RESUME Margot Wylde, jeune cantatrice très en vogue, est engagée à l'Opéra de San Francisco pour chanter le premier rôle dans Le Masque de la Mort Rouge, un « opéra d'épouvante ». Décidée à s'installer dans la région, elle vient d'acquérir un ancien phare où elle habite durant les répétitions. Un endroit splendide mais terriblement isolé, puisqu'elle n'a qu'un seul voisin. Un voisin qui par le plus grand des hasards se trouve être Edward Bellamy, le célèbre auteur de romans noirs chargé précisément d'écrire le livret de « La Mort Rouge ». Doté d'une incroyable séduction, l'homme plaît immédiatement à Margot. Mais l'atmosphère qui règne autour de lui est étrangement oppressante. Ce sentiment d'insécurité est-il dû à la nature du scénario en cours d'écriture ? Pas seulement, hélas. Car, en l'espace de quelques jours, trois agressions vont avoir lieu dans l'enceinte de l'Opéra. Où la personne visée n'est autre que Margot Wylde… LAURA PENDER Mélodie fatale AMOURS D’AUJOURD’HUI Prologue Jérôme Taylor taquinait la plume et, parfois même, flirtait avec le succès. Si ses romans d’épouvante ne l’avaient jamais propulsé au sommet de la gloire, ils lui assuraient, néanmoins, une existence aisée dans son luxueux appartement de Los Angeles. Le petit créneau littéraire qu’il exploitait sans la moindre précipitation se révélait lucratif et lui procurait toute satisfaction. Il avait donc l’intention de continuer à écrire tant que cela ne lui demanderait pas trop d’effort. Jérôme Taylor n’était pas homme à se surmener. Malheureusement, son dernier roman l’obligeait à travailler plus qu’il ne l’aurait voulu. Sur les instances de son éditeur, il avait fini par accepter de rédiger le livret d’un opéra moderne. Il aurait été dommage de refuser cette proposition car le travail était plutôt bien payé. Et, surtout, il n’avait pas résisté à la tentation de voir son nom en haut de l’affiche. Mais, aujourd’hui, il regrettait de s’être lancé dans cette aventure, et il appréhendait l’épreuve des répétitions à l’Opéra de San Francisco. Oui, s’il avait eu deux sous de bon sens, jamais il ne se serait engagé dans ce projet d’écriture. Pourtant, il savait ce qui l'attendait. Au cours de sa carrière, il avait écrit un scénario qui avait exigé de nombreuses corrections. Il avait dû se rendre sur le tournage, se tenir à la disposition du metteur en scène, du réalisateur, des comédiens, et réécrire son texte en fonction de leurs nombreuses directives. Quel supplice A l’issue de cette difficile épreuve, il s’était promis de ne plus jamais recommencer. Et voilà qu’il s’était laissé de nouveau prendre au piège En plus, il ne raffolait pas de San Francisco. Les nuits y étaient fraîches, humides et brumeuses. Il préférait vraiment le confort de son appartement aux plateaux de cinéma ou aux scènes d’opéra, et sa tranquillité aux pénibles séances de répétition. Mais il avait écrit le libretto et, maintenant, il devait se rendre sur place pour présenter son travail. A la tombée de la nuit, alors qu’il venait à peine dé boucler sa valise et qu’il s’habillait pour partir, on sonna à la porte. Achevant rapidement de boutonner sa chemise, il se hâta vers l’entrée et ouvrit la porte. ― A qui ai-je l’honneur ? demanda-t-il. Pour toute réponse, il reçut un foudroyant coup de poing à la gorge qui le projeta en arrière. L’écrivain n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait que, déjà, son agresseur avait refermé la porte d’entrée et le saisissait par la peau du cou pour l’envoyer valdinguer au beau milieu du salon. A peine Taylor avait-il esquissé un geste pour se relever que l’homme se rua sur lui et le poussa contre la porte vitrée donnant sur le balcon. Le