NOTRE-DAME DE PARIS 1163-2013 NOTRE-DAME DE PARIS 1163-2013 Actes du colloque scientifique tenu au Collège des Bernardins, à Paris, du 12 au 15 décembre 2012 organisé par Véronique Julerot, P. Patrice Sicard, P. Gérard Pelletier, Dominique Poirel et Cédric Giraud Actes réunis par Cédric Giraud 2013 F © Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2013/0095/161 ISBN 978-2-503-54937-8 Printed on acid-free paper Allocution d’ouverture Cardinal André Vingt-Trois Messeigneurs, Mes Pères, Mesdames et Messieurs, Soyez les bienvenus au Collège des Bernardins pour ce colloque scientifique qui va marquer le Huit cent cinquantième anniversaire de la pose de la première pierre de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Je ne sais si, lorsque le pape Alexandre III a posé la première pierre en 1163, il aurait pu imaginer que huit cent cinquante ans après, ses lointains successeurs dans la foi auraient la joie de célébrer ce 850e anniversaire. Quelles perspectives avait-il de l’histoire à venir ? Je pense que, peut-être, des histo- riens pourront nous le dire. Je voudrais remercier tout particulièrement, d’abord le Collège des Bernardins qui nous accueille, mais aussi et principalement toute l’équipe de la cathédrale qui a mis en œuvre cette action jubilaire en préparant avec soin et méthode les différents évé- nements qui vont marquer l’ouverture de ce 850e anniversaire. Je pense évidemment à son recteur, Mgr Patrick Jacquin, mais aussi à tout le personnel qui le seconde aussi efficacement et aussi discrètement que vous pouvez le voir. Je veux remercier très particulièrement les conférencières et les conférenciers qui vont intervenir pour nous aider à entrer dans une dimension rare de la réflexion sur la cathédrale. Pour beaucoup, la cathédrale n’est rien d’autre qu’un monument histo- rique – peut-être plus notable que d’autres monuments historiques, plus séduisant peut-être par l’antiquité de sa construction – mais sans signification particulière. Pour les chrétiens, et en particulier pour les catholiques du diocèse de Paris, la cathédrale c’est leur église, c’est un lieu de foi et de célébration de la foi. Et entre ces deux regards portés sur la cathédrale, tout notre travail pastoral, comme détenteurs et responsables de cette cathédrale, c’est de faire passer quelque chose de ce qui est la foi vécue dans ce bâtiment à ceux qui, par curiosité, goût de l’esthétisme, ou simplement attrait pour des lieux considérés comme magiques, puisque c’est l’adjectif qui correspond maintenant à ce qui dépasse l’entendement commun, viennent, regardent, écoutent, et parfois s’interrogent. Ce travail de transmission, d’attestation, de témoignage, de communication, repose aussi sur l’intelligence que l’on peut avoir du monument 6 Cardinal André Vingt-Trois visité – intelligence de son enracinement historique, intelligence du milieu ecclésial dans lequel il a surgi et dans lequel il a prospéré, intelligence de sa fonction chrétienne à travers le temps jusqu’à nos jours. Une des dimensions de ce colloque, c’est précisément de déchiffrer la grammaire de cette histoire. Comment les constructeurs, comment les chapitres de chanoines, com- ment l’école cathédrale implantée à proximité de cette Église-Mère du diocèse, ont-ils contribué à façonner et à développer un témoignage de la foi inscrit dans la pierre ? Votre colloque va s’efforcer, pendant ces jours qui viennent, d’ouvrir des perspec- tives sur cette grammaire de la cathédrale, et permettre de se familiariser avec l’intelli- gence et les mots qui peuvent aider les visiteurs à pénétrer le sens de ce bâtiment. L’organisation de ce colloque et sa réalisation doivent beaucoup, non seulement aux conférenciers, mais aussi aux institutions auxquelles ils appartiennent et qui ont collaboré à l’élaboration de ce travail. Je veux parler de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, institution rattachée au CNRS, je veux parler du Laboratoire de Médiévistique Occidentale Parisienne, et je veux parler évidemment de la Biblio- thèque Mazarine auprès