Institut d'études politiques de Paris ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO Programme doctoral d’histoire Centre d’histoire de Sciences Po Doctorat en histoire Musique arabe, folklore de France ? Musique, politique et communautés musiciennes en contact à Alger durant la période coloniale (1862-1962) Malcolm Théoleyre Thèse dirigée par Emmanuelle Loyer Soutenue le 7 décembre 2016 Jury : M. Omar Carlier, Professeur émérite des Universités, Université Paris VII Diderot M. Didier Francfort, Professeur des Universités, Université de Lorraine (rapporteur) M. Jonathan Glasser, Associate Professor with tenure, College of William and Mary, (rapporteur) Mme Emmanuelle Loyer, Professeur des Universités, I.E.P. de Paris M. Jean-François Sirinelli, Professeur des Universités, I.E.P. de Paris Malcolm Théoleyre Ŕ « Musique arabe, folklore de France ? » - Thèse IEP de Paris Ŕ 2016 1 Malcolm Théoleyre Ŕ « Musique arabe, folklore de France ? » - Thèse IEP de Paris Ŕ 2016 2 Malcolm Théoleyre Ŕ « Musique arabe, folklore de France ? » - Thèse IEP de Paris Ŕ 2016 3 Introduction Ecouter piste 1 : Raymonde Durand, La Princesse Shangdor, c.1952 La scène gravée dans cet enregistrement se déroule en 1951 ou 19521, dans l’appartement algérois de la pianiste juive Raymonde Durand2. El-Hadi Khaïr, jeune « Français musulman d’Algérie », recueille à l’aide de son magnétophone Philips ces notes qui s’élevaient encore du piano de la compositrice algérienne. Née en 1914, décédée en France dans l’anonymat3, issue du milieu juif indigène d’Alger, Raymonde Durand est la petite-fille de Saoul Durand, dit Mouzino, célèbre chanteur dans le genre « andalou »4. Cette musique d’expression « arabe », née dans les villes d’Afrique du Nord, serait le vestige des airs et des rythmes qui ont accompagné, sur les chemins de l’exil, les Maures andalous – juifs comme musulmans – expulsés de la péninsule ibérique à la suite de la Reconquista5. Si Raymonde Durand évoque une « très ancienne chose »6 , c’est parce que ses compositions s’inspirent de ce patrimoine « hispano-mauresque », qui constitue un héritage culturel dont elle se dit la dépositaire en sa double qualité de juive algéroise et de petite-fille d’un grand cheikh du genre. Cette scène, qui réunit une juive et un musulman, autour de leur patrimoine « arabe » commun, tient de l’image d’Épinal, tant la longue cohabitation et la proximité culturelle judéo-musulmane au Maghreb a nourri l’historiographie, ainsi que « [b]eaucoup de plaidoyers […] au service de causes opposées7 ». 1 Entretien avec El-Hadi Khaïr, à son domicile, Alger, le 7 février 2013 2 Ibid. 3 Entretien avec El-Hadi Khaïr, à son domicile, Alger, le 7 février 2013 4 Entretien avec El-Hadi Khaïr, à la fondation Abd-El-Kader, Alger, le 26 janvier 2013 5 Pour un aperçu synthétique, voir Christian Poché, La musique arabo-andalouse, Paris/Arles, Cité de la musique/Actes Sud, 1995 6 Entretien avec El-Hadi Khaïr, à son domicile, le 7 février 2013 7 Lucette Valensi, Juifs et musulmans en Algérie. XVIIe-XXe siècles, Paris, Tallandier, 2016, p. 4 Malcolm Théoleyre Ŕ « Musique arabe, folklore de France ? » - Thèse IEP de Paris Ŕ 2016 4 Pourtant, la rencontre qui nous est donnée à entendre est tripartite, car la création qu’interprète Raymonde Durand porte la marque des Européens. Harmonie, tempérament égal et notation européenne sont autant de caractéristiques étrangères à la musique de Mouzino et doivent être attribuées aux années de conservatoire de Raymonde Durand. En effet, au Conservatoire d’Alger, la musicienne a approfondi l’apprentissage du « piano d’accompagnement », du solfège et de l’harmonie auprès du chef d’orchestre