souffle court, aveuglé par la douleur, il ne parvint pas à riposter immédiatement. Lorsqu’il eut recouvré ses esprits, il était trop tard pour réagir. L’homme saisit Jérôme Taylor par les cheveux et lui fracassa la tête contre la vitre du balcon, qui vola aussitôt en éclats sous l’impact du choc, puis il l’empala sur les tessons pointus qui demeuraient à l’emplacement de la porte défoncée. Après quoi il s’écarta en faisant attention à ne pas marcher dans la mare écarlate qui se formait sous le corps de sa victime, et plaça un tabouret à proximité de ses pieds pour faire croire à un accident. Puis il quitta l’appartement, descendit quelques marches et emprunta l’ascenseur pour rejoindre le rez- de-chaussée. Seul dans l’ascenseur, il se mit à fredonner. Estimant que sa voix rendait bien dans le petit habitacle, il s’offrit le luxe de chanter tout un couplet. Jérôme Taylor aurait reconnu les paroles de la chanson s’il avait été en mesure de les entendre. Il en était l’auteur, après tout. Et il aurait été surpris de constater que ce type, qu’il n’avait jamais rencontré jusqu’à ce soir, connaissait l’air et les paroles d’une chanson inédite que le public ne découvrirait qu’en octobre, lors de la première représentation. Mais y aurait-il seulement une première représentation, maintenant que le librettiste avait quitté ce monde ? 1 Il était environ minuit. Des nappes de brumes venues de la baie enveloppaient San Francisco d’un épais linceul nébuleux. Noyant les lueurs des réverbères sous les pans frileux de son suaire de vapeurs, le brouillard semblait épaissir à dessein les ténèbres qui régnaient sur les rues désertes. Surgi de nulle part, l’écho de rumeurs composées tantôt de bruits de pas, tantôt du sifflement assourdi d’une automobile, vibrait dans la nuit noire. Et des voix d’outre-tombe jaillissaient du néant pour retomber, l’instant d’après, au fond du silence. Ce voile opaque faisait tout le charme de la ville, quoiqu’il fût également ce que l’endroit comptait de plus perfide car, par temps de brouillard, les ombres se mêlaient aux ombres, et l’on ne voyait pas toujours venir le danger. Dans une rue du centre-ville, deux femmes marchaient côte à côte dans la, brume. Elles parlaient entre elles à voix basse et, de temps à autre, partaient d’un rire sonore, inconscientes de la menace qui couvait dans la pénombre. Toutes deux chanteuses à l’Opéra moderne de San Francisco, elles sortaient d’une harassante répétition qui, ce soir encore, s’était prolongée fort tard dans la nuit. L’équipe avait accumulé de nombreux retards, et il fallait, à présent, mettre tout en œuvre pour éviter que la première représentation fût un parfait fiasco. La tâche s’avérait d’autant plus ardue que Jérôme Taylor, le librettiste, venait de trouver la mort. Cette semaine de répétition, que les artistes et l’auteur auraient dû employer à affiner les dialogues, n’avait servi, en réalité, qu’à épuiser la troupe et à plonger chacun de ses membres dans un profond désarroi. Ereintées par cette longue journée de travail, les deux chanteuses avaient décidé, ce soir-là, de rentrer à pied, espérant que cette promenade les aiderait à évacuer le stress des répétitions. Margot Wylde était vêtue d’un épais manteau de laine assorti d’une écharpe qu’elle avait nouée autour de son cou afin de se protéger contre l’air froid de la nuit. Elle était mezzo-soprano et tenait le premier rôle : il n’était donc pas question qu’elle prît froid à la suite d’une imprudence. Sa compagne, Connie Dwight, beaucoup plus décontractée, portait un simple coupe-vent. Margot parlait peu, mais ce n’était pas uniquement par souci de préserver sa voix. Depuis la mort prématurée de l’auteur, elle vivait avec l’étrange impression qu’on l’observait. Rien ne parvenait à dissiper cette sensation tenace d’un regard braqué sur elle en permanence, épiant ses moindres gestes. Elle aurait préféré croire que son inquiétude était infondée, mais la pénible sensation persistait, et les lourdes vapeurs d’eau stagnant autour d’elle accentuaient son angoisse. La lumière des réverbères versait un doux reflet sur les boucles ondoyantes de sa longue chevelure noire que le vent jouait à soulever. Elle avait un visage un peu grave, marqué par des pommettes saillantes et des lèvres pulpeuses très expressives sous le noble tracé de son nez. Capable d’exprimer les élans voluptueux de l’amour et, l’instant d’après, la rigidité glaciale qu’anime une volonté de fer, elle avait su forcer l’admiration de nombreux metteurs en scène et producteurs. À vingt-neuf ans, Margot avait interprété quelques-uns des rôles les plus difficiles du répertoire, et elle était sur le point d’accéder à l’apogée de son art. Elle serait bientôt une grande étoile. Le genre lyrique n’était pas le seul domaine dans lequel elle excellait. Le dernier album qu’elle avait enregistré, réunissant les grands classiques de Cole Porter, avait été accueilli par la presse de manière dithyrambique. En réalité, Margot jouissait d’une voix extraordinaire qui se prêtait aux styles musicaux les plus divers. Douée de la profonde sensualité d’une mezzo, elle glissait sur les notes avec la maîtrise d’une coloratur, sans être affligée de cette fâcheuse tendance qu’ont certaines sopranos à produire des aigus stridents dans le registre supérieur. En un mot, elle possédait un talent unique, et rien ne pouvait l’empêcher de mener la fabuleuse carrière qui s’offrait à elle. A moins qu’un funeste coup du destin ne la stoppât net dans son élan. Un funeste coup du destin ou... quelque autre personnage mal intentionné, caché dans la pénombre alentour. Ce désagréable pressentiment qu’une catastrophe allait se produire l’oppressait. Tout marchait si bien pour elle, et le spectre du malheur s’était écarté de sa route depuis longtemps... Pourtant, ce soir-là, elle redoutait le pire. Tandis que les deux jeunes femmes longeaient les devantures des magasins qui bordaient les rues enfumées de la ville, Connie parlait avec exubérance, ponctuant chaque phrase d’un de ces rires pleins de gaieté qui animaient constamment son visage enjoué. Blonde, lumineuse et joyeuse, elle était tout le contraire de Margot. D’ailleurs, depuis l’époque où elles avaient partagé la même chambre d’étudiantes, l’une avait toujours été l’antithèse parfaite de l’autre. Unies, cependant, par une relation à la fois contradictoire et complémentaire, elles avaient traversé ensemble les épreuves, et s’étaient bien souvent soutenues mutuellement. N’était-ce pas Connie qui avait convaincu Margot d’entrer pour une durée de deux ans dans la troupe de l’Opéra de San Francisco ? Dès son arrivée en ville, Margot avait été séduite par la région, et avait décidé de s’y établir. Quel bonheur de trouver enfin le point de chute idéal pour poser ses valises quand on avait, comme elle, passé le plus clair de son existence à voyager aux quatre coins du monde, d’une scène d’opéra à l’autre Elle avait eu le coup de foudre pour la côte californienne, et comptait bien en faire sa terre d’adoption. Un coup de foudre tel qu’elle s’était sentie prête à commettre n’importe quelle folie pour y demeurer. N’était-ce pas ce qu’elle avait fait en acquérant un vieux phare désaffecté, au sud de la ville ? Elle ne s’était jamais livrée à un acte d’une telle extravagance. De surcroît, elle n’avait pas hésité à puiser dans ses économies, amassées