de laquelle est déposé le fonds de la Bibliothèque historique des chanoines et qui a pris l’initiative d’une exposition sur Les Livres de Notre-Dame. J’ajoute que cette année jubilaire se clôturera au mois de novembre 2013 par un colloque organisé par l’Hôtel de Ville de Paris qui présentera les liens entre l’Hôtel de Ville et la cathédrale dans l’histoire parisienne. Je souhaite donc que pour chacune et chacun d’entre vous, ces moments qui seront certainement riches en informations, soient aussi riches en réflexions et suscitent quelques reconnaissances, non seulement envers ceux que je viens d’évoquer, mais envers toutes les générations qui nous séparent de l’année 1163. Bon colloque à tous. Introduction P. Patrice Sicard (Cathédrale Notre-Dame – IRHT, CNRS) Monsieur le Cardinal, Messeigneurs, Messieurs du chapitre cathédral, Monseigneur le Recteur-Archiprêtre Mesdames et Messieurs les membres de l’Institut, Madame la directrice de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes M. le directeur de la Bibliothèque Mazarine M. le président du Laboratoire de médiévistique occidentale, Messieurs les professeurs, Chers confrères et chers collègues, Mesdames et Messieurs, Merci, Monsieur le Cardinal et bien-aimé Père, de vos mots d’accueil. Nous voyons en eux d’abord un encouragement pour notre travail, celui de « cette race patiente, discrète et bienfaisante des historiens » – c’est un philosophe que je cite. Mais nous y voyons aussi l’effet – commençons aussitôt à faire de l’histoire – d’un heureux ren- versement. Car si à Paris, dans les derniers siècles de l’Ancien régime, les transactions avec son chapitre « laissèrent constamment à l’évêque une situation honorable dans sa cathédrale » – c’est un historien que je cite, il n’en demeure pas moins qu’il n’y faisait jamais que « figure d’invité »1. C’est vous aujourd’hui, qui nous invitez en ce lieu et c’est de quoi, au nom des organisateurs, intervenants et participants de ce colloque, je vous remercie. 1 P.-C. Timbal et J. Metman, « Évêque de Paris et chapitre de Notre-Dame : la juridiction dans la cathédrale au Moyen Âge », Revue de l’histoire de l’Église de France, 50/147 (1964), p. 47-72, ici p. 47-48. 8 P. Patrice Sicard I. Pourquoi une commémoration, et commençant par un Congrès scientifique ? Pourquoi notre époque apprécie-t-elle les commémorations au point que l’on pourrait presque dire qu’elle ne peut s’en passer ? Serait-ce à cause du poids accablant de détresse qui suscite l’envie d’échapper encore et encore, le temps d’un court répit, à l’atmosphère grise et oppressante du présent et de se réchauffer au soleil de jours meilleurs ? Mais […] nous sommes en droit de supposer que ce regard vers le passé naît d’une exigence plus pro- fonde et plus saine, quoique parfois implicite : une génération, dans la misère de son désir et le désir de l’Esprit, se tourne partout où l’Esprit un jour a jailli en plénitude, afin de s’y désaltérer2. Sans doute ces propos portent-ils la marque de leur origine (l’Allemagne), de leur époque peu souriante (1931), et des préoccupations de leur auteur (Édith Stein), mais nous pouvons y trouver une justification et un but du présent colloque (« se tourner où l’Esprit un jour a jailli ») comme aussi l’indication d’un moyen, celui, mais selon les ressources rigoureusement scientifiques de la méthode historique, d’une « empa- thie » – c’était une phénoménologue qui parlait – c’est-à-dire « non seulement une sympathie nécessaire à l’intelligence authentique de ce que l’on étudie, mais un effort pour se placer littéralement jusqu’à l’intérieur de l’objet étudié »3. Peut-être pourrons-nous pénétrer à l’intérieur de notre objet en nous transportant à l’intérieur d’un esprit contemporain des débuts de la construction de Notre-Dame et des modalités intellectuelles selon lesquelles il a pu, dans le dernier tiers du xiie siècle, concevoir ou vouloir ou percevoir le lent surgissement de la cathédrale. Nous pourrions le chercher dans les sermons de la Dédicace, mais Notre-Dame dut attendre quelques siècles sa