Pontalis _].—B. Perdre de vue Gallimard H]R‘NÏPËAH£HÙ hwa _ UN|DADE…£:Ê… N°C AMADAfl (\” .—4i_3(‘'" °£‘«. V: F.. < ……____ Î7fäî TOMBOÏ5ÊZ}: 55 @ PROCÏ ___—.--…— \ 5 WËÏ;À PREÇO _Zi/QL 1/__ DATA ". N° CFD: -_ . Jean—Bertrand Pontalis a d’abord été professeur agrégé de philosophie puis chercheur au C.NRS. avant de s’orienter vers la psychanalyse. Auteur de plusieurs essais et coauteur du Vocabulaire de la psychanalyse, il a notamment publié Entre le rêve et la douleur, L ’amour des commencemmts et L‘enfant des limbes. © Éditions Gallimard, 1988. ‘—5.v\. PourMaurice Merleau-Ponty ä…g Se trouver ou se perdre dans le négatif Apathie. — Malaise, Crise. —— L ’amour de sa haine. —— «Partout où çafait mal, c’est moi. » — Ne pas lâcher. L’HOMME IMMOBILE Il a donné son nom à une maladie. Et pourtant il n’étaitni médecin ni malade. Trèsvite ilfut reconnu comme un héros, cet anti—héros qui tenait toute action pour vaine ——pire, peut—être : pour criminelle —et qui n’aimait qu’une chose : restercouché. Etait—ce un mélancolique, c’est—à—dire un être à jamais possédé, persécuté, ruiné par l’objet perdu? je ne le crois pas. Il n’en a pas les traits sombres et tourmentés. Au contraire, on voit sur son visage, nous rapporte quelqu’un qui l’a bien connu, une paisible lueur d’insouciance; etsijamais une ombre de souci remonte du fond de son âme, elle se dissipe avec un soupir. L’apathie est son état et la position allongée la plus favorable au maintien de cet état. L’inertie est chez lui plus qu’une force : un principe. Obstiné à refuser tout changement en lui, com— ment supporterait—il ce qui, autour de lui, dans sa chambre ou dans le monde extérieur, dans la ville dont il se protège ou dans les lointaines campagnes, se modifie? Si quelque haine habite cet homme sen- sible et doux, c’est la haine du temps. Vivant immo— bile, c’est le temps qu’il tue. S’aperçoit—il seulement que cejournal qui traîne sur sa table date de l’année 14 Se trouver ou seperdre dans le négatif L’hamme immobile 15 précédente? S’il constate que son appartement est Mais le sommeil régnait dansla maison, l’immobilité envahi par la poussière, il n’en conclut pas qu’il faut dans le temps. La campagne, les saisons, les fêtes, la le nettoyer, non qu’il aime le sale ou dédaigne le cuisine (très important, la cuisine). Rien ne bou— propre, mais la propreté, pense-t—il, devrait «s’instal- geait, c’était l’éternité. «L’un meurt, l’autre naît», ler d’elle-même ». Pour les meubles, même chose: disait la sagesse du lieu. Oui, mais quand la mère ce dossier de divan, par exemple, il s’est cassé lui— mourra, à son tour, cette calme confiance dans même, «il n’est pas éternel, il fallait bien qu’il se casse l’ordre de la nature cessera. Quand celle—là meurt, unJour». l’autre ne naît plus. Il renonce à tout mouvement. Il Il n’y a pas d’agent, il n‘y a pas d’acteur dans son reste sur place. monde. Comme on aimait dormir dans cette maison Quand des amis lui rendent visite, de ceux quijus— ensommeillée! Mais lui, le petit garçon devenu tement prétendent faire quelque chose, il ne lui l’homme couché etl’homme sans âge, était alors sin— vient nulle envie, nul sarcasme, mais un grand éton— gulièrement actif, gai, entreprenant. Un peu casse— nement et de singulières questions. Devant celui qui cou même, grimpant au pigeonnier et s’enfonçant s’affaire, il se demande : «Où est l’homme dans tout loin dans les broussailles, des plus remuants aussi : cela? En quoi se fragmente—t—il?» Face à l’écrivain une «vraie toupie», se plaignait—on, «quand donc professionnel, lui qui se refuse à écrire le moindre restera—vous tranquilleP». Non, ses yeux n’étaient billet, il ne comprend pas, il a pitié : « Ecrire tout le pas toujours innocents, ni les histoires qu’il avait plai— temps, écrire comme une machine, dépenser son sir à entendre des berceuses. âme pour des riens... Mais quand donc pourra— Si c’était làlaclé de son mystère : le monde autour t—il s’arrêter, souffler un peu?