MERE ET FILLE – DES RELATIONS EN QUESTION, OU LA LIBERTE A TOUT PRIX Isabel Allende, La Casa de los espíritus Nicole Brossard, Le Désert mauve Sarah Kofman, Rue Ordener, rue Labat Margaret Laurence, The Diviners Par ELODIE VIGNON Thèse présentée pour le programme d’Etudes Supérieures en Etudes Françaises conforme aux exigences pour le diplôme de Docteur en Philosophie Queen’s University Kingston, Ontario, Canada (Avril, 2013) Copyright © Elodie Vignon, 2013 RESUME La relation mère-fille est duelle, ambivalente, jeu de miroirs. A la fois lieu de la matrice, lieu de maternage, et de matriçage. Le couple mère-fille en appelle en effet au corps, revenant à l’origine de cette relation qui valorise une transmission au féminin, et ce à l’intérieur-même d’une société patriarcale tendant à assujettir les femmes. Il peut toutefois aussi devenir désastre. La fille réagit face à sa mère, première personne à laquelle elle peut s’identifier, premier lien à la vie. La confrontation est, semble-t-il, nécessaire, elle permet à l’enfant de se détacher de la figure maternelle tout en s’en servant de modèle. Afin d’éviter une union destructrice, la fille doit prendre conscience d’un amour maternel envers lequel il faut qu’elle prenne ses distances de façon à être, à son tour, quelqu’un, et plus précisément une femme. La fuite des filles, ou du moins leur recherche d’indépendance face à leur mère dans les romans analysés indique cette nécessité de se construire soi-même sans pour autant détruire le lien à la mère. L’espace prend alors une place prépondérante dans la découverte et le rétablissement de cette relation maternelle exclusive. Il s’avère être symbole de la mère, antidote contre la solitude filiale, espace à conquérir et à comprendre, lieu de résistance, incitation à écrire cette relation mère-fille. Le meurtre symbolique de la mère, illustré ici par l’absence de celle-ci lors du processus d’identification et de libération de la fille assure a posteriori la persistance de la relation maternelle ainsi que l’affirmation d’une lignée féminine – et non leur anéantissement. ii ABSTRACT The mother-daughter relationship is dual, ambivalent, a hall of mirrors; it is at once the site of the womb and maternity, a veritable matrix of meaning. The mother- daughter pairing moves through the body, constantly calling attention to its origins and valorising a transmission au féminin even from within a patriarchal society. However, it can also prove catastrophic. Though the mother is the first person with whom the daughter identifies—her first link to life—the daughter not only reacts to her, but also pushes against her. It would appear that this confrontation is necessary, that it allows the child to detach herself from the mother even as she models herself on her. In order to avoid a destructive union, the daughter must become conscious of the maternal love from which she must take her distance if she is to become someone, and more precisely, a woman. In the novels analysed here, the daughter’s flight—her quest for independence from her mother—points to her need to create herself, to come into her own without destroying the mother-daughter bond. The notion of space is of the utmost importance in the discovery and (re-)establishment of this exclusive filial/maternal relationship. Space becomes the symbol of the mother and the antidote to filial solitude, a site of resistance, one to be conquered and understood, and thus an incentive to write the mother-daughter relationship. The symbolic matricide—depicted in these novels through the absence of the mother during the process of identification and the liberation of the daughter— ensures, a posteriori, the continuation rather than destruction of the filial/maternal relationship, as well as the affirmation of a female lineage. iii A ma mère A mes sœurs, et à toutes celles grâce à qui la transmission a eu lieu, brodeuses, tisseuses, couturières et tricoteuses de ce fil dont nous sommes si fières Et à mon père, aussi iv REMERCIEMENTS Préparer un doctorat en cotutelle matérialise un entre-deux géographique, un entre-deux universités, un entre-deux des personnes. La cotutelle implique deux fois plus de personnes à remercier, car elle offre l’opportunité de la rencontre sans cesse renouvelée, à la croisée des chemins. C’est une véritable chance que d’avoir été si bien conseillée par les membres du département d’Etudes françaises de Queen’s University. Le principe de la cotutelle a fait du rêve une réalité, et je vous en remercie. Je tiens aussi à dire et à faire tous mes remerciements à mes deux directrices de thèse, Mireille Calle-Gruber et Catherine Dhavernas, pour leurs lectures attentives et leurs remarques minutieuses, pour leur générosité intellectuelle, leurs encouragements et leur patience. A tous mes amis de Queen’s : thank you. Sans vos menaces, cette aventure n’aurait jamais commencé ! Un grand merci aussi à toutes mes amies du Centre de Recherches en Etudes Féminines & Genres/Littératures Francophones de la Sorbonne Nouvelle pour leur présence, le partage de leur expérience et tous nos magnifiques projets. Et, last but not least, je souhaite vivement remercier ma famille pour son soutien continuel et tant d’autres choses encore. Merci de m’avoir supportée ces dernières années. Chère Nicole Brossard, mes remerciements les plus sincères à vous aussi pour ce si bel entretien v SOMMAIRE RESUME ........................................................................................................................... II ABSTRACT ..................................................................................................................... III REMERCIEMENTS ........................................................................................................ V SOMMAIRE .................................................................................................................... VI CHAPITRE LIMINAIRE : INTRODUCTION ............................................................................. 