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Par Alexandre Rougé et Orianne Faisandier Le grand réveil PDF

22 Pages·2014·3.32 MB·French
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Preview Par Alexandre Rougé et Orianne Faisandier Le grand réveil

D o s s i e r/ / D o s s i e r p o l i t i qu e p o l i t i qu e Par Alexandre Rougé et Orianne Faisandier Le grand réveil démocratique Avec les 38 % d’abstention au premier tour des municipales, le 23 mars dernier, on pourrait croire à un désintérêt pour la démocratie. Mais, au fait, avons-nous jamais été en démocratie ? Pas si sûr… La bonne nouvelle, c’est qu’on a peut-être déjà trouvé le graal démocratique, il y a 2 500 ans, à Athènes, sous la forme du tirage au sort. Depuis les années 80, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, ce procédé revient en force à travers des expériences prometteuses. En France, des ateliers se forment pour relever le défi lancé par Étienne Chouard : réécrire la Constitution. Avec lui, de plus en plus d’intellectuels s’emparent de ce nouveau défi : faire naître enfin la démocratie, la vraie. s e g 58 - Un nouveau paradigme en politique ma 62 - David Van Reybrouck : « Oui, il y a un mouvement de fond » y i ett 64 - Yves Sintomer : « Il s’agit vraiment de changer les rapports G d/ de domination-soumission » un S 68 - Intercommunalité : la démocratie confisquée d al 70 - Une Constitution, comment ça s’écrit ? ar H 74 - Dans la peau d’un constituant © 56 NEXUS 92 NEXUS 92 57 mai-juin 2014 mai-juin 2014 56-77Démocratie.indd 56 21/04/2014 19:05 D o s s i e r/ / D o s s i e r p o l i t i qu e p o l i t i qu e 56 NEXUS 92 NEXUS 92 57 mai-juin 2014 mai-juin 2014 56-77Démocratie.indd 57 21/04/2014 19:05 D o s s i e r/ / D o s s i e r p o l i t i qu e p o l i t i qu e Un nouveau paradigme en politique Le retour en grâce du tirage au sort date des années 1980. L Depuis, les expériences délibératives et participatives, c’est- à-dire impliquant des e 30 mars dernier, le village de Saillans, dans la citoyens – tirés au sort Drôme, a élu… l’ensemble de ses habitants à la mairie. La liste collé- giale « Autrement pour Saillans… tous ensemble » a remporté l’élec- tion municipale, avec 56,8 % des voix (et une participation de 79 %), ou volontaires –, se sont pour prendre en main la gestion de la commune. Le maire sortant était très attaché au système électif, mais on lui a fait savoir que « ça succédé, de part et ne fonctionnait plus ». Dont acte. Les réunions publiques, en début de campagne, ont parfois rassemblé 250 personnes – le quart de la popu- d’autre de l’Atlantique. lation. Résultat : « Un réveil des consciences. Des rencontres, du partage. Quoi qu’il arrivât, ça allait changer. » La recette ? « Un mélange d’utopie et Bien que méconnues de rigueur, de rêve et de travail1. » Rien de nouveau au-delà des cercles Démocratie directe, démocratie délibérative, démocratie participative sont des pléonasmes. La démocratie se définit par l’implication des ci- universitaires, et toyens dans l’exercice du pouvoir et par leur désignation par le tirage au sort. Or, l’implication citoyenne et le tirage au sort n’ont jamais dis- ignorées par les médias, paru : les jurys d’assises (en cour pénale), chargés de se prononcer sur des affaires criminelles, sont toujours composés de citoyens anonymes tirés au sort. elles font leur chemin Dans sa célèbre enquête De la démocratie en Amérique (deux tomes, 1835 et 1840), Alexis de Tocqueville exprime ainsi la vive impression ressen- et portent leurs fruits. tie devant les jurys : « Le jury, et surtout le jury civil, sert à donner à l’esprit de tous les citoyens une partie des habitudes de l’esprit du juge ; et ces habi- tudes sont précisément celles qui préparent le mieux le peuple à être libre. » « En forçant les hommes à s’occuper d’autre chose que de leurs propres affaires », reprend Tocqueville, le jury « combat l’égoïsme individuel, qui est comme la rouille des sociétés. Le jury sert incroyablement à former le jugement et à aug- menter les lumières naturelles du peuple. C’est là, à mon avis, son plus grand avantage. On doit le considérer comme une école gratuite et toujours ouverte, où chaque juré vient s’instruire de ses droits, où il entre en communication jour- nalière avec les membres les plus instruits et les plus éclairés des classes élevées, où les lois lui sont enseignées d’une manière pratique et sont mises à la portée de son intelligence par les efforts des avocats, les avis du juge et les passions mêmes des parties. Je pense qu’il faut principalement attribuer l’intelligence pratique et le bon sens des Américains au long usage qu’ils ont fait du jury en matière civile. Je ne sais pas si le jury est utile à ceux qui ont des procès, mais je suis sûr qu’il James Fishkin, père de la nouvelle est très utile à ceux qui les jugent ; je le regarde comme l’un des moyens les plus démocratie délibérative à l’athénienne. efficaces dont puisse se servir la société pour l’éducation du peuple. » 58 NEXUS 92 NEXUS 92 59 mai-juin 2014 mai-juin 2014 56-77Démocratie.indd 58 21/04/2014 19:05 D o s s i e r/ / D o s s i e r p o l i t i qu e p o l i t i qu e En 1988, James Fishkin, professeur à Stanford et fondateur du Center for Deliberative Democracy, propose de réunir d’une part 1 500 citoyens tirés au sort et indemnisés, et d’autre part les candidats aux prochaines élections présidentielles américaines et de les faire débattre. Pourtant, en 1891, soit cinq décennies après ce tableau élogieux, lorsque l’An- glais James Wycliffe Headlam réalise la première étude sur le tirage au sort à Athènes, il ne cache pas sa stupéfaction : « De toutes les coutumes que l’histoire an- cienne nous révèle, aucune n’est aussi difficile à comprendre que celle qui consistait à choisir les fonctionnaires de l’État par tirage au sort. Nous n’avons pour notre part aucune expé- rience d’un tel système, et toute proposition de l’introduire paraîtrait si risible que nous avons quelque peine à croire qu’il ait jamais été si largement répandu dans une société civilisée. » Il faudra attendre les années 1980, donc, pour que le tirage au sort crée l’événement. Représentativité et délibération En août 1988, The Atlantic Monthly publie un article qui fait sensation : James Fish- kin, professeur à Stanford et fondateur du Center for Deliberative Democracy, pro- pose de réunir d’une part 1 500 citoyens tirés au sort et indemnisés, et d’autre part les candidats aux prochaines élections présidentielles américaines. Et de les faire débattre ensemble, devant les caméras de la télévision publique. « Fishkin repre- nait sciemment deux aspects de la démocra- tie athénienne : les participants seraient tirés s e au sort et ils recevraient une indemnisation, g a m pour garantir une diversité maximale. La ré- y i partition égale des chances politiques : l’idéal Gett athénien renaissait de ses cendres », explique e/ v Reybrouck. Ce fut l’acte de naissance de la nitiati « démocratie délibérative ». James Fish- N-I kin a résumé ainsi son projet : « Il s’agit WI de constituer aléatoirement un échantillon © national représentatif de l’électorat, puis de 58 NEXUS 92 NEXUS 92 59 mai-juin 2014 mai-juin 2014 56-77Démocratie.indd 59 21/04/2014 19:05 Dossier/ politique le réunir en un seul et même lieu. Les indi- Pour la Mais Fishkin, désireux de savoir « à quoi pou- vidus composant cet échantillon sont ensuite vait mener une telle concertation populaire », première abondamment informés sur le problème en « fit remplir aux participants des questionnaires débat. Il est important que cette information fois, il était – avant, pendant et après les délibérations – pour soit objective et équilibrée, de même qu’elle observer l’évolution de leurs points de vue. Les scientifiquement doit comprendre des phases intensives de participants reçurent avant de commencer des discussion en face à face, par petits groupes, démontré que dossiers contenant des informations factuelles et lesquels fourniront les questions soumises eurent la possibilité de discuter avec des spécia- des personnes au débat