> Pauvre homme. » A de lui qui dort et lui qui veille, malicieux, parfois l’adresse de celui qui entre dans la pièce, d‘abord cruel, lui qui observe et s’active, mobile comme une ces mots : «N’approche pas, tu viens du froid. » toupie? Mais depuis, et maintenant, la situation s’est renversée : ce n’est plus la maison la dormeuse mais Sefragmenter, dépenser son âme pour des riens, en lui le dormeur. Pourquoi, sinon pour que la maison pure perte. Qu’a—t—il donc à conserver, à garder pour ne meure pas, demeure hors du temps? lui, àmaintenirenlui,bien auchaud, inchangé? Quel est ce bien si précieux et si fragile que le moindre Telle est en tout cas l’idée qui m’est venue tandis mouvement lui est fragmentation, dépense nocive, qu’il me racontait un grand rêve qui l’avait trans— apport de froid? Quel est cet air tiède qu’il respire, porté là-bas. Jusqu’alors, le voyant étendu, je me son souffle à lui? disais que je faisais partie du lot de ces visiteurs On s’en doute : c’est l’enfance, c’estla grande mai- importuns, deces activistes pour qui son apathie était son de l’enfance. Qu’y trouve—t—il dans cette maison, plus une offense qu’une énigme. Pourquoi, après dans ce temps—là? Déjà le sommeil, déjà l’immobilité. tout, me disais—je encore, ne pas le laisser en paix, le 16 Se trouver ou seperdre dans le négatif L’homme immobile 17 laisser être? Quelle est cette folie qui nous prend fois de vouloir changer les autres? Et puis, écoutpaarn—t de mes soins attentifs! Sans doute. Mais toutcomme ce rêve dont le récit occupa bien des jours et qu’il il avait su, avec une totale absence de séduction, me mpriéefuéxraist’edn’ailnleouurrsrirapeptelenreunpassons’geen, cdoémtamcheerp,oujer mtra’nensptroarîtneerr ddaannss ssaonnornêvceh,alvaoniccei q—-u—’jiel pn’afrovsaeinsaditireà tmen’aspiteérçduess qimu’aiglems,’ycotrmanmsepoilrtaarirti.veCepanr’féotias,itqpuaisalv’ina—it dpeasrehsseeurteasn,t eavlloeuoéntas—itlaeg,isssaannstem—e esotujecieproudveaiscepaqsus’eirl cet effet sur moi, elles étaient plutôt banales, ces me racontait: les menus, vraiment très menus faits images, prochesdu cliché, non, c’était une force plus de savie quotidienne. secrète, plus enveloppante :je m’y voyais, dans cette Il m’arrivait de parler de cet homme à des col— campagne, dans cette grande maison peuplée, oscil— lègues tant l’affaire durait depuis longtemps (depuis lant de l’hébétude à l’émerveillement. Comme quand? j’étais bien incapable de le dire). « Rien de aimanté,j’y étais avec lui. changé? me demandait—on. — Non, rien. Comment nmuaySiasoiusdvp’euonnutriellnuminu(’ceianrnquuluyiia,nijt’’,aéutmaria’tiesnpjvauserléolepqpus’aiienlntn:elàjeceonnmnca’oeisnr——e, trqeiuermenlqensueel’cachnhaonpsgeaess?péo.—ur——raTitOu—uinli,ocuohsuainl,’gajeserdsaiptisu,disacqn’ues’sitllelsvàemlueêtmpqroue—es sait pas l’ennui). C’était la lenteur de son débit, celle blème. Peu à peu, je le sens bien, il me gagne à sa de ses gestes: on eût dit qu’il ne quittaitjamais sa cause. D’ailleurs j’ai dit: il veut. J’en viens à vouloir rporbépeadreer.chSaamvbierem, equ’pialraseissparitépbaireanitptaouuvjoreu,rsààp.e..insee cbeileq.uÇ’ial vdeouitt,êàtrefaiurneempiaesnsnioensaauspsaissvioionlendtee lq’iumemol—es udnicetoviiree,metenpto,ujertamnet lceerne’pértéasietnptaasislacmomormt.eEut,ncfloneturav—e vaouutrse,sesettaptetuatc—haêtnret.l»a seule vraie. Cet homme, savez— immense, traversant des plaines infinies et coulant si Attachant, c’est sans doute ce que disaient de lui lentement qu’on n’y distingue nul courant. Com- ses quelques amis et en particulier l’un d’eux qui vmaite—nitl csuestchitoermdmesevqisuiionosccsiuppauiitsssainpteesu? d‘espace pou— lc’raovias,itSctoonlzn:uqudèeslqsuo’unnendf’aacntcife, eent qmuiousv’eapmpeenlatit,perj—e Parfois il m’irritait. C’était quand il se plaignaitdu pétuel, lui, réussissant bien en affaires et qui, sans se malheur des temps, d’un créancier, de celui qu’il proposer pour modèle, tentait vainement de le appelait son régisseur, ou de son domestique qu’il secouer, de le faire sortir de chez lui. traitait de paresseux (un comble, venant de lui qui ne faisait rien). Etais—je ce créancier abusif, ce domes— Il y parvint une fois et notre homme rencontra tique négligent mais d’un dévouement à toute au cours d’une soirée une femme délicieuse qui se épreuve, ce