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Mets le feu et tire-toi : à la recherche de James Brown et de l’âme de l’Amérique : roman PDF

282 Pages·2017·1.625 MB·French, English
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DU MÊME AUTEUR, CHEZ LE MÊME ÉDITEUR L’Oiseau du Bon Dieu, Gallmeister, 2015 ; totem n°81 Miracle à Santa Anna, totem n°54 Collection AMERICANA Dirigée par Philippe Beyvin Titre original : Kill’em and leave Copyright © 2016 by James McBride All rights reserved © Éditions Gallmeister, 2017 pour la traduction française e-ISBN 978-2-404-00614-7 ISSN 1956-0982 Photo couverture © Jan Persson/Getty Images Photo auteur © Chia Messina Conception graphique : Valérie Renaud Ce livre est dédié au professeur Logan et à sa femme, Bettye. Si ce n’est pas la vérité qui t’intéresse, tu n’es pas apte à faire de la musique, quelle qu’elle soit. — WENDELL LOGAN (24 novembre 1940- 15 juin 2010), professeur, fondateur du département de jazz au conservatoire de musique d’Oberlin. Avant-propos Bruissements LA statue est posée à même le sol en plein centre de la ville d’Augusta, en Géorgie, le visage levé, parce que le vieux n’a jamais voulu être au-dessus des autres. Au même niveau que les gens ordinaires, c’est là qu’il voulait être. Et planté là, devant cette statue, dans cette longue rue déserte de magasins bon marché et de cinémas décrépits, dans la chaleur étouffante de cet après-midi du mois d’août, vous vous dites, “Ça, c’est quelque chose qu’ils n’enseignent pas dans les écoles de journalisme” : s’aventurer dans la carcasse d’une vie détruite et en ruines – une vie brisée, puis celle qui se cache derrière la première, et encore celle qui se cache derrière la deuxième ; se frayer un chemin dans le dédale des avocats féroces qui ont fait la queue pour arracher un morceau de cette carcasse ; écouter les histoires racontées par les musiciens fauchés qui ont sillonné le monde couverts de gloire pour finalement rentrer chez eux les poches vides ; tenter d’y voir clair dans ces soi- disant experts musicaux qui ont pioché dans les tripes et dans l’histoire d’un type pour essayer de se faire du fric. À chacun sa combine en ce bas monde. En attendant, celui qui a assuré le spectacle, il est plus mort que de la bière vieille de deux jours, et son héritage se retrouve éparpillé un peu partout, sauf là où il voulait qu’il aille. James Brown, le Parrain de la soul, le plus grand chanteur de soul d’Amérique, voulait que l’essentiel de sa fortune, estimée à 100 millions de dollars au minimum, serve à l’éducation des enfants pauvres en Caroline du Sud et en Géorgie. Dix ans après sa mort, survenue le 25 décembre 2006, pas le moindre cent n’est encore parvenu à un seul de ces gosses. D’innombrables millions ont été dilapidés par les avocats et les politiciens lancés dans la bataille par les différentes factions de la famille déchirée du chanteur. Triste fin pour une vie hors du commun et tragique, mais vous vous dites, avec les milliers de pauvres gosses de Caroline du Sud et de Géorgie qui auraient grandement besoin d’une éducation digne de ce nom, il doit bien y avoir quelqu’un de suffisamment intègre pour démêler toute cette histoire et y comprendre quelque chose. Mais ça, ça n’est pas gagné d’avance, en partie parce que cela voudrait dire qu’on a compris qui était James Brown. Ce qui est impossible. Parce que pour pouvoir comprendre qui il était, il faudrait comprendre qui on est nous-mêmes. Et ça, c’est comme donner un cachet d’aspirine à un bébé à deux têtes. C’est vraiment bizarre. Ils en font des tonnes, ici, à Augusta, sa ville d’adoption. Ils ont donné son nom à un complexe polyvalent et à une rue, ils ont organisé une journée James Brown, ils n’ont pas lésiné sur les hommages et toutes ces salades. Mais la vérité, c’est qu’en dehors de cette étrange statue, il n’y a pas la moindre parcelle de James Brown dans cet endroit. On ne sent sa présence nulle part. Il ne reste plus de lui désormais qu’une émanation, une sorte d’aura, et une tragique histoire de Noir, une de plus, un récit acheté, vendu, puis acheté à nouveau, tout comme les esclaves qui étaient mis aux enchères sur le marché du Haunted Pillar, à deux rues de l’endroit où s’élève sa statue. Le roman-fleuve de la vie de James Brown est une histoire en béton, une grande surface remplie d’articles bon marché à la disposition du premier écrivaillon venu qui cherche l’équivalent de ces cinq minutes de gospel incontournables auxquelles on a droit aujourd’hui dans n’importe quel spectacle à Broadway. Histoire pourrie, musique géniale. Et tout le monde se dit expert : un documentaire par-ci, un livre par-là, un film à gros budget, tous conçus par des gens qui “le connaissaient” et qui “l’aimaient”, comme si une telle chose était possible. Le fait est que ça n’a pas vraiment beaucoup d’importance, qu’ils l’aient connu ou non, qu’ils l’aient aimé ou qu’ils l’aient détesté au point de souhaiter que quelqu’un l’attache à l’arrière d’un pick-up et traîne son corps jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le pire