contradictoire d’experts et de poli- listes. » tiques. Finalement, une telle enquête prend la ordinaires forme d’une consultation publique qui satis- Dévouement, humour, respect mutuel fait deux valeurs démocratiques fondamen- pouvaient Résultat : « Les observateurs furent [...] impres- tales, la représentativité et la délibération sionnés par “le grand dévouement, le respect devenir des des assemblées. » mutuel et le sens de l’humour de la plupart des citoyens participants, qui permirent d’instaurer une at- Citoyens compétents mosphère collective tolérant des opinions diver- compétents, En 1996, Fishkin a réussi à rassembler gentes”. » De plus, « la différence entre “avant” 600 personnes tirées au sort, à Austin, si on leur en et “après” se révéla très frappante. Le processus au Texas, pour sa première National Is- de délibération avait rendu les citoyens nette- sues Convention. Il avait reçu le soutien donnait les ment plus compétents, ils avaient affiné leurs d’American Airlines, de Southwestern jugements politiques, appris à adapter leurs moyens. Bell, de la ville d’Austin et de la chaîne opinions et s’étaient sensibilisés à la complexité publique PBS pour un total de 4 millions de la prise de décisions politiques. Pour la pre- de dollars. PBS retransmettait les déli- mière fois, il était scientifiquement démontré bérations 4 heures par jour. « Malgré ce que des personnes ordinaires pouvaient devenir précieux soutien, raconte David Van Rey- des citoyens compétents, si on leur en donnait les brouck, auteur de Contre les élections (lire moyens. » interview page 62), Fishkin fut confronté à une vive opposition. Plusieurs faiseurs d’opi- Un « Printemps européen » ? nion éreintèrent la proposition. Avant même Plus près de nous, en 2011, David Van Rey- que l’événement ait commencé, partout aux brouck (avec Francesca Van Thielen et États-Unis des journalistes reçurent des Benoît Derenne) a lancé sa propre expé- exemplaires du magazine Public Perspec- rience démocratique délibérative et aléa- tive, qui lançait une mise en garde contre toire : le « sommet citoyen » du G1000 (anti- l’initiative. Des citoyens qui se mettaient à thèse du G8 ou du G20). délibérer ensemble ? Impossible, ou du moins En juillet de cette année-là, il a lancé une pas souhaitable, et en tout cas : dangereux. » consultation sur Internet : en quelques mois, Appel au tirage au sort sur Canal+ pouvoir. » Dans les réseaux traité avec sérieux pour ne pas être sociaux, le buzz est immédiat. On décrédibilisé. Par mon introduction, aurait cru entendre le professeur j’essayais simplement de l’évoquer Étienne Chouard, le chantre du sur un grand média parce qu’on ne tirage au sort  : dénonciation de peut pas dire qu’on lui laisse une la fausse démocratie et vraie grande place dans les débats. [...] oligarchie actuelle, prise de position C’est difficile de sortir du paradigme pour la rédaction d’une nouvelle social et politique à la télé : 99,9 % Constitution par des citoyens tirés des gens qui ont la parole sur les « Hier, j’ai fait mon devoir au sort. Le tout en dix secondes à plateaux ne pensent qu’à l’intérieur civique : je ne suis pas allé peine ! de ce paradigme, le grand public voter ! » lançait lundi 24 mars, au Interrogé sur cette déclaration, il n’envisage même pas qu’il est peut- lendemain des élections, l’humoriste nous explique : « Je n’ai lu qu’un être possible de commencer à le Pierre-Emmanuel Barré sur le ou deux livres sur le sujet, et ça changer. Ce serait plus facile d’en plateau de « La nouvelle édition », me paraît simplement plus juste parler si les gens avaient le choix sur Canal+. Avant d’ajouter : que le système actuel, qui n’est à entre plusieurs visions. Faire des « Je suis opposé au système mes yeux qu’une simple oligarchie, chroniques humoristiques là-dessus, oligarchique en place et je souhaite une illusion de démocratie, un c’est tout simplement impossible, les l’établissement d’une démocratie dévoiement du mot pour créer gens ne comprennent pas de quoi participative par tirage au sort, chez les peuples le sentiment de on parle. » C’est peut-être en train avec institution d’une Constitution disposer d’eux-mêmes. [...] C’est un de changer. À condition, en effet, de citoyenne comme véritable contre- sujet qui – à mon avis – mérite d’être savoir de quoi on parle. 