en cinq ans de carrière, pour payer, rubis sur l’ongle, soixante-quinze pour cent du prix de vente de la propriété : une prouesse qui avait beaucoup impressionné son agent immobilier. ― Ne crains-tu pas de te sentir un peu seule, là-bas ? demanda Connie, tandis que les deux jeunes femmes tournaient au coin de la rue en direction de l’appartement qu’elles partageaient. Et puis, l’endroit est probablement hanté. ― Je l’espère bien, répondit Margot en grimaçant un sourire. ― Tu ne vas quand même pas me dire que tu es ravie de vivre dans cet endroit isolé du reste du monde ? ― Je te rappelle que je ne suis qu’à une cinquantaine de kilomètres de la périphérie, Connie, répliqua Margot en riant de bon cœur. Il y a même l’électricité, tu sais. Et puis, je serai débarrassée du maniaque qui n’a pas arrêté de me harceler au téléphone, ces derniers jours. ― Tu parles des appels anonymes ? Qui veux-tu que ce soit ? Il s’agit probablement de faux numéros. D’ailleurs, ça ne m’arrive jamais, quand je décroche. ― C’est le hasard, répliqua Margot. Cette affaire la tracassait un peu. Que pouvaient bien signifier ces coups de téléphone anonymes et muets ? Et pourquoi le mystérieux correspondant appelait-il uniquement lorsque Margot se trouvait seule à la maison ? ― Tu devrais réfléchir encore un peu. Je n’aime pas te savoir toute seule là-bas. ― Tu n’as tout de même pas l’intention de m’héberger chez toi ad vitam æternam ? Ton offre me touche beaucoup, mais je crains qu’il n’y ait pas assez de place pour deux dans ton petit appartement. ― Ah, ça c’est sûr Et je compte bien aller te rejoindre dès que la peinture sera sèche. ― Tu seras toujours la bienvenue. ― Oui, mais toi, tu seras trop occupée à fréquenter les grands de ce monde pour gaspiller ton temps en compagnie de simples seconds rôles, comme moi. Collie laissa échapper un rire sonore. Puis, quand sa gaieté se fut évaporée dans les brumes, elle ajouta : ― C’est le coup classique ― Ecoute, je n’ai pas encore exploré les environs, mais je n’ai pas l’impression qu’il y ait beaucoup de célébrités, dans ce coin. ― Comment ? Tu ne sais pas encore qui est ton voisin ? ― Tu veux parler de la grande maison, à côté de la mienne ? Margot prit soudain conscience qu’elle venait de dire « la mienne » en parlant de la maison qu’elle venait d’acheter. Ça lui faisait tout drôle, mais comme c’était bon Bien sûr, voyons C’est celle d’Edward Bellamy poursuivit Connie, comme si cela coulait de source. ― Et peut-on savoir qui est ce Bellamy ? ― Si tu avais traîné tes guêtres du côté des librairies, ces derniers temps, tu saurais qui il est. Bon, il est trop tard pour entreprendre ton éducation. Je te dirai seulement que c’est un ami de Victor. Victor Grimaldi était le chef d’orchestre de la troupe, et il avait composé la musique du Masque de la Mort Rouge, l’opéra qu’elles répétaient. ― Un écrivain. C’était donc ça Tu n’avais qu’à le dire plus tôt, petite cachottière s’écria Margot en adressant un grand sourire à son amie. ― Tu as raison, dit Connie, heureuse de retrouver enfin la Margot gaie et détendue avec laquelle elle aimait tant rire et plaisanter. J’ai entendu dire que les producteurs l’auraient bien engagé pour écrire le script du Masque, mais que ça ne s’était pas fait parce qu’il était beaucoup trop cher. Ils ont dû se contenter de Jérôme Taylor. ― Le pauvre homme s’écria Margot. Comment a-t-il bien pu se débrouiller pour trébucher et passer au travers d’une vitre ? Quelle mort horrible ! ― On prétend dans les coulisses qu’il a préféré se donner la mort plutôt que venir nous présenter son livret. ― C’est terrible. ― Peut-être. Mais avoue quand même que son travail était nul. Pourtant, il