1 PARTIE I : MISE EN PERSPECTIVE ......................................................................... 14 CHAPITRE 1 : DES CRITERES DE CHOIX ............................................................................ 20 1.1 Quatre œuvres exemplaires .................................................................................. 21 1.2 Le Multilinguisme ................................................................................................ 38 1.2.1 Les langues françaises ................................................................................... 40 1.2.2 La langue espagnole ...................................................................................... 45 1.2.3 La langue anglaise ......................................................................................... 47 1.2.4 L’interstice entre les langues......................................................................... 49 1.3 Les mouvements féministes, un tournant pour les femmes et la perception de la maternité .................................................................................................................... 52 1.4 Le roman comme lieu d’études ............................................................................ 94 1.4.1 The Diviners et la problématique des origines ............................................ 110 1.4.2 La Casa de los espíritus ou la généalogie féminine.................................... 113 1.4.3 Le Désert mauve, lieu de refuge et espace féminin..................................... 116 1.4.4 Rue Ordener, Rue Labat ou le traumatisme de l’entre-deux ...................... 118 1.5 Mise en scène d’écrivains .................................................................................. 121 1.5.1 Quatre auteurs, quatre singularités .............................................................. 126 1.5.2 Margaret Laurence, du journalisme à la littérature ..................................... 131 vi 1.5.3 Isabel Allende, écrivain au-delà des frontières ........................................... 136 1.5.4 Nicole Brossard, lesbienne engagée............................................................ 141 1.5.5 Sarah Kofman, récit d’une enfance en zone occupée ................................. 144 CHAPITRE 2 : UN ECHEVEAU THEORIQUE ...................................................................... 153 2.1 De la méthode comparative ............................................................................... 153 2. 2 Etudes féminines, études féministes, théories des genres ................................. 158 2. 3 Cartographie des constellations maternelles .................................................... 168 CHAPITRE 3 : IMAGINAIRE DES CONTEXTES CULTURELS ............................................... 181 3. 1 L’impact de la culture sur la littérature ........................................................... 181 3. 2 Le Chili : une géographie invraisemblable et fabuleuse .................................. 196 3. 3 La France de l’Occupation : récits de différences et de discriminations ......... 210 3. 4 Le Canada, géographies du métissage : l’espace de l’être-en-traduction ....... 232 3. 5 Les Etats-Unis, espace imaginaire par excellence ........................................... 247 PARTIE II : UNE MÈRE, ET UNE FILLE – UN MIROIR SANS TAIN ? LA MÊME ET L’AUTRE ................................................................................................... 258 CHAPITRE 1 : MERE ET FILLE, DEUX PERSONNES DE MEME SEXE ................................... 261 1.1 A l’origine la blessure ........................................................................................ 261 1.2 Les couples mère-fille ........................................................................................ 265 1.2.1 La réciprocité du regard .............................................................................. 265 1.2.2 Les couples biologiques mère-fille ............................................................. 269 1.2.3 Les mères remplaçantes .............................................................................. 285 1.2.4 Figures symboliques des représentations de la mère .................................. 292 1.3 Les nourritures maternelles : rôles et fonctions ................................................ 299 1.4 L’identique ......................................................................................................... 315 1.5 Fusion mère-fille ................................................................................................ 340 CHAPITRE 2 : POURRAIT-IL Y AVOIR UNE “BONNE MERE” ? .......................................... 346 2.1 La question du double, et du clone .................................................................... 353 2.2 De quelques types .............................................................................................. 371 vii PARTIE III : FIGURES ET FORMES MATRICIELLES EN QUESTION – DU MATRICIEL À L’INITIATIQUE ............................................................................... 388 CHAPITRE 1 : FIGURES D’UN DESASTRE ........................................................................ 391 1.1 Un parcours initiatique de fille à femme ........................................................... 391 1.2 Qui sommes-nous ? Nous sommes différentes ................................................... 