consécration et ce n’est sans doute pas dans l’homilétique du Second Empire que nous trouverions les voies les plus sûres ; plus fructueusement les sermons de Maurice de Sully pourraient nous retenir, mais je ne me donnerai pas le ridicule de parler, mal, de ce prélat devant Nicole Bériou qui doit avec une toute autre compétence nous en entretenir ; resteraient les liturgistes, mais avec un Durand de Mende ou un Sicard de Crémone, la typologie – qui sera notre voie – se dissout souvent en un symbolisme dont l’arbitraire a pu faire les délices du Huysmans de La cathédrale, mais ressusciterait en nous les agacements d’un Hauréau. Choisissons donc une voie, médiévale elle aussi, mais plus générale et partant plus à même de nous dire quelque chose de ce Zeitgeist indéfinissable, mais réel. On a vu récemment dans la cathédrale gothique « le point d’aboutissement le plus parfait » de 2 É. Stein, De l’art de donner forme à sa vie dans l’esprit de sainte Élisabeth, dans Ead., Œuvres spiri- tuelles, éd. D.-M. Golay, J. et C. Rastoin, Paris, 1999, p. 79-98, ici p. 81. 3 L. Bouyer, Figures mystiques féminines. Hadewijch d’Anvers, Thérèse d’Avila, Thérèse de Lisieux, Élisabeth de la Trinité, Édith Stein, Paris, 2012, p. 164. Introduction 9 mutations intellectuelles du xiie siècle4, et en lesquelles nous retrouvons chacune des thématiques historiques des demi-journées de ce colloque. Deux courants doctrinaux, en effet, se rejoignent, s’interpénètrent ou se superposent, dont l’un jette ses derniers feux et dont l’autre va en s’affirmant. Le premier relève de la théologie qu’on pourrait dire non pas tant « monastique » que patristique, j’entends avec Étienne Gilson, la « patristique du xiie siècle », celle des écoles canoniales et cathédrales ; le second est déterminé par l’entrée du corpus dionysien dans les pensées théologiques et pastorales parisiennes. Tous deux affectent, de façon diffuse mais réelle et, pour le second, de plus en plus nettement marquée, la théologie des écoles et, indubitablement, l’architecture. II. La théologie typologique du xiie siècle : temples, tabernacles et cités Et d’abord sur la théologie typologique en cette fin du xiie siècle. Si nous feuille- tons les illustrations par Jean Fouquet († 1478-1481) des Antiquités judaïques de Fla- vius Josèphe, deux représentations relatives au Temple de Salomon nous arrêtent : la construction du Temple en montre la façade, plus qu’à demi élevée jusqu’à une gale- rie des Rois, qui évoque fortement la façade de Notre-Dame. En pénétrant avec le maître de Tours dans l’édifice, à la suite de Pompée et de ses troupes, la vision de l’arche d’Alliance dans le Saint des Saints, et ses chérubins aux ailes tantôt croisées, tantôt déployées, nous ressuscite le chœur de Notre-Dame, à la fin du Moyen Âge, avec la chasse de saint Marcel en hauteur, dans le sanctuaire. Nul sourire condescendant devant de tels anachronismes n’est ici de mise, car ils témoignent d’une perception ancienne et durable : celle qui a vu dans les architectures contemporaines une concrétisation de ce dont les architectures bibliques étaient une réalisation préfiguratrice, parce qu’elles étaient elles-mêmes des concrétions de cet « archetypum exemplar quod est in mente divina », en lequel existaient, « cachées de toute éternité » et résumées, les réalités du salut destinées à être mises en œuvre, comme horizontalement, au fil des siècles. Ces dernières décennies ont vu rappelée l’utilisation, depuis Grégoire le Grand, de la métaphore architecturale pour rendre compte, entre autres, tantôt de la construc- tion d’un corps de doctrine chez les maîtres, tantôt de l’édification de l’âme, depuis les lois élémentaires de la vie morale jusqu’aux états mystiques5. De l’âge carolingien 4 D. Poirel, « L’Ange gothique », L’architecture gothique au service de la liturgie. Actes du Colloque orga- nisé à la Fondation Singer-Polignac (Paris), le jeudi 24 octobre 2002, éd. A. Bos et X. Dectot, Turnhout, 2003 (Rencontres médiévales Européennes, 3), p. 115-142, repris dans Id., Des symboles et des anges. Hugues de Saint- Victor et le réveil dionysien du xiie siècle, Turnhout, 2013 (Bibliotheca victorina, 23), p. 335-360, ici p. 336-337. 