour du quar tier, mais à ma décharge je dois ajouter que j'avais été échaudé lors de déplacements ici ou là, où mes livres étaient traduits, par les remarques des universitaires étran gers, s'inquiétant d'un air qui avait du mal à paraître s'en désoler de la perte d'influence de la littérature française. Ce qui, traduit en sous-texte, pouvait se formuler ainsi: « Ah bon, on écrit encore en France? » Ce qui était limite désagréable pour celui qui venait avec les nouvelles fraÎ ches du pays contenues dans son dernier livre, mais visi blement certains n'étaient pas mécontents d'en avoir fini avec ces intarissables donneurs de leçons de la littérature française, avec leur prétention à l'universalité, comrne si tout notaire de Tours pouvait parler au nom des trap peurs des Rocheuses, des bateliers de la Volga, ou des concubines de la Cité interdite.

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