401 1.3 Tuer la mère, le matricide à l’œuvre ................................................................. 422 1.4 La césure, par quels moyens ? ........................................................................... 431 1.4.1 Par l’intermédiaire des études ..................................................................... 433 1.4.2 L’espace ou la distance géographique ........................................................ 443 1.4.3 La fugue de Pique vers l’Ouest ................................................................... 444 1.4.4 Mélanie, ou de la mère au désert................................................................. 458 1.5 Laisser sa fille partir et l’accepter ..................................................................... 469 CHAPITRE 2 : RECONQUERIR LA MERE ? ....................................................................... 475 2.1 Valoriser les femmes .......................................................................................... 475 2.2 Transmettre des valeurs de vie .......................................................................... 482 2.3 Sur les traces de la mère .................................................................................... 488 2.3.1 Agir à l’identique ........................................................................................ 488 2.3.2 Aller jusqu’à la mère .................................................................................. 491 2.4 La généalogie (féminine) ................................................................................... 495 2.4.1 Importance du passé et d’une continuité entre les temporalités ................. 495 2.4.2 Dimensions sans frontières ......................................................................... 505 2.4.3 Faire partie d’une lignée ............................................................................. 509 2.5 Héritage et transmission .................................................................................... 512 PARTIE IV : DE LA MATURITÉ : HOMME POLITIQUE DES AFFECTS ....... 516 CHAPITRE 1 : DE LA LUTTE COMMUNE : DECONSTRUCTION DU SYSTEME PATRIARCAL . 516 1. 1 Représentations du patriarcat ........................................................................... 519 1. 2 Formes de soumission patriarcale .................................................................... 523 1. 3 Voix d’opposition .............................................................................................. 529 viii 1. 4 La subversion de l’espace, ouvrir des espaces de liberté et d’indépendance .. 550 CHAPITRE 2 : DE LA DIVERSITE DES MODELES : ENTRE CO-NAISSANCE, TRANSMISSION ET IRRECONCILIABLE ......................................................................................................... 573 2. 1 Quand les femmes agissent sur les hommes et modifient leur comportement .. 573 2. 2 Indépendance des mères et des filles en dehors de toute hiérarchie ................ 579 2. 3 L’écriture comme lieu de réconciliation ........................................................... 583 2. 4 Accepter la transmission des hommes .............................................................. 590 2. 5 Détruire les catégories ...................................................................................... 598 2. 6 Refuser de reprendre le schéma patriarcal à son compte ................................ 600 CONCLUSION .............................................................................................................. 610 BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................................... 618 ANNEXE : ENTRETIEN AVEC NICOLE BROSSARD .......................................... 651 ix CHAPITRE LIMINAIRE : INTRODUCTION Une mère se définit par rapport à l’existence de ses enfants, c’est-à-dire par rapport à une place qui lui est assignée dans et par la société, sous l’angle de la reproduction et de la constitution d’une cellule familiale. Par ailleurs, l’aspect biologique du substantif « mère » n’a de sens qu’à partir de l’autre généré en soi. Etre mère intègre les femmes dans une relation amoureuse à l’autre toute particulière. La mère est une femme qui a au moins un enfant ; et, par association, elle représente l’« origine », celle qui crée et donne la vie1. La fille, quant à elle, est dans une dépendance totale avant même de naître. Son existence est tout entière déterminée par sa mère, et n’a de réalité que par rapport à elle. C’est dire combien cette situation est significative, et combien elle détermine ce que nous voulons considérer ici comme la formation d’un couple, d’un couplage incontournable entre deux êtres vivants : le couple mère-fille. Il y va d’une dépendance mutuelle et réciproque. Cette notion de couple, dont nous faisons l’hypothèse ici a l’avantage de poser plus largement la question de la maternité et du maternel en la déclinant dans ses aspects structurels, éthiques et ontologiques : à savoir, lien naturel, maternage, matrice, et matriçage. Ce dernier terme, d’abord technique – « [o]pération qui consiste à donner à une pièce sa forme définitive en la pressant contre la matrice »2 – nous permettant de tirer des perspectives fondatrices pour la pensée. 1 Le Dictionnaire Latin Français Gaffiot atteste déjà, dans son entrée « mater », de cette acception : « mère, cause, origine, source » (Dictionnaire Latin Français Gaffiot, Félix Gaffiot (dir.), Paris, Hachette, 1934). 2 Le Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Alain Rey et Josette Rey-Debove (dirs.), Paris, Le Robert, 2012. 1
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