5 Pour les études matricielles qui ont déterminé ou orienté un mouvement de recherche : H. Brink- mann, Mittelalterliche Hermeneutik, Darmstadt, 1980, p. 132-140 : « Die Exegese als Bau », significative- ment précédé par un chapitre « Gebaude und Kirche als Zeichen », p. 123-143 ; et H. de Lubac, Exégèse 10 P. Patrice Sicard avec ses maîtres d’école de l’Europe, jusqu’aux maîtres des écoles cathédrales du Moyen Âge central, cette pratique est celle d’une demi-douzaine de traités De templo, De arca Moysi, De tabernaculo dont le succès, large, constant et profond, a contribué à une indéniable forma mentis. Certaines d’entre ces réalités architecturales ont reçu une attention singulière et un traitement privilégié : l’Arche d’alliance, le temple de Salomon, la cité de Jérusalem6. On les retrouve conjointement utilisées dans ce propos à la fois sapientiel et spéculatif des écoles pré-universitaires, qui pouvait s’appuyer sur le livre de la Sagesse (9, 8) met- tant dans la bouche de Salomon : « Tu m’as ordonné d’édifier un temple dans la ville de ta demeure, à la ressemblance de ton tabernacle ». Cette préférence accordée par les deux premiers tiers du xiie siècle à ces trois structures est dense d’un enseignement qui pourra éclairer l’économie de ce colloque et aussi son unité désirée. 1. Car il s’agit de trois réalités englobantes : l’Arche d’alliance est dans le Temple qui la contient et le Temple est dans la Cité qui l’abrite, ce qui justifiera le passage inter- prétatif du contenu au contenant, dans une surimpression constante de ces trois types qui emporte celle du symbolisme de chacun. Empruntées à la Bible, ces architectures – entendons bien ces réalisations (res) et non seulement les textes (verba) qui les ra- content – feront l’objet d’une lecture selon les sens scripturaires. L’allégorie y verra toujours le Christ et l’Église (« quorum instar et exemplum Christus et Ecclesia ») et considèrera entre ces constructions mêmes, le rapport de la figuration à la réalité figurée, de l’ombre à la vérité, de l’annonce réalisatrice à la réalisation finale. Ainsi le chantent les séquences parisiennes de la Dédicace : le Temple c’est l’église épiscopale pour la séquence Rex Salomon fecit templum du préchantre Adam7, et c’est aussi la Cité sainte pour le Vere Ierusalem est illa civitas d’Abélard. Le sensus historialis qui précède cette allégorie convenue considère pour sa part la Jérusalem matérielle, le tabernaculum materiale, le temple matériel. Mais de deux façons bien diverses. La première va presque de soi : celle d’une lecture du bâtiment et du texte à l’occasion de « visites guidées ». L’exemple le plus parlant, et le plus élémen- taire, en est celui du fondateur de Casa : je veux dire Jean de Soissons, prieur de Saint Jean-des-Vignes vers 1170, aux débuts de la construction de Notre-Dame. Son Bae- deker Introduxit me rex8 prend son myste – j’allais dire son touriste – par la main et médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, t. II/1, Paris, 1964, p. 403-418 : « Arches et tabernacles ». Les études subséquentes menées dans ces voies ainsi ouvertes ont pris comme objet plus immédiat et restreint, entre autres, Suger de Saint-Denis, Hugues et Richard de Saint-Victor. 6 Voir par exemple Brinckman, Mittelalterliche Hermeneutik, op. cit. n. 5, p. 127 et, dépassant son intitulé, F. Ohly, « Die Kathedrale als Zeitenraum. Zum Dom von Siena », dans Id., Schriften zur Mittel- alterlichen Bedeutungsforschung, Darmstadt, 1983, p. 171-273. 7 Voir J. Grosfillier, Les séquences d’Adam de Saint-Victor. Étude littéraire (poétique et rhétorique), Textes et traductions, commentaires, Turnhout, 2008 (Bibliotheca victorina, 20), p. 353-356. 8 G. Bauer, ‘Claustrum animae’, Untersuchungen zur Geschichte der Metapher vom Herzen als Kloster, t. 1, Entstehungsgeschichte, Munich, 1973, texte, p. 377-387.
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