60 NEXUS 92 NEXUS 92 61 mai-juin 2014 mai-juin 2014 56-77Démocratie.indd 60 21/04/2014 19:05 politique/Dossier Le 11 novembre 2011, 704 personnes étaient réunies à Bruxelles pour débattre de la sécurité Élection ≠ démocratie  sociale, de la répartition des richesses et de l’immigration. Par un effet de glissement sémantique, « élection » est devenu, dans l’esprit du grand public, synonyme de « démocratie ». Pourtant, depuis Aristote* jusqu’à Montesquieu, l’élection a été 6 000 personnes ont proposé des idées, sou- considérée comme un procédé oligarchique ou aristocratique, son levé des thèmes à débattre et voté pour les équivalent démocratique étant le tirage au sort. suggestions des autres. Vingt-cinq thèmes Selon David Van Reybrouck, cette confusion a commencé avec la ont été dégagés puis soumis aux citoyens, publication du célèbre De la démocratie en Amérique d’Alexis de toujours par Internet, en octobre, pour en Tocqueville : « Du fait de son influence remarquable tout au long sélectionner trois. Ces trois thèmes-là – la sé- du xixe siècle, explique-t-il, le livre a certainement contribué à la curité sociale, la répartition des richesses en popularité croissante du terme de ”démocratie” pour qualifier le période de crise et l’immigration – ont été dé- régime représentatif électoral américain. » battus le 11 novembre 2011, à Bruxelles, par De son côté, après son indépendance en 1830, la Belgique s’est dotée d’une Constitution qui servit de référence dans de 704 personnes venues de toute la Belgique, réparties autour de 82 tables (en compagnie nombreux pays pendant tout le reste du xixe siècle, et même après. « La Constitution rédigée par les Belges devait entrer d’élus et d’experts) et entourées par une dans l’histoire comme le prototype du modèle représentatif équipe de facilitateurs bénévoles. Les rap- électif. » Comme en France, « c’étaient principalement de grands ports détaillés, ainsi que le résultat des votes propriétaires terriens, des aristocrates et des membres de ont ensuite été mis en ligne (g1000.org). professions libérales qui allaient déterminer l’avenir du pays ». David Van Reybrouck se dit « impressionné par « Le système représentatif électif devenait ainsi la norme. le sérieux et l’implication » des personnes pré- Tocqueville lui avait donné le nom de ”démocratie”, la Constitution sentes. « C’est comme cela que cela s’est passé dans belge l’avait doté d’un modèle reproductible à usage international. les pays arabes, quand il n’y avait plus d’espoir, a À partir de 1850, le combat pour la démocratisation avait cessé commenté le correspondant d’Al Jazeera. d’être un combat contre les élections, pour devenir un combat en C’est un peu le Printemps du peuple européen. » faveur de l’extension du droit de vote. » « C’est un fabuleux exemple de méthodologie parti- Pendant ce temps, le tirage au sort est resté affecté… à la cipative, a déclaré de son côté Cécile Le Clercq, désignation des appelés au service militaire. Un usage d’autant représentante de la Commission européenne. plus impopulaire et détesté, précise Reybrouck, que « les jeunes Et c’est une première continentale, une initiative gens riches que le sort avait désignés étaient prêts à payer purement citoyenne de A à Z 2 ! » ■ grassement pour faire effectuer leur service par un remplaçant, jeune paysan ou fils d’ouvrier ». Le tirage au sort en fut discrédité pour de bon : « aucun leader socialiste n’en recommanderait s1. Émilie Brouze, « À Saillans, les 1 199 habitants ont jamais l’usage, aucun curé de village ne le défendrait jamais ». etous été élus au premier tour ! », Rue89, 29 mars 2014. t2. Cités par Olivier Mouton, « Le G1000 “réenchante” *« Le tirage au sort est considéré comme démocratique, l’élection comme ola démocratie