régisseur sans scrupules, moi qui lui montra sensible à son charme inhabituel. je repris consacrais une bonne part de mon temps précieux et comme l’ami Stolz quelque espoir. Il allait enfin, avec cettejeune fille, pour peu qu’elle ne se montre BlBLlOTECA FE - HNlCAMP - 18 Se [701th ou se perdre dans le négatif L’homme immobile 19 pas trop demandeuse, laisser une petite place à cet sans relâche, qui demande, s’humilie, tout cela parce étranger intime qui s’appelle le désir à condition qu’il a toujours de nouveaux besoins à satisfaire. que cet intrus ne le dérange pas trop! Après cela, on Alorsj’avais vu apparaître un enfant comblé, imagi— pouvait tout attendre de lui. Animé par l’amour (le nairesans doute, qui n’auraitjamaismanqü°é de rien, mot me paraissait quand même un peu fort), peut— un enfant incomparable, un enfant unique, un être quelque animation allait—elle, de proche en enfant royal et royalement servi. Il était un «non- proche, gagner tout son territoire; mieux, lui faire autre», il était soi. Tout changement signifierait sa quitter son territoire, assuré qu’avec cette femme il perte. gagnerait au change.je voyais en Olga — c’était son Voici qu’avec l’apparition d’Olga il consentait à nom —, si confiante et pourtant malicieuse, si gaie oublier son être, voici qu’elle lui manquait, qu’il l’at— et pourtant calme, la thérapeute queje ne savais pas tendait, s’affolait de ses changements d’humeur, être. A coup sûr elle n’allait pas le laisser dormir. voici qu’il passait de l’angoisse à l’exaltation. «Ah! Il manqua quelques séances. Je m’en réjouis : si seulement, se plaignait—il, on pouvait ressentir la enfin il lui arrivait quelque chose. Puis il revint, chaleur de l’amour sans ses tourments. » j’allaisjus- inquiet : « Qu’est—ce qui me prouve qu’elle m’aime? qu’à l’envier. Tandis qu'il me racontait telle prome— Si elle se jouait de moi?» Cette agitation, même si nade lumineuse avec lajeune fille, telle conversation elle prenait chez lui une forme ratiocinante, me enjouée de l’été et me faisait témoin de cette inces— paraissait de bon augure: en connaissant les tour— sante môbilité de l’âme que provoque l’amour nais- ments propres à l’état amoureux, voici qu’il ressem— sant, je me sentais un vieux schnock, vissé à son blait à toutun chacun dans les mêmes circonstances. fauteuil. C’était moi maintenant le fonctionnaire en le me gardais de le lui dire. D’autant que je n’ai disponibilité, l’homme endormi qui s’enveloppait jamais oublié la scène —-— oui, la scène —qu’il m’avait d’une robe de chambre usée. Avais—je pris sa place faite lejour oùj’avais eu le malheur, je ne sais plus comme s’il fallait pour que l’un soit en mouvement dans quel contexte, d’invoquer « les autres ». Il s’était que l’autre incarne la figure de l’immobile? Lui aussitôt soulevé du divan. « Comment? Qu’avez—vous était guéri. Amour médecin? guérison miraculeuse? dit? Voilàoùvous en êtes arrivé. Maintenantje saurai Que m’importait! De toute façon les voies qu’em— queje suis pour vous lamême chose qu’un autre. » Il pruntent nos cures nous restent le plus souvent mys— s’était mis à marcher de long en large, dans la pièce. térieuses. Et puis Olga avait un avantage sur moi : Une fois recouché, après un long silence, il m’avait elle était unejeune fille et unejeune fille qui atten- dit, posément: «Vous m’avez chagriné. » Avec dou— dait de lui pour elle—même sa propre métamorphose ceur j’av:ais demandé: «Pourquoi? — Vous voulez alors que moi je n’avais longtemps voulu qu’une queje vous le dise? Avez—vous seulement réfléchi à ce chose : qu’il change, lui, et lui seul. que c’est qu’un autre?» Et il m’avait fait la leçon. D’où vient alors que je ne fus pas tellement sur— L’autre, c’était l’horreur, c’était celui qui travaille pris quand il vint m’annoncer froidement : « C’était ,\, 20 Se trouver ouseperdre dans le négatif L ’homme immobile 21 une erreur. je me suis laissé entrainer. Son cœur années auprès d’une certaine Agafia, une veuve était à l’affût de l’amour et le hasard a voulu qu’elle dotée de deux enfants, qui n’était ni belle, ni intel— tombât sur moi. Voilà tout. je le lui ai