Université Paris 13 Formation doctorale « Etudes littéraires francophones et comparées » LE DIALOGISME DANS LE ROMAN ALGÉRIEN DE LANGUE FRANÇAISE Thèse de Doctorat Nouveau Régime présentée par Vladimir SILINE sous la direction du Professeur Charles BONN 1999 2 TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION............................................................................................................................4 1. Aperçu historique du roman algérien de langue française................................................5 2. Aperçu historique des travaux critiques sur le roman algérien.....................................21 3. Aperçu historique du concept de dialogisme......................................................................35 4. Composition de la thèse..........................................................................................................51 PREMIÈRE PARTIE: L’émergence et l’évolution du dialogisme en Europe....................59 1. Prémices du dialogisme..........................................................................................................60 1. L’indétermination morale. Molière.............................................................60 2. Les hasards du dialogisme. John Milton, l’abbé Prévost et Denis Diderot.....69 2. Pionniers du roman dialogique.............................................................................................81 1. Le psychologisme irrationnel. Fiodor Dostoïevski......................................81 2. Le monologue intérieur et la temporalité cyclique . Marcel Proust................91 3. Maîtres du dialogisme européen.........................................................................................100 1. Le récit mythique et le symbole-clé. Franz Kafka.....................................100 2. Le “courant de conscience” et le mythe implicite. James Joyce................111 4. Conclusions de la Première partie.....................................................................................122 1. Les influences........................................................................................122 2. Le bilan.................................................................................................132 DEUXIÈME PARTIE: L’émergence et l’évolution du dialogisme en Algérie................139 1. Fondateurs du roman dialogique algérien.........................................................................140 1. Quatre récits et la temporalité cyclique rompue. Kateb Yacine..................140 2. Un récit et deux mythes implicites. Mohammed Dib..................................151 2. Maître du roman dialogique algérien.................................................................................166 1. Le Nouveau roman et le dialogisme. Rachid Boudjedra.............................166 2. Le récit absurde et le mythe implicite. Rachid Boudjedra...........................178 3 3. Successeurs du dialogisme algérien.................................................................................186 1. Le récit politique et une image poétique. Nabile Farès...............................186 2. Un double récit mythique et deux symboles-clés. Rachid Mimouni.............192 4. Conclusions de la Deuxième partie....................................................................................205 1. Les influences........................................................................................205 2. Le bilan.................................................................................................217 CONCLUSION...........................................................................................................................225 BIBLIOGRAPHIE des œuvres littéraires et des ouvrages critiques.................................237 1. Oeuvres littéraires..................................................................................238 2. Ouvrages critiques..................................................................................241 3. Articles..................................................................................................251 4. Thèses...................................................................................................259 INTRODUCTION 1. Aperçu historique du roman algérien de langue française. Un bref aperçu historique est indispensable pour démontrer que l’étude du dialogisme sur l’exemple de la littérature algérienne de langue française n’est pas un hasard. C’est un regard personnel sur l’histoire de la littérature algérienne qui résulte de l’étude des textes et des travaux critiques des auteurs français, maghrébins et russes. Comme tout aperçu, il est schématique et réducteur, mais il permet