Philologie et théâtre FAUX TITRE 382 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, †M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans Philologie et théâtre Traduire, commenter, interpréter le théâtre antique en Europe (XVe – XVIIIe siècle) Etudes réunies par Véronique Lochert et Zoé Schweitzer AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2012 Illustration couverture : « Theatrum » dans Térence, Comoediae, Paris, Trechsel, 1493. © BnF Conception graphique : Christophe Le Drean (pages intérieures) The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents - Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 978-90-420-3587-4 E-Book ISBN: 978-94-012-0862-8 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2012 Printed in The Netherlands REMERCIEMENTS Nous adressons nos plus vifs remerciements à Françoise Lavocat, qui a accueilli notre projet au sein du programme ANR Hermès « Histoires et théories de l’interprétation » et l’a soutenu sous la forme d’un colloque puis d’une publication. Notre réflexion a ainsi pu se développer dans un environnement stimulant et bénéficier de la discussion collective. Merci à Paul Pelckmans d’avoir bien voulu recevoir ce volume dans sa riche collection. Avant-propos Larry F. Norman, University of Chicago « C es traductions de poètes grecs sont contre la bonne politique ». C’est par cet avertissement menaçant qu’en 1688 Charles Perrault conclut sa préface au premier tome du Parallèle des Anciens et des Modernes1. Il signale en particulier les « vilaines mœurs » dépeintes par Théocrite, qui relèvent d’« un vilain siècle bien différent du nôtre » : une traduction fidèle de ses œuvres pourrait corrompre un public contemporain caractérisé par sa délicatesse morale et son raffinement linguistique. Ce n’est pas que Perrault, en bon défenseur de la supériorité du monde moderne, rejette tout usage des sujets gréco-romains dans la production littéraire contemporaine ; il exige en revanche que ceux-ci soient soumis à une adaptation rigoureuse afin d’acclimater le texte étranger à un nouveau terrain heureusement éloigné de son pays natal. 1. Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, en ce qui regarde les arts et les sciences, Paris, Coignard, 1688, t. I, non pag. 8 LARRY F. NORMAN En insistant sur le profond clivage qui sépare le monde antique du monde moderne, Perrault nous rappelle que malgré le prestige indéniable accordé aux œuvres antiques dans la première modernité européenne, entreprendre leur traduction n’est pas une évidence : il s’agit d’une opéra- tion toujours délicate et souvent controversée. Et ce qui est vrai pour Théocrite l’est encore plus pour Sophocle ou Aristophane. L’incivilité d’un berger en manque de galanterie est bien anodine au regard des incestes et parricides de la tragédie antique, ou même de la satire diffamatoire et des grossièretés de la « comédie ancienne » grecque. Mais ce n’est pas là le seul embarras du traducteur. Si le contenu des pièces antiques dérange, leur forme théâtrale ne fait qu’accentuer le problème. Car l’œuvre drama- tique sort inévitablement du cadre mental et abstrait de la lecture pour devenir spectacle, c’est-à-dire pour se transformer en une expérience auditive, et surtout visuelle, dont le pouvoir sensoriel est immédiat. Comme le remarque en 1657 l’abbé d’Aubignac, « le Lieu qui sert [aux] Représentations [dramatiques], est dit Théâtre et non pas Auditoire, c’est- à-dire, un Lieu où on Regarde ce qui s’y fait, & non pas, où l’on Ecoute ce qui s’y dit »2. En outre, pour d’Aubignac cette immédiateté sensorielle n’est pas le propre des pièces destinées à être mises en scène ; on la trouve aussi chez celles qui, comme c’était souvent le cas des traductions d’œuvres antiques, ne visent que des lecteurs : « le Poème Dramatique est fait prin- cipalement pour être représenté par des gens qui font des choses toutes semblables à celles que ceux qu’ils représentent auraient pu faire ; et aussi pour être lues [sic] par des gens qui sans rien voir, ont présentes à l’ima- gination par la force des vers, les personnes et les actions qui y sont intro- duites, comme si toutes les choses se faisaient véritablement de la même façon qu’elles sont écrites »3. Le déploiement spectaculaire du texte dramatique (que ce soit sur scène ou dans l’imagination du lecteur) multiplie donc les défis auxquels doit faire face le traducteur et les écarts qu’il doit combler. Comment rendre les « vilaines mœurs » de l’Antiquité, si puissamment concrétisées dans l’action dramatique, conformes aux attentes d’un public moderne, ou tout au moins acceptables au vu de ses critères moraux ? Comment traduire convenablement les spécificités lexicales, le jeu de registres et la versification grecs et latins, tout en les façonnant pour la voix vivante du dialogue parlé ? Comment ajuster (ou refuser d’ajuster) la dramaturgie antique – avec ses chœurs, son absence d’entractes, ses épilogues – aux pratiques théâtrales modernes ? Comment réconcilier les fréquentes irré- gularités des pièces d’Euripide ou de Plaute avec les exigences modernes et néo-aristotéliciennes des unités et des bienséances ? 2. Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. H. Baby, Paris, Champion Classiques, 2011, livre IV, chap. 2, p. 407. 3. Ibid., livre I, chap. 8, p. 98. AVANT-PROPOS 9 Le grand intérêt et la spécificité des pages qui vont suivre tiennent à la manière dont elles allient perspectives historiques, littéraires et théâ- trales pour répondre à ces questions – et à bien d’autres. Ce projet n’aurait pu aboutir sans le concours de diverses approches scientifiques qui ont connu un renouvellement au cours des dix dernières années et qui sont ici habilement réunies : histoire de la philologie et du savoir humaniste, théories de la traduction, recherches sur les pratiques théâtrales et édito- riales. La mise en dialogue de ces perspectives nous révèle le nouveau visage qu’ont progressivement pris le théâtre et la philologie depuis la Renaissance jusqu’aux Lumières. On apprend ainsi l’attention souvent minutieuse avec laquelle les traducteurs et commentateurs prenaient en compte la théâtralité des œuvres antiques et s’efforçaient de comprendre les conditions de leur représentation : il s’agit d’une « herméneutique spectaculaire », pour reprendre la formule de Lise Michel dans son article, où le rôle du traducteur se confond facilement avec ceux de l’acteur et du metteur en scène, et où tout l’appareil de la mise en page (didasca- lies, découpe en scènes et en actes, illustrations) se met au service d’une interprétation scénique de l’œuvre. Les contributions enrichissent égale- ment de nouvelles nuances notre compréhension de la frontière poreuse entre traduction et adaptation, à une époque où la distinction entre sujet mythique traité par plusieurs auteurs et œuvre individuelle (l’Œdipe de Sophocle ou l’Œdipe de Sénèque) n’est souvent pas très marquée, et où s’applique presque universellement la phrase de Corneille : « cette pièce est en partie traduite, en partie imitée » de l’original 4. On découvre aussi avec fascination le fonctionnement en vases communicants de la traduc- tion et du commentaire, où le niveau d’adaptation au cadre moderne est toujours égal, mais s’exprime tantôt par un important commentaire explicatif en notes ou en marge, tantôt par une traduction qui s’éloigne de l’original : dans ce dernier cas, la liberté prise par le traducteur rend superflue l’interprétation du paratexte, celle-ci se trouvant pour ainsi dire prise dans le texte même. Enfin, l’étendue transnationale de ce volume nous rappelle que nous n’avons pas affaire à un seul transfert culturel constitué par le passage de l’ancien au moderne, mais plutôt à toute une série de transferts culturels – des diverses Antiquités grecques et latines à la panoplie des modernités nationales et linguistiques du XVIe au XVIIIe siècle – qui s’entrecroisent dans ce versant trop négligé de « la république des lettres » qu’est celle des théâtres. L’œuvre dramatique est toujours une invitation à interpréter – invi- tation adressée au lecteur, au spectateur, à l’acteur, au metteur en scène, à l’éditeur, au traducteur. Cette invitation toujours se renouvelle car le 4. Examen du Menteur, dans Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1984, p. 7. théâtre est une forme que l’on ne saurait fixer, toujours mobile, insaisis- sable. Georges de Scudéry qualifia en 1636 la récitation des vers de sa pièce Le Prince déguisé de « voix qui n’est qu’un son qui meurt en naissant »5. Pas plus que celle de Scudéry, la voix du théâtre antique ne saurait survivre dans une éternité éthérée. Ce sont ses réincarnations concrètes et multi- formes qui, comme nous le rappelle ce volume, constituent le miracle de la postérité, et c’est l’imagination théâtrale à l’œuvre dans la traduction et la philologie qui opère ces métamorphoses. ◀ 5. Georges de Scudéry, Le Prince déguisé, Paris, Courbé, 1636, « Au lecteur », non pag.
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