Sommaire Avant-Propos I La Mélancolie 3 Le Désespoir 111 La Douleur 221 La Tragédie 283 La Mort 351 Index des Auteurs 397 - Avant-Propos - Avant-Propos Pour celui, qui accueille la vie avec un oui enthousiaste et monumental, s'attarder sur les pépins de l'existence peut relever de la pusillanimité ou de l'inconsistance. Cette tâche est la tasse de thé des geignards, sceptiques ou absurdistes. Pour justifier mon intérêt pour les choses pénibles, je ferai appel à un terme, malheureusement trop galvaudé, - le nihilisme. Dans son acception courante, il désigne des lanceurs de défi, des partisans de démolitions, des moqueurs de l'ordre, des porteurs du chaos public. C'est du nihil, tourné vers l'extérieur ; le mien serait tout intérieur – le refus d'accepter, pour sources ou origines de mes points de départ, des avis des autres : ce qui est à mes commencements n'est que de moi. L'homme le vrai, l'homme de la hauteur et de l'élan est dans cette pose initiatique ; le reste n'est que prolongements, hasards, accumulations. Dans les starting-blocks de la vie, les positions sont communes, les postures se définissent dans le comparatif, les poses visent le superlatif. Si les deux premières se vouent au Vrai, la dernière s'inspire de l'éthique et de l'esthétique ; ma pose est dans la vénération sans borne du miracle du vivant, porteur d'un Bien énigmatique et d'un Beau extatique. Au-delà des commencements – la lumière des finalités et les ombres du parcours. La fatalité du Temps mécanique (le devenir extérieur) met à nu la fragilité de l'Espace organique (l'être intérieur), où se réfugient les rêves, les meilleures soifs, les ailes pliées. Mais la création, ce devenir intérieur, a pour ambition démesurée l'incrustation dans l'être extérieur, ce qui est, hélas, impossible. La tristesse ravageuse naît de ce paradoxe de la création. - I - - Avant-Propos - Une autre source de nos lamenti réside dans la double nature de notre soi : celui de l'être inspirateur et celui du devenir créateur. Le premier, le soi inconnu, est fait de nos désirs et émotions ; le second, le soi connu, est fait de nos talents et langages. Tout ce que le second entreprend doit servir à traduire les élans du premier. Or, le premier n'a pas de langage à lui, et aucune traduction ne peut coïncider avec les messages cryptiques du premier, qui, pourtant, en reste le seul juge. La vie du soi inconnu s'avère infiniment plus riche et belle que l'art du soi connu, d'où la folle réaction de ce dernier – proclamer l'identité entre la vie et l'art, une ambition intenable (celui qui, malgré tout, réussit cette gageure s'appelle génie). D’après la forme de son discours, la philosophie peut prendre l’un des trois aspects : la réflexion, l’intuition, la tonalité. La première philosophie est banale et impersonnelle, la deuxième – logorrhéique et inutile, la troisième – poétique et hautaine. Mais le fond en est le même – nos misères et nos musiques. Par une espérance irréelle qui s’en dégage, la tragédie est une consolation ; et puisque la belle musique conduit à un désespoir inconsolable, la tragédie est incompatible avec la musique. On a l'habitude de ramener à nos soucis terrestres ce qui tracasse nos corps et nos esprits. Je m'occuperai plutôt des sombres saisons de nos âmes ; la gamme de nos noirceurs se projettera ici en arc-en-ciel, vers des firmaments, que visaient jadis nos rêves condamnés. L’esprit scrute la vie ; l’âme et le cœur sculptent le rêve. L’esprit s’occupe surtout du Vrai ; l’âme et le cœur se fient au Bien et au Beau. Le Vrai vital nous conduit inexorablement vers le désespoir ; le Bien et le Beau inventent des espérances. Constater dans la vie une mélancolie incurable, - II - - Avant-Propos - c’est achever ce qui te reste de ton soi – L.Chestov - Обнаружить в жизни безысходную тоску значит добить себя. Le soi connu est un Sphinx, qui renaît dans le feu mélancolique que déclenche le rêve du soi inconnu. La seule utilité de la connaissance de l’Histoire est la tolérance, voire la résignation, face aux misères de notre temps, puisqu’elles furent beaucoup plus flagrantes aux époques sans bombes thermonucléaires, sans la Sécurité Sociale, sans une Justice égale pour tous. L’Histoire réconcilie le citoyen avec l’imperfection de l’état des choses actuelles - N.Karamzine - История мирит гражданина с несовершенством видимого порядка вещей. Peut-être, mes diatribes contre les Anciens, préconisant une paix d’âme, sont mal ciblées. Toute palpitation autour des tracas communs est risible, et il faut leur opposer l’attitude la plus impassible. L’interpellation par le grand n’est donnée qu’aux élus ; la honte, face au Bien inaccessible, ou la vénération, face au Beau incompréhensible, doivent se traduire en mélodies ou reliefs, qui sont à l’opposé de la tranquillité des moutons ou robots. Le cœur, ne sachant pas traduire en actes le Bien qui y demeure ; l’esprit, ne sachant pas échapper au Vrai désespérant qui l’envahit ; l’âme, ne sachant pas calmer le Beau qui y palpite – tout le contraire de la posture stoïcienne, la tragédie face à la pantomime. Comme la mort elle-même, ce qui meurt en moi, tandis que je suis toujours en vie, n’est pas une tragédie, mais une extinction irréversible, tandis que la tragédie est un scintillement lointain de ce qui fut jadis une proche lumière, un éblouissement, et qu’une consolation peut encore maintenir en vie. - III - - Avant-Propos - La mort de l’espérance est un drame ; l’extinction d’une passion est une tragédie. Déchu n’est pas l’espoir, mais l’élan même - G.Leopardi - Non che la speme, il desiderio è spento. Par tes incantations aléatoires, éblouissements volontaires ou extases excitantes, tu peux arracher quelques consolations à une vie ou un rêve qui se fanent, mais tu n’arriveras jamais à adoucir le souvenir tragique de leur beauté originaire. Aucune prière ne fera revenir une beauté sur le déclin - V.Nabokov - Не удержать тающей красоты никакими молитвами. Il est vain de protéger la vie, c’est-à-dire la réalité, contre la souffrance (das Leben gegen den Schmerz zu verteidigen – Nietzsche) ; ce combat est perdu d’avance – la douleur est invincible. Il faut défendre le rêve contre son affaiblissement, son oubli, son extinction – donc, contre la vraie tragédie humaine, pour n’en garder peut-être que de la mélancolie. Dans les péripéties humaines, tout peut être réduit au jeu, sauf le sens tragique. Celui-ci est ignoré par le Français moyen, dont la vie se joue comme un vaudeville permanent. Les jeux les plus subtils peuvent être tragiques ou comiques, d’où la mélancolie russe ou la jovialité italienne. Tout homme porte en lui un ange lumineux et une ténébreuse bête, et la civilisation est une tentative de rapprocher ces deux hypostases, ce qui résulte en homogénéité moutonnière ou robotique. Le cas le plus passionnant, cas extrême et rare, est celui où l’ange ou la bête domine ; toutefois, dans les deux cas, la chute est au bout du chemin. Dans le premier cas, l’homme, dans sa jeunesse, chante le rêve et la solitude ; dans le second, l’homme compte sur la force et le fanatisme. Au moment de la chute, le premier reste fidèle à son rêve solitaire agonisant, auquel il cherche des consolations ; le second, par un sacrifice, cynique ou désespéré, de sa posture d'antan, éructe des anathèmes au monde raté, dont il fait pourtant partie. - IV -
Description: