Sous la direction de Gilles CAMPAGNOLO Jean-Sébastien GHARBI Philosophie économique Un état des lieux E Collection -conomiques Éditions Matériologiques Sous la direction de Gilles Campagnolo et Jean-Sébastien Gharbi Philosophie économique Un état des lieux ÉDITIONS MATÉRIOLOGIQUES Collection « E-conomiques » materiologiques.com Collection « E-conomiques » dirigée par Gilles Campagnolo (CNRS) Afin de combler la lacune béante entre une formalisation très spécialisée et sa dénonciation problématique en sciences sociales, en particulier économiques, afin de répondre aux interrogations nées de la crise économique, du malaise social, de l’agitation politique, la collection « E-conomiques » ressaisit le réel à l’aune de la pratique effective des sciences (observation, expérimentation, théorisation). Elle présente des œuvres distinguant bons et mauvais usages de la raison pour surmonter l’incompréhension tenace et réciproque entre acteurs de ces disciplines. « E-conomiques » promeut dans ce but des travaux d’explicitation et de clarification de l’économie et des sciences sociales : sociologie, anthropologie, sciences cognitives, neuro-économie, sciences politiques et juridiques. La tâche urgente d’une philosophie, d’une épistémologie et d’une méthodologie dans l’entrelacement de ces disciplines est encouragée. L’universalité de la science l’impose, l’urgence de la crise l’exige. La collection « E-conomiques » la réalise. Les publications de la collection « E-conomiques » fournissent aux spécialistes et à un large public cultivé les éléments dépassionnés de débats intéressant au- jourd’hui tant l’honnête homme que le professionnel. Gilles Campagnolo & Jean-Sébastien Gharbi (dir.), Philosophie économique. Un état des lieux ISBN (papier) 978-2-37361-057-4 eISBN (PDF) 978-2-37361-058-1 ISSN 2427-4933 © Éditions Matériologiques, février 2017. 51, rue de la Fontaine au Roi, F-75011 Paris materiologiques.com / [email protected] Conception graphique, maquette, PAO, corrections : Marc Silberstein. Logo de la collection par Kaori Kasai (© Kaori Kasai). DISTRIBUTION EBOOKS : Cairn, Numilog, etc. DISTRIBUTION LIVRE PAPIER : Éditions Materiologiques En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français du copyright, 6 bis, rue Gabriel-Laumain, 75010 Paris. Philosophie économique, un état des lieux Gilles CAMPAGNOLO et Jean-Sébastien GHARBI Il faut aussi reconnaître qu’une surutilisa- tion des mathématiques peut être un triste moyen pour faire l’impasse sur des sujets qui demeurent importants même si on ne peut pas les mettre en équations. Les mathéma- tiques ne sont donc pas l’unique « fondement » de la science économique (Amartya Sen1). L’économie, comprise de façon très large comme l’étude et l’ana- lyse des phénomènes économiques, implique toujours de faire des choix. Elle implique d’abord de sélectionner les phénomènes méritant attention. Elle requiert ensuite de choisir les outils théo- riques pour traiter ces derniers. Elle mène enfin à réfléchir sur les options retenues, car de tels choix ne sont jamais neutres. On sait, par exemple, que Ricardo considérait la répartition des revenus comme « le principal problème en économie politique2 », tandis que l’analyse en termes d’équilibre général conduit à considérer la répartition des revenus comme entièrement déterminée par les prix et les quantités d’équilibre, et donc comme ne constituant pas à proprement parler un « problème ». Aussi inévitables soient-ils, de tels choix ne sont pas seulement méthodologiques ; ils enveloppent inséparablement tout [1] Cette déclaration d’Amartya Sen est extraite d’une interview accordée au journal Le Monde à la suite de la controverse en France sur la trop grande place accordée aux mathématiques dans l’enseignement de l’économie (« La controverse française actuelle se retrouve dans de nombreux pays », Le Monde, 31 octobre 2000). La lecture complète de l’interview montre que Sen ne prend pas fait et cause en faveur des revendications étudiantes, mais adopte une position nuancée, acceptant, d’une part, le fait que les mathématiques ne peuvent pas rendre compte de tout, mais mettant, d’autre part, en avant leur pertinence et leur force dans l’analyse économique. [2] D. Ricardo, On the Principles of Political Economy and Taxation [1817], 1821, p. 1. 