et compositeur nogentais Henri Defosse1. Aussi, si la composition de Durand est une « très ancienne chose », hommage aux « airs de ses aïeux »2, elle est aussi une assez nouvelle chose, indissociable de la présence française, somme toute récente, et de son apport musical. À peine esquissé, ce tableau nous projette dans la querelle historiographique autour de la notion de « monde du contact », que Sylvie Thénault et Emmanuel Blanchard ont résumée en ces termes : La notion de « monde du contact » est […] arrimée à un questionnement politique sur la nature des rapports sociaux dans l’Algérie coloniale et sur leurs potentialités : elle oppose l’existence de relations sincèrement amicales, voire fraternelles, entre « colons » et « indigènes », à la focalisation sur la séparation des groupes, la force et la domination. Cet arrimage est symptomatique d’une historiographie guidée par la guerre d’indépendance et la violence, au détriment d’une attention d’avantage tournée vers les moments ordinaires de la longue durée coloniale et ses acteurs les plus anonymes. L’existence de contacts, pourtant, n’est rien moins qu’une évidence. Cent trente ans d’une tutelle française concrétisée par un peuplement venu d’Europe atteignant le million en fin de période, ne pouvaient que reconfigurer les rapports sociaux et les dispositifs de pouvoir, même vernaculaires.3 1 Registre intitulé « Conservatoire municipal. Année 1936-1937 », n.p. Archives du conservatoire d‟Alger, non classées. 2 Nous avons relevé cette expression dans une dédicace adressée par Germaine Choukroune, mère de Nadia Dessagnes, à sa propre mère, inscrite sur la couverture d‟un exemplaire du 3e numéro du Répertoire de musique arabe et maure de Rouant et Yafil : « À ma chère maman, qui adorait m‟entendre jouer au piano ces airs « berbères » et touchiats de nos aïeux ». Archives privées de Nadia Dessagnes. 3 Emmanuel Blanchard, Sylvie Thénault, « Quel „monde du contact‟ ? Pour une histoire sociale de l‟Algérie pendant la période coloniale », Le Mouvement Social, n°236, 2011/3, pp. 3-7, p. 4 Malcolm Théoleyre Ŕ « Musique arabe, folklore de France ? » - Thèse IEP de Paris Ŕ 2016 5 Illustration n° 1 : Raymonde Durand, Arrangements de folklore hispano-mauresque, 1959 Source : Archives privées de El-Hadi Khaïr Malcolm Théoleyre Ŕ « Musique arabe, folklore de France ? » - Thèse IEP de Paris Ŕ 2016 6 Malcolm Théoleyre Ŕ « Musique arabe, folklore de France ? » - Thèse IEP de Paris Ŕ 2016 7 La question qui nous est posée est de savoir si cette rencontre musicale – un « Musulman » enregistrant une « Israélite » qui joue des pièces judéo-arabes mâtinées de musique européenne – est d’une quelconque pertinence pour une histoire de l’Algérie à la période française. Car, si l’on en croit le propos de certains historiens de l’Algérie, la question des contacts culturels serait très vite résumée : « Dans « l’Algérie française », écrit ainsi Raphaëlle Branche, le colonisateur s’est longtemps efforcé de contrôler le temps et a bien cru y réussir. Imposant ancêtre gaulois et noms de familles tronqués, il cherchait en même temps à naturaliser la présence française et à franciser les indigènes »1. En ce sens, on pourrait voir la musique de Raymonde Durand, pénétrée de « nouveautés » françaises, comme la manifestation de « l’exténuement des traditions culturelles » causé, selon Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu, par « l’action de la puissance dominante ». Ou, suivant Raphaëlle Branche encore, on jugera qu’El-Hadi Khaïr et Raymonde Durand sont des cas exceptionnels, puisque « les Algériens » 2 – notons l’emploi de l’article défini – « [d]ans le silence ou par la chanson, dans un quant-à-soi qui ignorait ou contournait la présence coloniale, […] ont maintenu une identité arrimée à des temps qui leur restaient propre, et qui ont resurgi en 1954 »3. La musique dite « andalouse », genre dont les origines précèdent la période coloniale, a été ainsi identifiée comme un des lieux importants de d’opposition à la pénétration culturelle française. Ainsi, Mourad Yelles dans son analyse du rôle des adeptes de la musique andalouse, évoque la « mobilisation unanime de cette catégorie d’acteurs culturels dans le cadre de la résistance à l’hégémonie colonialiste4 ». Mentionnons enfin l’incontournable ouvrage de Nadya Bouzar-Kasbadji, pour qui, la conservation du « fonds andalou » était la condition de la construction de la « personnalité algérienne » et, par extension, de la montée du sentiment nationaliste5. Dans le bras de fer culturel entre « Français » et « Algériens » que décrivent ces auteurs, la musique est interprétée en termes conflictuels : arme européenne de pénétration et de dislocation de la société indigène, elle est, pour cette dernière, un retranchement destiné à 1 Raphaëlle Branche, « „Au temps de la France‟. Identités collectives et situation coloniale en Algérie », Vingtième siècle. Revue d‟histoire, nþ117, 2013/1, pp. 199-213, p. 199 2 Ibid., p. 202 3 Ibid., p. 199 4 Mourad Yelles, Cultures et métissages en Algérie : la racine et la trace, Paris, l‟Harmattan, 2005, p. 344 5 Nadya Bouzar-Kasbadji, L’Émergence artistique algérienne au XXe siècle, Alger, Office des publications universitaires, 1988, p. 84 Malcolm Théoleyre Ŕ « Musique arabe, folklore de France ? » - Thèse IEP de Paris Ŕ 2016 8 protéger l’identité « algérienne » et, à terme, l’instrument de la victoire sur l’oppression colonialiste. Encore faut-il s’accorder sur les contours de cette citadelle andalouse assiégée. La musique andalouse : une définition provisoire Dans les années 1980 et 1990, les milieux musicologiques maghrébins d’expression française ont tenté de définir les contours de la musique « andalouse », dans un effort en vue dépasser une bibliographie largement dominée par la musicographie française de la première moitié du XXe siècle1. Qualifiée de « musique classique du Maghreb » dans un ouvrage de Mahmoud Guettat, publié en 19802, qui fit date, la musique « andalouse » se voit attribuer une série de caractéristiques distinctives. Tout d’abord, il s’agit d’une musique « savante », c’est-à- dire strictement réglée, articulée autour d’un répertoire determiné, réputée complexe et d’origine aristocratique et urbaine3. Ensuite, il s’agit d’une musique modale, mais distincte de la musique orientale – égyptienne ou syro-libanaise – en ce que l’ensemble de ses modes sont construits sur des échelles diatoniques, qui excluent les micro-intervalles – tiers ou quarts de tons – que l’on retrouve habituellement dans la musique du Machrek. Au cœur de cette musique, il y a un répertoire fixe de suites orchestrales et chantées, les noubat, qui donnent leur nom aux modes sur lesquelles elles sont jouées. Enfin, le nombre des modes – et donc des noubat – peut varier d’une ville à une autre – Fez, Tlemcen, Alger, Constantine, Tunis… –, mais ces traditions locales partagent toutes une origine commune, orientale puis ibérique, puisque le « fonds andalou » aurait migré de Bagdad à l’Andalousie, avant de se fixer dans le monde urbain maghrébin à la suite de l’exil des Maures d’Espagne. Cette conception de la musique « andalouse » s’est insérée dans une historiographie focalisée sur l’émergence de la nation algérienne précisément parce qu’une telle définition diminue la portée des collusions avec le monde français. La musique andalouse, pour peu qu’elle ait conservé ses formes précoloniales, devient ainsi la manifestation de la résistance puis de l’affranchissement face à la tutelle coloniale française. Ainsi, Nadya 1 Mahmoud Guettat, La musique classique du Maghreb, Paris, Sindbad 1980, pp. 19-20 2 Ibid. 3 En cela, elle rejoint peu ou pour la definition restituée par Philippe Coulangeaon: Philippe Coulangeon, Les musiciens interprètes en France. Portrait d’une profession, Paris, La Documentation française, 2004, P. 16 Malcolm Théoleyre Ŕ « Musique arabe, folklore de France ? » - Thèse IEP de Paris Ŕ 2016 9 Bouzar-Kasbadji inscrit-elle la préservation du « fonds musical andalou » au cœur de la « prise de conscience nationaliste »1. Pourtant, assez rapidement, dès les années 1990, plusieurs musicologues ont mis en lumière les fragilités de cette définition aux contours trop lisses pour refléter les frictions avec les contextes sociaux dans lesquels cette musique a évolué. Dans l’ouvrage collectif Le Chant arabo-andalou2, publié en 1995 à la suite d’un colloque tenu en 1991, la réflexion a porté sur les formes musicales maghrébines proches du répertoire des noubat – haouzi, aroubi et haoufi notamment –, mais pas pleinement assimilable à celui-ci, faisant émerger une tension dialectique au sein de la musique « andalouse » : la nouba incarnerait la « norme », haouzi, ‘aroubi et haoufi, la « marge »3. Il apparaît, dans cet ouvrage, que la multiplicité de genres très proches de la nouba au point de vue modal, rythmique et organologique, mais jugés « périphériques » néanmoins, a un effet corrosif sur les contours de la musique « andalouse » : elle interroge la légitimité des découpages stylistiques auquel a donné lieu l’élévation de la nouba au rang de noyau de référence. Par ailleurs, dans un article publié en 1993, Léo J. Plenckers insiste sur les nombreux changements que la musique « çan‘a » – synonyme ambigu, nous le verrons, de musique « andalouse » – a connus au cours du XXe siècle, tant en ce qui concerne le contexte socio-culturel de production de cette musique, que la représentation et l’interprétation, voire « l’idiome » lui-même4. Dans son ouvrage synthétique publié en 1995, La musique arabo- andalouse, Christian Poché relève, quant à lui, la difficulté de retracer les racines ibériques et orientales de la musique « andalouse » du Maghreb telle qu’on peut l’entendre aujourd’hui. Il avance en outre que le terme « andalou », compris comme une catégorie historique, n’émerge qu’à la faveur de l’investissement du sujet par la musicologie européenne5. 1 Bouzar-Kasbadji, 1988, op. cit., pp. 84-86 2 Nadir Marouf (dir), Le Chant arabo-andalou : essai sur le rurbain ou la topique de la norme et de la marge dans le patrimoine musical arabe, Paris, L‟Harmattan, 1995 3 Nadir Marouf, « Structures du répertoire andalou : quelques problèmes de méthode », in Nadir Marouf (dir) Le Chant arabo-andalou. Essai sur le rurbain ou la topique de la norme et de la marge dans le patrimoine musical arabe, Paris, L‟Harmattan, 1995, pp. 11-21, p. 16 4 Leo J. Plenckers, « Changes in the Algerian San„a tradition and the role of the musicologist in the process », Revista de Musicología, Vol. 3, 1993, pp. 1255-1260, p. 1255 5 Nadir Marouf, « Le chant arabo-andalou dans l'Algérie de l'entre-deux-guerres », in A. Bouchène, J.-P. Peyroulou, O. Siari Tengour, S. Thénault (dir.), Histoire de l'Algérie à la période coloniale, Paris et Alger, La Découverte, Barzakh, 2012, pp. 419-422 Malcolm Théoleyre Ŕ « Musique arabe, folklore de France ? » - Thèse IEP de Paris Ŕ 2016 10
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