s’est déjà produit. L’homme n’est plus de ce monde. Disparu. On ne peut plus mort. Lui rendre hommage aujourd’hui ne coûte rien à personne. Il est comme John Coltrane, ou Charlie Parker, ou Louis Jordan, ou n’importe lequel de ces innombrables artistes noirs dont la musique a été immortalisée tandis que la communauté dont ils étaient issus continue à souffrir. En fait, à Augusta, on a oublié James Brown. La ville est en train de sombrer, son souvenir aussi. Il n’est plus que de l’histoire ancienne. Mort et enterré. Mais un peu plus loin, dans le comté de Barnwell, juste de l’autre côté de la frontière de la Caroline du Sud, là où James Brown est né, et là où il résidait quand il est mort, on n’a pas de doutes sur qui il était. Là-bas, il n’est pas qu’une sorte de fluide, mais bien quelque chose qui vit et qui respire. À Barnwell, il y avait un vieux restaurant tenu par des Noirs où on servait de la soul food, de la cuisine afro-américaine traditionnelle, dans Allen Street, pas très loin de l’endroit où le chanteur est né. Brooker’s, ça s’appelait. Chaque fois que j’allais dans cette ville pour fureter dans les vestiges de l’histoire de James Brown – ou ce qu’il en reste –, j’allais au Brooker’s et je commandais du porc au gruau de maïs avec du chou collard, ou tout autre plat servi par Miss Iola et sa sœur Miss Perry Lee. J’adorais flemmarder un peu dans cet endroit. Je m’installais à une table et j’observais les gens qui entraient – des jeunes, des vieux, certains muets comme des carpes, d’autres bavards et amicaux, quelques-uns soupçonneux, des gens de toutes sortes : des chefs d’entreprise, des ouvriers du coin, des fermiers, un entrepreneur de pompes funèbres, des coiffeurs. Je ressortais toujours en riant et en me disant, “Ça non plus, ils ne vous l’enseignent pas dans les écoles de journalisme” – se rendre dans la ville natale de quelqu’un pour y entendre encore le rire et la fierté. On aime James Brown à Barnwell. Les gens ne veulent pas voir le chaos de sa vie ; ils se fichent pas mal de ces charognards d’avocaillons qui se sont précipités pour nettoyer la carcasse, comme de ses enfants qui se battent pour avoir les millions que Brown a légués aux pauvres au lieu de les leur laisser à eux. Le mal, ils l’ont assez vu dans leurs propres vies, et cela, depuis des générations, suffisamment pour remplir leur propre recueil d’histoires tristes. Alors pourquoi parler de ça ? Riez et soyez heureux dans l’amour du Seigneur ! James Brown avait atteint les sommets quand il est mort. L’homme blanc peut bien dire tout ce qu’il veut. Note ça dans ton petit carnet, mon gars : on s’en fiche. Nous on sait qui était James Brown. Il était des nôtres. Maintenant il dort avec le Seigneur. Il est dans de bonnes mains ! Bon, allez, reprends un morceau de tarte. Ils rient, ils vous font des sourires, ils vous mettent à l’aise. Mais derrière le rire, le morceau de tarte, les “salut !” et les petits suppléments qu’on vous offre, derrière le généreux morceau de poulet qu’on vous apporte pour le dîner, derrière les gloussements décontractés, il y a une sorte de bruissement silencieux. Si vous tendez l’oreille vers une table, vous pouvez presque l’entendre : c’est comme un bouillonnement qui crisse, un grondement, un grognement, et quand vous fermez les yeux pour écouter, ça ne fait pas un bruit agréable. Ce n’est pas quelque chose qui est dit, ni même vu, parce que les Noirs, en Caroline du Sud, sont des experts quand il s’agit de mettre un masque en face de l’homme blanc. C’est ce qu’ils font depuis des générations. Le sourire se projette en avant de leur visage comme la calandre d’une voiture. Quand un client blanc entre au Brooker’s, ils affichent une mine réjouie. Quand le Blanc parle, ils hochent la tête avant même qu’il ait fini sa phrase. Ils lui disent “Oui, monsieur” ou “C’est bien vrai”, ils rient, ils plaisantent et ils ajoutent “Eh ben, ça alors” et “Pas possible !”, ils le saluent et lui font des courbettes à tout bout de champ. Et vous, vous restez là, complètement interloqué, parce que vous entendez quelque chose d’autre, vous entendez ce bruissement, et vous ne savez pas s’il vient de la table ou de sous vos pieds, ou si c’est la vitesse à laquelle l’Histoire passe entre ces deux-là, le Blanc et le Noir, à cet instant où le Blanc règle son plat de chou collard avec sur les lèvres un sourire qui vous pétrifie parce que vous entendez le grondement d’une guerre qui fait toujours rage – la grande guerre de Sécession, que les nordistes appellent la Guerre civile et que les sudistes appellent l’Agression nordiste, et puis aussi cette guerre plus récente, la guerre de propagande qui fait que le type à la peau sombre actuellement à la Maison-Blanche met les gens en rogne quoi qu’il fasse. Tout n’est qu’une question de race. Tout le monde le sait. Et il devient difficile de respirer, par manque d’air. Alors vous restez assis là, suffoquant, à observer cette petite transaction devant votre propre assiette de chou, pendant que ces deux personnes rient

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