4 Philosophie économique autant des engagements éthiques, épistémologiques et ontologiques3 – ce qui revient à dire qu’ils sont intrinsèquement philosophiques. Or, très souvent, ces aspects ne sont pas abordés directement par les économistes. La philosophie économique s’intéresse précisément à ces ques- tions dans la mesure où celles-ci obligent à discuter les théories éco- nomiques, leurs structures, leurs sens, leurs implications et leurs limites. La philosophie économique se définit comme la démarche réflexive dans le champ d’interaction entre philosophie et économie. Cette introduction aborde nombre de questions quant à ce qu’est la philosophie économique, sa définition et sa caractérisation, et nous y défendons des positions qui n’emporteront peut-être pas l’unanimité. La philosophie économique est par essence un lieu et un sujet de débats. Prenant acte de ce fait, consubstantiel à tout travail s’inscrivant dans ce champ, nous prenons ici le parti d’ouvrir la discussion. Nos affir- mations sont tout autant des questions que des réponses. Qui pour- rait, d’ailleurs, prétendre définir absolument, ou même partiellement circonscrire, la philosophie économique sans se référer, sous forme interrogative, à la communauté des spécialistes de ce domaine et à ses usages ? Par ailleurs, il va de soi que nous ne saurions prétendre dans ce texte traiter de tous les sujets relatifs à la philosophie économique, ni même à l’exhaustivité à propos des questions que nous abordons. Nous entendons seulement contribuer à orienter le lecteur dans la pensée, à l’instar de chacun des auteurs qui ont participé à ce volume. Nous commençons par discuter l’articulation de la philosophie et de l’économie (I), la dénomination du sous-champ disciplinaire auquel renvoie l’expression « philosophie économique » (II), avant de nous confronter aux difficultés de sa définition (III). Puis, nous fournissons quelques éléments qui attestent l’intérêt grandissant de la commu- nauté scientifique pour la philosophie économique au cours des der- nières années (IV). Nous posons ensuite la question de la pertinence de se référer à une tradition francophone de philosophie économique (V). Enfin, nous abordons la question délicate, mais importante, de la manière de découper et de baliser ce domaine de recherche (VI), avant de présenter les chapitres rassemblés dans ce volume collectif, que tous les éléments précédents visent à introduire de manière aussi réflexive que possible (VII). [3] Sur le concept d’« engagement ontologique », que nous utilisons ici librement, voir W.V.O. Quine, Word and object, MIT Press, 1960. 5 Philosophie économique Introduction. Philosophie économique, un état des lieux I. L’articulation entre philosophie et économie Une fois assignée au champ d’interaction entre philosophie et éco- nomie, la formule « philosophie économique » reste à identifier afin de préciser d’emblée ce qu’elle ne désigne pas, autrement dit à indi- quer ce que la philosophie économique n’est pas et ne peut pas être. L’expression « philosophie économique » peut ainsi facilement être mal comprise et susciter un rejet aussi compréhensible que justifié, si on la regarde comme : i) une mise sous tutelle ou une « annexion épistémologique » de l’économie par la philosophie. Dans cette accep- tion, le philosophe, tel un législateur de la science, fixerait a priori le champ d’études de l’économiste, et limiterait ainsi à la fois ses recherches, ses méthodes et ses conclusions ; ii) une philosophie appli- quée à l’économie : une fois le travail proprement économique effectué, le philosophe en tirerait, telle une conscience qui aurait jusque-là fait défaut, un sens supposément inaccessible à l’économiste – aveugle ou borné. L’économie serait encore subordonnée à la philosophie, cette fois-ci a posteriori4. Le défaut commun à ces deux façons d’appréhender la « philosophie économique », une « annexion » ou une « application », tient à l’extériorité qu’elles supposent entre philosophie et économie. Dans ces deux cas, la philosophie s’imposerait à l’économie depuis l’extérieur – au trement dit, elle imposerait à la démarche de l’économiste des considérations qui ne seraient pas économiques. Pour être en mesure de donner un sens à cette expression, il est donc essentiel que l’articulation de la philosophie et de l’économie évite de faire de cette dernière une simple vassale de la « science reine ». Selon nous, l’économie dispose de méthodes et d’objets d’étude spé- cifiques qui ne peuvent être normés de l’extérieur sans méconnaître gravement leur objet. Une telle affirmation ne consiste pas à refu- ser l’existence de questionnements transversaux, de problématiques orthogonales – position difficilement tenable qui reviendrait à nier que l’économique est une dimension de la vie humaine. Ici, et concer- nant le rapport éventuel avec d’autres sciences, mis en avant par certains contributeurs de cet ouvrage, nous retenons de l’économique les dimensions qui relèvent de sa théorie, de sa méthode, de son his- [4] Un risque inverse serait, au contraire, d’inféoder la philosophie à l’économie, sinon au plan théorique (les concepts ne se laissant pas manipuler aisément) du moins en termes insti- tutionnels (les forces en présence étant nettement en faveur de l’économie) : ce risque ne serait donc pas de même nature que les deux autres. Pour autant, il est également à éviter. 6 Philosophie économique toire conceptualisée (dans le temps de ses progrès éventuels) et de sa « géographie notionnelle » pour ainsi dire. Elle entend seulement insister sur la spécificité de l’analyse économique, sans pour autant la couper de son contexte intellectuel, historique et social. Pour exprimer la même idée de manière différente, il semble dif- ficile de considérer que les discussions quant à ce qui peut constituer un enrichissement de l’analyse économique, ainsi que les réponses que l’on peut y apporter, puissent ne pas faire partie intégrante de la démarche de l’économiste. Loin d’interdire toute interaction entre philosophie et économie, le refus de subordonner l’économie à la philosophie (autrement dit le refus d’établir le philosophe en roi des sciences particulières) constitue en réalité un préalable nécessaire à leur association véritable. Le refus de concevoir la relation entre l’économie et la philosophie dans la démarche de philosophie économique comme une relation d’extério- rité est en effet une condition nécessaire à l’existence d’une philoso- phie économique qui évite d’instrumentaliser l’une au profit de l’autre – et de minimiser, voire d’omettre, les perspectives de la discipline instrumentalisée. Ce même refus conduit à définir la philosophie économique comme le travail conceptuel que l’économiste lui-même doit accomplir dans sa pratique, à affirmer le besoin et même la nécessité que le philosophe se fasse économiste ou que l’économiste se fasse philosophe, de sorte que le travail d’analyse économique (qu’il s’agisse de son propre travail ou de la discussion de celui d’autres personnes) soit dans le même mouvement philosophique. II. Le choix des mots : comment appeler l’interaction entre philosophie et économie ? La littérature use d’un certain nombre de formulations pour dési- gner le champ d’interaction entre philosophie et économie. Il est per- tinent de revenir sur les principales, et les plus souvent rencontrées, à savoir : « économie et philosophie », « philosophie de l’économie », « méthodologie économique », « épistémologie économique », « écono- mie philosophique » et, bien entendu, « philosophie économique ». Dans cette section, nous débattons de chacune de ces formules en présentant les raisons qui nous conduisent à préférer la dernière. Il pourrait paraître étrange d’aborder la question de la dénomina- tion d’un champ théorique avant d’en avoir fourni une définition et ainsi avant d’en avoir précisé le contenu. Au contraire : l’effort lexico- 7 Philosophie économique Introduction. Philosophie économique, un état des lieux logique aide à déterminer la caractérisation, voire à s’approcher d’une définition. Nous tentons donc de montrer que cette discussion tient pour l’essentiel à la manière d’articuler philosophie et économie et qu’elle s’avère par conséquent un préalable aux questions de définition de ce champ de recherche. Économie et philosophie. Cette dénomination est une transpo- sition de l’anglais « economics and philosophy » et elle fait évidemment écho au titre d’une revue majeure dans le domaine. L’importance éditoriale de cette expression ne suffit toutefois pas à résoudre notre problème de dénomination. La conjonction « et » peut en effet être comprise de deux façons fort différentes. La première, extrêmement large, engloberait tout ce qui tombe soit dans le champ de l’économie, soit dans le champ de la philosophie (en termes d’ensembles, c’est la forme « A , B », où A et B désigne- raient respectivement la philosophie et l’économie). Cette première compréhension de « philosophie et économie » constituerait une façon très