de délimiter le principal probléme de la thèse qui présente l’intérêt pour la recherche. * Les Algériens se mettent à écrire après la première guerre mondiale. Ils s’aventurent dans le journalisme, publient des essais et des témoignages sur plusieurs sujets socio-politiques. Certains critiquent l’influence négative du colonialisme sur la vie des Algériens, d’autres vantent la mission civilisatrice de la France. Bientôt apparaissent les premiers romans. Jean Déjeux les caractérise comme “médiocres et décevants” et témoigne qu’entre 1920 et 1945 les Algériens en publient une douzaine: Ahmed Ben Mustafa, le goumier (1920) de Caïd Ben Cherif, Zohra, la femme d’un mineur (1925) d’Abdelkader Hadj-Hamou et d’autres 1. Tous ces romans sont exotiques et moralisants. Les écrivains décrivent la vie quotidienne, recourent souvent au folklore et s’adressent toujours au lecteur français. Leur critique retenue ne touche 1 Jean Déjeux. La littérature algérienne contemporaine. Coll. Que sais-je? 2ème éd., Paris, PUF, 1979, p. 59. 6 que certains aspects de la morale. D’une façon générale, les romans des années 20 et 30 constituent, selon les chercheurs presque unanimes, la période d’assimilation, d’acculturation ou de mimétisme dans l’histoire de la littérature algérienne. A cette époque, les Algériens maîtrisent suffisamment le français pour pouvoir créer des oeuvres littéraires en imitant leur écrivain préféré. Une nouvelle étape du développement de la littérature algérienne de langue française commence après la deuxième guerre mondiale. Elle est d’abord caractérisée par l’accroissement de l’activité littéraire des Algériens. Ils créent des cercles, des clubs, des associations littéraires, travaillent dans les rédactions des journaux et des revues. Ils maintiennent également des contacts plus ou moins étroits avec l’Ecole nord-africaine dont ils se séparent bientôt. Bref, la deuxième moitié des années 40 et le début des années 50 est, pour les écrivains algériens, un moment de “scolarité”, d’initiation active à la littérature. En même temps, c’est le moment de rupture avec la littérature précédente, puisque l’époque d’assimilation est dépassée et les romanciers des années 20 et 30 n’écrivent plus. Seul Jean Amrouche continue à produire et s’impose comme maître aux yeux de la nouvelle génération des écrivains algériens. La parution des romans Le Fils du Pauvre (1950) et La Terre et le Sang (1953) de Mouloud Feraoun, La Grande Maison (1952) de Mohammed Dib et La Colline oubliée (1952) de Mouloud Mammeri est donc la conséquence de l’accroissement de l’activité littéraire des Algériens après la deuxième guerre mondiale. Ces romans ont marqué le début d’une littérature nouvelle que plusieurs chercheurs considèrent comme authentiquement algérienne. Le trait commun de la nouvelle littérature est son caractère ethnographique, et la période est souvent nommée, elle-aussi, ethnographique. Irina Nikiforova affirme que les romans ethnographiques algériens “sont très proches des essais dont ils 7 dérivent en effet” 2. Et c’est vrai, car il est possible d’imaginer Le Fils du Pauvre comme une série d’essais ethnographiques liés entre eux par la présence d’un héros. Jean Déjeux note de même que L’Incendie de Dib est basé sur “un reportage effectué par le romancier lui-même sur une grève d’ouvriers agricoles dans la région d’Aïn-Taya” 3. Certains critiques accusent la littérature ethnographique de régionalisme et d’exotisme. Abdelkébir Khatibi déclare que les romans ethnographiques poursuivent la tradition des algérianistes français 4. Ghani Mérad considère les années 50 comme prolongement de la période d’assimilation 5. Jean Déjeux, par contre, note que ces romans possèdent “un sens de dévoilement et de contestation” 6. Irina Nikiforova, elle- aussi, définit la fonction ethnographique de ces romans comme “idéologique par excellence” 7. D’après elle, “la description affectueuse toute seule de la vie traditionnelle agressée par le colonialisme avec sa politique d’assimilation témoignait de l’opposition de l’écrivain à cette époque-là” 8. La contradiction signalée provient du fait que la contestation anticolonialiste des romans ethnographiques est exprimée seulement au niveau de la morale, ce qui rend indirect et atténue son impact politique. Face au lecteur européen, les romanciers algériens affirment le droit à l’existence du mode de vie national, ce qui est présenté comme tout à fait juste du point de vue de la morale humaine, et refoulent le colonialisme comme amoral. Les romans ethnographiques décrivent la vie traditionnelle et dessinent le “portrait collectif” du peuple, en même temps ils sont biographiques et rappellent le roman d’apprentissage européen qui suit 2 Irina Nikiforova. Le roman africain. Moscou, Naouka, 1977, p. 186. 