belge », Le Soir, 12 novembre 2011. oligarchique. » N 60 NEXUS 92 NEXUS 92 61 mai-juin 2014 mai-juin 2014 56-77Démocratie.indd 61 21/04/2014 19:05 Dossier/ politique Interview David van reybrouck, archéologue de formation, écrivain et historien : « Oui, il y a un mouvement de fond » David Van Reybrouck, Flamand de Belgique, est archéologue de formation, écrivain et historien de passion (auteur en particulier d’une histoire remarquée du Congo). Il vient de consacrer un bref et dense essai, Contre les élections, à l’histoire du tirage au sort. Expérimentateur d’une démocratie qui reste à inventer, il en évoque ici certains enjeux et la foisonnante actualité. Nexus : Dans votre entretien des médias français – la com- ont confiance dans les décisions, paru dans Libération le 7 mars pétence des gens tirés au sort même s’ils ne les approuvent pas. dernier, vous dites : « Quand les et la qualité de leurs décisions. citoyens sont considérés comme Comment cette fausse surprise C’est un changement de fond, à la des citoyens et pas seulement s’explique-t-elle ? fois de structures et de mentalité ? comme du bétail électoral, ils D’abord, dans les processus déli- Tout à fait. On assiste à une trans- se comportent en adultes et bératifs, on voit que les citoyens formation de la société. La soif non plus comme un troupeau. » se comportent très différemment démocratique est intacte, seules Pensez-vous qu’il suffise de faire à l’égard des politiciens que ce les institutions et les procédures confiance aux individus pour qu’ils en disent dans les réseaux sont décrédibilisées. Le principe qu’ils agissent de manière efficace sociaux. Dès qu’on donne la parole de délégation – je vous donne et responsable ? aux citoyens, ils s’apaisent. C’est mon pouvoir pour gouverner à David Van Reybrouck : C’est es- pacificateur. C’est une question de ma place – est de plus en plus sentiel. Ce qui règne maintenant, cadre, de contexte. Quand le cadre caduc et archaïque. La procédure c’est une méfiance mutuelle. J’in- change, les habitudes changent. électorale a fait son temps, on va siste : on sous-estime la méfiance C’est incroyable de voir à quel pouvoir passer à autre chose. des politiciens à l’égard des ci- point ça marche. On l’a bien vu Prenez les élections municipales toyens. Cela dit, quand on voit dans les expériences du chercheur aux Pays-Bas, mercredi der- la colère et l’agression verbale américain James Fishkin : lors des nier [le 19 mars] : il y a eu 47 % qui s’expriment dans les réseaux processus délibératifs, on assiste à d’abstention, alors qu’ils avaient sociaux, je peux comprendre que des changements d’avis très nets. décidé de laisser les bureaux de les politiciens se méfient des gens. Les gens acceptent de se remettre vote ouverts deux heures de plus, Sans parler de toutes celles et tous en cause. jusqu’à 21 heures. C’est ridicule. ceux, dans le personnel politique, La démocratie ne consiste pas à Aucun patron de café ne restera qui sont idéalistes et intègres, et rester fixé sur une position : ça ouvert jusqu’à 3 heures du matin qui sont paralysés malgré eux par consiste aussi à évoluer selon les dans l’espoir d’avoir deux clients les institutions et les procédures. nouveaux arguments ou éléments de plus. Ce n’est pas ainsi que Il y en a encore qui osent prendre apportés ou découverts par les l’on restaure la confiance perdue. la cause du peuple. Ils voudraient uns et les autres. Je ne sais pas Du coup, un sommet citoyen a agir pour le bien commun, mais comment c’est en France, mais en été organisé, samedi [22 mars] à le système électoral les empêche Belgique, si quelqu’un ne main- Amersfoort, par des citoyens eux- d’agir. Il s’agit donc de briser ce tient pas strictement ses positions mêmes : un G1000, une assemblée carcan de méfiance. initiales, il passe pour un lâche. de mille citoyens, dont six cents Tandis que lors des procédures tirés au sort et avec quatre cents Les processus délibératifs délibératives, les gens ont ten- politiciens, fonctionnaires, chefs mettent en évidence – et contre dance à s’assouplir. Quand ils ont d’entreprise et artistes. Ils ont les préjugés élitaires des élus et confiance en la procédure, ils fonctionné par tables de dix. Je 62 NEXUS 92 NEXUS 92 63 mai-juin 2014 mai-juin 2014 56-77Démocratie.indd 62 21/04/2014 19:05 politique/Dossier Je crois fort en la co-création, entendue comme un processus où politiciens et citoyens se mettent ensemble, où la différence entre gouvernants et gouvernés se dissout. Partisans du tirage au sort dans la manifestation du 5 mai, à Paris. suis allé interroger les politiciens On a l’impression que la prise riche et prometteuse, et que le associés à des citoyens tirés au de parole, l’expression publique régime est le plus sclérosé. Alors sort, et ils m’ont dit : « Je m’atten- jouent un rôle primordial, non ? qu’en Belgique, il y a de plus en dais à me prendre une avalanche de Le droit d’expression, oui. On plus de politiciens qui sont prêts à critiques ou d’agressions verbales, et vient d’en avoir un exemple frap- envisager ce type de propositions. rien du tout. » Les gens s’écoutent, pant avec l’Irlande, où un pro- Il est important, pour nous, d’ins- malgré les différences parfois cessus délibératif s’est terminé il pirer les responsables politiques. énormes d’origine, de parcours, y a 15 jours. Après la crise de Islande, Finlande, Pays-Bas, Bel- de profils. 2008, il y a eu une grosse perte de gique, ces pays-là sont pionniers. Donc oui, il y a un mouvement confiance. En 2010, ils ont convo- Pour les grands pays comme la de fond – et les responsables qué une assemblée constituante : France, l’Allemagne, la Grande- commencent à s’en rendre cela concernait le noyau dur de Bretagne, l’Italie, les enjeux sont compte. Aux Pays-Bas, on a déjà l’État, il ne s’agissait pas d’un par- beaucoup plus vastes. le droit de pétition et de réfé- king ou d’une piscine ! Pendant rendum correctif. C’est un peu 14 mois, les gens se sont vus un On y vient, on y vient… L’une des plus sérieux, mais ça reste très week-end par mois pour chan- conférences d’Étienne Chouard, limité : ça consiste encore à tenir ger huit articles de la Constitu- par exemple, fait deux millions de les citoyens à l’écart de la prise tion irlandaise. Ils ont notamment vues sur Internet. de décision. Je crois fort en la accepté le mariage homosexuel Il y a 20 ou 25 ans que les meilleurs co-création, entendue comme alors qu’en France, le peuple l’a politologues étudient la démocra- un processus où politiciens et refusé, parce qu’il avait été tenu tie délibérative en montrant que citoyens se mettent ensemble, où à l’écart ! Personne n’aurait prévu ça marche. Il est temps d’essayer la différence entre gouvernants ça : la France, libertaire et pro- à grande échelle. J’ai l’impression et gouvernés se dissout. gressiste, se mobiliser contre le que les politiciens ont très mal mariage homo, et l’Irlande catho- aux dents : ils ont peur d’aller chez Pourquoi ne pas envisager le ti- lique l’accepter à 80 % ! Je ne pense le dentiste, et pensent que ça va rage au sort pour le pouvoir exé- pas que tous ces gens, en France, passer et qu’il n’y aura pas d’ab- cutif en plus du pouvoir législatif ? étaient opposés d’emblée à cette cès. Eh bien non. N’attendons pas L’Américain Terrill Bouricius* l’a idée, mais ils ont protesté parce que l’abcès grossisse et éclate. ■ déjà proposé. Il veut tirer au sort qu’ils ont été ignorés, qu’on leur un comité de nomination, dont les a imposé ça sans leur demander Propos recueillis membres nommeraient les plus leur avis. C’est le mépris des élites par Alexandre Rougé compétents aux postes ministé- qui a provoqué ce raz-de-marée. riels. Je pense que ça se fera peu Ce qui me frappe, c’est la colère *Politologue américain né en 1954, Terrill Bouricius a ébauché, selon Van Reybrouck, à peu. Sans doute y viendra-t -on qu’il y a en France. C’est chez vous « ce qui paraît être un squelette solide pour dans cinquante ans. Pour l’instant, que la pensée sur la démocratie et bâtir une démocratie à la fois fonctionnelle cela me paraît prématuré. le tirage au sort est la plus vive, et légitime ». 62 NEXUS 92 NEXUS 92 63 mai-juin 2014 mai-juin 2014 56-77Démocratie.indd 63 21/04/2014 19:05 Dossier/ politique Interview Yves sintomer, professeur de science politique : Professeur de science politique, membre de l’Institut universitaire de France, ancien directeur adjoint du Centre Marc-Bloch de Berlin (2006-2012), Yves Sintomer a publié de nombreux travaux de recherches sur la démocratie délibérative et participative, en particulier à l’échelle locale et en contexte urbain. Il appelle la France à combler son retard en rompant avec ses habitudes élitistes et paternalistes. Nexus : Il existe en France une sance. Aujourd’hui, quand on tire [deux jours après le premier grande défiance à l’égard des au sort, on sait qu’on va avoir, tour des élections municipales], jurys populaires tels que ceux en petit, un échantillon qui va se dans le village de mes parents proposés par Ségolène Royal en rapprocher de ce qu’est le peuple. – un petit village du Jura de 300 2006 (voir encadré). Comment Ce n’était pas pensable aupara- habitants –, il y a des tensions expliquez-vous ce rejet ? vant, sans la notion d’échantillon terribles pour former le conseil Yves Sintomer : Tout dépend de représentatif et l’accoutumance municipal, et ça serait beaucoup la conception qu’on a de la dé- à celle-ci qu’ont permise statis- plus simple si on le tirait au sort, mocratie. Les hommes qui ont tiques et sondages. Avant, il y ne serait-ce que parmi les volon- fait 1776 aux États-Unis et 1789 avait tirage au sort et rotation ra- taires, en organisant une rotation en France pensaient que les re- pide des gouvernants : on voyait des charges plutôt qu’une compé- présentants étaient meilleurs que tout le monde, à un moment tition électorale. que le peuple. Aujourd’hui, cette donné, allait exercer le pouvoir. conception-là n’est plus crédible. Aujourd’hui, cela consiste à tirer Dans un article paru en 2003*, Si vous demandez aux gens si au sort un échantillon représen- vous écrivez que les dynamiques les élus sont meilleurs qu’eux, tatif, mais en sachant que tout participatives impliquent « un ils vous diront non. Mais ce cli- le monde n’aura pas l’exercice changement profond des habi- ché imprègne encore les menta- effectif du pouvoir. tudes de travail », « un bou- lités du personnel politique. Cela leversement des habitudes ac- explique en partie que tout ce Quels autres modes d’expression quises ». Cela ne relève-t-il pas qui peut remettre en cause leur peut-on envisager pour donner davantage de la psychothérapie, monopole est perçu comme une la parole à ceux qui « ont trop de la spiritualité que du droit agression. à dire pour pouvoir le dire » administratif et du management (Jacques Prévert) ? public ? N’y a-t-il pas eu manipulation C’est un vrai problème, qui s’est Non, je ne pense pas. Quand je sémantique ou abus de langage, résolu de différentes manières parle d’habitudes, je pense plus depuis la Révolution française, historiquement. Le tirage au sort, aux habitus au sens de Bourdieu. pour faire croire que notre plou- à condition d’équilibrer la prise Ce sont des habitudes collectives, tocratie était une démocratie ? de parole – pour que les grandes acquises par des discours publics Qu’il y ait un usage stratégique gueules ne monopolisent pas la et qui façonnent les comporte- des mots, c’est évident, surtout discussion –, permet d’y parve- ments collectifs. Ces discours et aujourd’hui, où les communi- nir. Dans la société, il s’agit éga- ces comportements sont diffé- cants jouent un si grand rôle. lement que des groupes subal- rents en France et en Chine, en Les mots sont toujours l’objet ternes s’organisent – les Anglo- Allemagne et au Brésil. Pour y d’une lutte symbolique et font Saxons parlent à cet égard d’em- remédier, il s’agit d’après moi de rarement l’objet de consensus. powerment. Ce sont des perspec- pratiquer une pédagogie active Si vous demandez à cent pro- tives d’utopie concrète : c’est un à l’école, qui peut permettre de