inadéquate de désigner la pratique du champ d’interaction entre philosophie et économie. À ce compte, en effet, il n’y aurait aucune raison d’en exclure l’Esthétique de Hegel5… La seconde façon de comprendre ce « et » correspondrait au sens que lui donne la logique des prédicats lorsque l’on écrit « A & B » (ou en termes d’ensembles : « A + B »). On renverrait de la sorte seulement à l’intersection du domaine de la philosophie avec celui de l’écono- mie. Si elle semble plus à même de désigner la pratique des travaux articulant philosophie et économie, cette seconde compréhension de l’expression « économie et philosophie » conduirait à ce que la philo- sophie puisse apparaître comme un espace thématique, plutôt que comme une activité. Surgit encore, au travers de cette seconde acception, la question de la frontière du domaine. Le même raisonnement qui faisait écarter l’Esthétique de Hegel du champ conduira à affirmer, par exemple, que les travaux de philosophie politique ne tombent pas tous dans le champ de l’« économie et philosophie », ce qui nécessite d’admettre qu’il faut évaluer au cas par cas ce qui relève ou pas de ce domaine de recherche. [5] G.W.F. Hegel, Esthétique, tr. fr., 2 vol., Livre de Poche, 1997. On trouve bien entendu chez Hegel des éléments proprement du ressort de la philosophie économique dans son œuvre (par exemple, les § 189-208 de ses Principes de la philosophie du droit, tr. fr. PUF, 3e éd. 2013, p. 357-374). 8 Philosophie économique En outre, des esprits tatillons pourraient demander si le fait de mentionner l’économie avant la philosophie dans ce cas n’est pas déjà la marque d’un privilège accordé à l’économie, réduisant à un rôle seulement instrumental la philosophie – tandis que l’ordre inverse « philosophie et économie », qui à notre connaissance n’apparaît pas dans la littérature, créerait seulement le souci exactement inverse. Philosophie de l’économie6. Là encore, l’expression est lar gement utilisée dans la littérature anglo-saxonne (sous la forme « philosophy of economics » donc). Les travaux rassemblés sous l’intitulé « philosophie de l’économie » relèvent pour l’essentiel de la philosophie des sciences7, présentant la philosophie de l’économie comme une spécification de la philosophie des sciences sociales. L’une des implications que porte cette appellation est de concevoir l’économie à titre de simple objet d’étude, parfois comme un objet d’étude a posteriori. De là à dire que la « philosophie de l’économie » présuppose l’extériorité de la philoso- phie à l’économie, ce que nous avons pensé devoir présenter comme un risque à éviter dans la section précédente, il y a un pas qui, certes, n’est pas franchi de manière explicite et revendiquée par la plupart des auteurs qui rangent leurs travaux sous cette appellation. Le débat a été nourri sur la place de cette appellation. Ainsi, après avoir noté que l’expression « philosophie de l’économie » décrit très bien certains travaux des philosophes intéressés par l’économie et des éco- nomistes intéressés par la philosophie, Erik Angner8 défend l’idée que cette expression a aussi des défauts. Elle suggère, d’une part, que les travaux en question sont toujours « de seconde main (derivative) » au sens où ils porteraient sur les travaux déjà effectués par les écono- mistes et, d’autre part, que la plus grande partie de ce travail est effec- tué par des philosophes et en adoptant la perspective de la philosophie. [6] De manière surprenante, le livre de S.-C. Kolm intitulé Philosophie de l’économie (Seuil, 1986) utilise presque exclusivement la formule « philosophie économique » dans le corps de l’ouvrage (voir notamment le titre de son introduction : « La philosophie économique : un acte de naissance », p. 7). On aurait donc tort de compter Kolm parmi les défenseurs de l’expression « philosophie de l’économie ». [7] Voir D. Ross & H. Kincaid, « Introduction : The New Philosophy of Economics », in D. Ross & H. Kincaid (eds.), The Oxford Handbook in Philosophy of Economics, Oxford University Press, 2009, p. 3-32. [8] E. Angner, « In Defense of “Philosophical Economics” », #PhilosophicalEcon Blog, 18 août 2015. Ce billet de blogue discute du sens des expressions « philosophy of economics » et « philosophie économique » (en français dans le texte) avant de conclure que la formule « économie philosophique [philosophical economics] » lui semble mieux rendre compte des travaux – nous y revenons plus bas.