3 Jean Déjeux. A l’origine de L’Incendie de Mohammed Dib. In: Présence francophone. Paris, 1975, ¹ 10, p. 5. 4 Abdelkébir Khatibi. Le roman maghrébin. Paris, Maspéro, 1968, p. 28. 5 Ghani Mérad. La littérature algérienne d’expression française. Paris, Oswald, 1976, p. 40. 6 Jean Déjeux. Littérature maghrébine de langue française. Sherbrooke, Naaman, 1980, p. 37. 7 Irina Nikiforova. Id., p. 192. 8 Irina Nikiforova. Id., p. 187. 8 l’évolution du héros depuis son enfance et adolescence. Mais par rapport au roman européen, le héros ne se révolte pas contre la société, tout au contraire, c’est le milieu national qui forme son caractère et sa vision du monde. Cependant la perception du monde de héros est toujours subjective, par conséquent, le roman ethnographique algérien est toujours psychologique, car la vie du peuple y est décrite le plus souvent à travers les sentiments du héros. L’émergence du psychologisme chez les romanciers algériens peut être considéré comme un véritable exploit parce que, comme témoigne Dib, “les Algériens élevés dans un milieu musulman considèrent l’introspéction comme un peu malsaine” 9. Les écrivains algériens ont transgressé donc la tradition nationale qui interdit l’expression publique des sentiments intimes, et la description psychologique subjective de la réalité devient le trait pertinent de leur littérature. La période ethnographique, très courte, a été, selon l’observation de Galina Djougachvili, “une période d’essai” 10. La parution des romans ethnographiques a été dictée avant tout par la volonté de s’exprimer. Les écrivains ont essayé de raconter leur enfance et leur jeunesse, de parler de leurs problèmes et de leurs sentiments, de décrire la vie du peuple dont ils faisaient une partie intégrante. La période suivante, période de guerre, commence, d’après Ghani Mérad, à partir de 1952 11. Il prend pour critère la polémique autour du roman La Colline oubliée de Mammeri qui, pense-t-il, a témoigné de l’accroissement de la contestation anticolonialiste et qui a poussé les écrivains à s’engager dans la lutte pour la libération nationale. Galina Djougachvili rattache le début de cette période au premier novembre 1954, date de la déclaration par le FLN de la lutte armée 12. Jean Déjeux préfère l’année 1956. D’après lui, les 9 Claudine Acs. Mohammed Dib par Claudine Acs. In: L’Afrique littéraire et artistique, Paris, août 1971, ¹ 18, p. 10. 10 Galina Djougachvili. Le roman algérien de langue françise. Moscou, Naouka, 1976, p. 52. 11 Ghani Merad. Id., p. 71. 12 Galina Djougachvili. Id., p. 53. 9 événements dans les Aurès ne pouvaient se répercuter “automatiquement” sur la littérature. La parution de Nedjma de Kateb Yacine est pour lui un événement plus important 13. Abdelkébir Khatibi reporte le début de la période à une date encore plus éloignée, à 1958. Les écarts dans la datation s’expliquent par la transition progressive d’une littérature à l’autre, car l’ethnographie n’a pas disparu subitement et la contestation anticolonialiste, comme on l’a vu, a été également observée dans le roman ethnographique. Peut-être Galina Djougachvili a-t-elle plus raison puisqu’elle s’appuie sur les critères de même nature historique, quoique approximatifs, 1954 et 1962. Mais rien n’empêche d’imaginer une seule période entre 1945 et 1962, période où la contestation implicite au niveau de l’ethnographie est évincée progressivement par la critique plus explicite. D’autant plus qu’en 1962 cette période a abouti à une deuxième rupture dans l’évolution de la littérature algérienne. Pendant la guerre les écrivains algériens se tournent parfois vers le passé glorieux national, ils sont passionnés par les personnalités éminentes de la science et de la culture, par les héros légendaires de la résistance contre l’envahisseur, ils sont également animés par l’intérêt pour le folklore du terroir. Ils publient des essais historiques, des recueils de contes, de légendes, de poésies, de chansons parmi lesquels L’Eternel Jugurtha (1946) de Jean Amrouche, Chansons des jeunes filles arabes (1953) de Mostefa Lacheraf, Baba Fekrane (1959) de Mohammed Dib, Les Poèmes de Si Mohand traduits par Mouloud Feraoun (1960). Mais le plus souvent les écrivains algériens se penchent sur le problème le plus important à cette époque, sur la confrontation entre deux civilisations dans la vie de leur pays. Les héros de leurs oeuvres se trouvent devant un choix, ils doivent définir leur position vis-à-vis la guerre de libération. Ce choix est surtout douloureux pour l’intelligentsia algérienne de formation française. Par exemple, le héros du roman Le Sommeil du Juste (1955) 13 Jean Déjeux. Id., p. 26.
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