fesseurs de science politique de horizon, très lointain, mais vers modifier le rapport aux autres, définir la démocratie, il n’y aura lequel on peut avancer dès main- ainsi que la manière de travailler. pas d’accord. Le sens de l’élection tenant. Il ne s’agit pas d’attendre La pédagogie active ? C’est Pia- comme du tirage au sort a lui- le « grand soir », mais d’agir ici et get, c’est Montessori… En France, même évolué, de l’Athènes an- maintenant, à sa propre échelle. la quasi-totalité des décideurs tique aux républiques italiennes Le tirage au sort peut être une sortent des grandes écoles à du Moyen Âge ou de la Renais- clé. À l’heure où je vous parle 25 ans avec l’assurance de rester 64 NEXUS 92 NEXUS 92 65 mai-juin 2014 mai-juin 2014 56-77Démocratie.indd 64 21/04/2014 19:05 politique/Dossier Yves sintomer, professeur de science politique : « Il s’agit vraiment de changer les rapports de domination-soumission » toute leur vie à des postes de ou pourquoi tel ou tel chantier pouvoir, quelles que soient par inutile a été décidé et financé ailleurs leur efficacité ou leur avec leurs impôts. Ils ont simple- probité. Il s’agit vraiment de ment envie que ça cesse et qu’on changer les rapports de domina- soit enfin un peu plus efficace. tion-soumission qui structurent Et cela pousse à « transversali- la mentalité publique et admi- ser », à coordonner, à articuler de nistrative française. Quand vous manière plus souple, dynamique, envoyez des étudiants anglais ou efficace, l’action administrative. allemands dans une université On a tous vécu le même cau- française, ils sont horrifiés par chemar bureaucratique, à courir la façon dont leurs camarades après des papiers inutiles de ser- « grattent » bêtement leurs cours. vice en service : c’est certes une Et je caricature à peine. En Chine, caricature, mais qui traduit une par exemple, à peu près à tous réalité profonde. Et nous sommes les échelons de la hiérarchie, les très en retard sur l’Europe du fonctionnaires sont évalués par Nord à cet égard. leurs subordonnés ! Certes, ces évaluations sont prises en compte Les regroupements de communes ou non par les supérieurs : le sys- sont de plus en plus critiqués : les tème reste pyramidal. Je pense communautés d’agglomération et qu’il s’agit d’être moins hautain les communautés de communes et plus à l’écoute de ce qui peut reproduisent un processus de cen- se faire ailleurs. tralisation et de concentration du pouvoir aux mains des plus Vous évoquez de nécessaires riches, avec les dérives princières « principes de transversalité ». qui en découlent (lire plus loin). De quoi s’agit-il ? Quel est votre avis ? Là, c’est l’enjeu politique concret : Les regroupements de communes En France, la quasi- comment rendre l’action pu- sont nécessaires. Deux exemples : totalité des décideurs blique plus efficace. Que ce soit pour les petits villages qui ne à l’échelon d’une faculté, d’une peuvent plus avoir d’école avec sortent des grandes petite ville ou de l’État, vous avez toutes les classes de primaire et partout des séries de fiefs qui de secondaire, il est bénéfique de écoles à 25 ans avec sont incapables de collaborer, se regrouper avec d’autres com- l’assurance de rester ce qui aboutit à d’importantes munes pour se répartir les classes pertes de temps, de productivi- dans les villages voisins, au lieu toute leur vie à des té, de créativité, de rentabilité, que la plus grande commune postes de pouvoir, etc. Des progrès peuvent être liés concentre toutes les classes et à la participation : quand vous que les autres communes perdent quelles que soient par demandez aux gens ce qu’ils en leurs écoles. À une autre échelle, ailleurs leur efficacité pensent, leur problème n’est pas pour éviter un mitage complet de savoir à cause de qui telle ou du paysage et la détérioration ou leur probité. telle action publique a été bâclée, de l’environnement, autant que 64 NEXUS 92 NEXUS 92 65 mai-juin 2014 mai-juin 2014 56-77Démocratie.indd 65 21/04/2014 19:05

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