écrit. C’est ligente, ni riche mais toute dévouée aux tâches fini. » Bien sûr, ce ne fut pas fini ce jour—là. Il y eut domestiques. Elle‘ était un peu grasse, avait la peau de nouveau impatiences, frémissements, moments douce et faisait excellemment la cuisine. Quand il de douceur et de fièvre. Il y eut même projets de mourut, il fut difficile de décider s’il avait retrouvé mariage, sans cesse retardé. Olga se lassa. Devrais—je un berceau ou s’il était déjà depuis longtemps dans donc rester le seul à ne pas me lasser? Pourquoi son cercueil. Quoi qu’il en soit, Agafia ne se remit Olga avait—elle échoué? Il ne me venaitque des jamais, elle non plus, de la disparition de notre ami. hypothèses vagues, des questions sans réponse ou Elle resta, dit—on, étrangère à tout ce qui l’entourait. des réponses creuses : peur de la vie, peur du chan- Une jeune fille, une veuve... Si c’était la femme gement, peur de ce qui vient après le rêve et qui qu’il avait fuie, cet homme immobile qui ne voulait annonce la mort. qu’être soi? Il cessa de venir quelque temps plus tard. Son La maladie à laquelle l’homme a donne son nom image restait en moi. j’avais perçu en lui — comme s’appelle l’Oblomovstchina. Un révolutionnaire par— Olga, comme Stolz — d’immenses ressources et venu au pouvoir avait coutume dedire, raconte—t—on, quelque chose m’empêchait de penser qu’elles reste— que son principal adversaire, celui qu’il craignait de raient à jamais inexploitées. Curieusement je me nejamais pouvoir vaincre, était le mal qui porta1t ce disais, alors que tout dans la réalité plaidait pour le nom. Cet homme—là, le révolutionnaire, se trouvait contraire, qu’il avait réussi savie, que son destin, plu— être né dans le même village que celui qui a fait tôt, était accompli et que tous ceux, dont j’étais, qui du premier son héros. Il s’appelait Vladimir Ilitch avaient voulu l’entraîner ailleurs le etse fourvoyaient. Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine. Entre j’eus de ses nouvelles quelques années plus tard. autres ouvrages, on lui doit: Quefaire? J’appris que Stolz avait épousé Olga, qu’ils avaient des enfants et vivaient le plus heureux des amours possibles. Pourtant — c’est Stolz lui—même qui m’en fit la confidence — Olga connaissait parfois des moments de grande tristesse, la mélancolie Le roman d’Ivan Gontcharov Oblomov afait l’objet, ily a s’empa— rait d’elle. «La vie, disait—elle, lavie me semble alors peu, d’une traduction intégrale deLuba]urgensan avec une pre‘- incomplète.]’ai peur que ça change, que ça s’arrête, fpaacreuduenjaecqtruaedsuctCioantteapuarti(eLl'lAegaeuxd’hEpdmitmioen,s 1G98a6ll)i.mEarnd.1U92n6avaavnat—it jce’enset lsuaiisqpuaesj’menoit—enmdêims.e. » A travers ces mots d’Olga pcroouppausressi»gnadlaanitsquce’ilraovmaaitnpa«rufatoigpapnotrtu»n: dceesproqcuéedlqerueàs«cqouueplquureess Quant à lui, je sus qu’il avait passé ses dernières représententplus dela moitiédu livre. A '!J ACTUALITÉ DU MALAISE C’est un curieux mot, malaise, un mot discret, presque timide, très faible ou très fort selon la manière dont on veut l’entendre. « Il a eu un malaise», cela peut être un signe qui annonce la mort prochaine ou presque rien: un vacillement, un trouble vague, diffus, qui s‘effacera sans laisser d’autre trace que le souvenir lui—même vague du trouble, revenant insidieusement inquiéter, avertir que le temps de la quiétude est révolu, celui de l’as— surance tranquille du corps, de la confiance naïve en un équilibre toujours à même, à travers ses varia— tions, ses ruptures, qui font la vie, de se rétablir, qu’il s’agisse du corps biologique ou du corps social. Et voici que maintenant, le trouble étant venu, ce n’est plus tout à fait ça. Le bruit court qu’un passa— ger clandestin est à bord : il peut aussi bien débar— quer inaperçu que faire sauter le navire. .. Freud ne ditpas crise mais malaise. Est—ce dire plus ou moins? Une crise, quelles que soient sa durée et son ampleur, appelle son dépassement, sa solution. Elle a pour prototype——la nôtre en tout cas, on s'em— ploie assez à nous en convaincre — une crise de croissance. Une maladie qui entre dans sa «phase