se faisait payer cher, lui aussi Les producteurs auraient mieux fait de prendre Bellamy. Avec lui, au moins, ils en auraient eu pour leur argent. Tandis que Taylor... ― Il est mort, rappela Margot. Laisse-le donc reposer en paix ― En tout cas, s’il avait eu l’audace de venir jusqu’ici, je ne sais vraiment pas ce que Daniel Pressmann lui aurait fait. Va savoir, c’est peut-être lui qui l’a tué pour faire de la publicité à la nouvelle pièce. ― Ne parlons pas de ça ici, veux-tu ? Ce brouillard me donne la chair de poule. Soudain, Margot s’immobilisa et tendit l’oreille. ― Ecoute. Tu n’entends rien ? ― Quoi donc ? ― Quelqu’un chante, dit Margot. J’aurais juré qu’il s’agissait d’un passage de notre opéra. ― Impossible. ― A moins qu’un autre membre de la troupe habite également par ici... Mais non, c’est sûrement le vent, admit Margot en reprenant sa marche, à pas mesurés, en direction de l’appartement. ― Avoue plutôt que c’est l’abominable Masque de la Mort rouge qui commence à te glacer d’épouvante, suggéra Connie. Allez, viens : on va boire un bon chocolat bien chaud. Cela te changera les idées. Les deux jeunes femmes continuèrent de descendre la rue déserte en direction de l’appartement qu’elles partageaient depuis l’arrivée de Margot, au mois de juin dernier. Seule la nuit entendit leurs paroles. La nuit... et peut- être aussi l’inquiétant personnage qui les avait épiées discrètement, de loin. Emmitouflé jusqu’aux oreilles dans un trench-coat et coiffé d’un feutre gris dont le bord abaissé dissimulait son visage, le mystérieux poursuivant abandonna sa filature lorsque les deux chanteuses eurent atteint l’entrée de l’immeuble. Il les regarda gravir les marches du perron et disparaître à l’intérieur du bâtiment. Puis il fit quelques pas et se mit à chanter. Il avait une belle voix de ténor, claire et fort bien assurée, mais il chantait en fausset pour imiter le timbre féminin. L’illusion était quasiment parfaite. Il s’interrompit au bout de quelques secondes et se mit à rire doucement dans sa barbe. Puis il s’éloigna et disparut dans la brume. Une nouvelle semaine de travail s’ensuivit, au cours de laquelle Margot s’épuisa à répéter le personnage qu’elle devait incarner dans Le Masque de la Mort rouge, un opéra vaguement inspiré de la nouvelle du même nom écrite par Edgar Allan Poe. La jeune femme avait hâte de s’installer dans sa propriété. Le week-end venu, elle décida de se rendre en voiture dans sa propriété et d’y passer sa première nuit. Sur la route tortueuse qui serpentait au sommet de la falaise en direction du sud, elle se trouvait en proie à une émotion si vive qu’elle en avait la gorge serrée. Deux semaines plus tôt, la totalité de ses biens se résumait à quelques effets personnels et deux ou trois malles de vieux souvenirs. Aujourd’hui, elle possédait une maison. Dès qu’elle avait vu cette propriété, elle avait su que c’était la maison de ses rêves. La haute tour s’étirait fièrement vers le ciel plusieurs centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer. Accolée à son flanc gauche, la maison du gardien, un vaste bâtiment couvert de patine, s’élevait sur deux étages. Pourvue d’une multitude de fenêtres, cette habitation était très claire et plus que spacieuse, peut-être même trop pour une personne seule. Il y avait, au premier étage, deux grandes pièces apparemment laissées à l’abandon, qu’elle espérait transformer d’un côté en chambre à coucher et, de l’autre, en salle de musique. Il restait encore beaucoup à faire pour remettre la maison en état et aménager 1’intérieur selon ses goûts. Mais peu lui importait. Elle avait eu le coup de foudre, et c’était tout ce qui comptait à ses yeux. Le phare ne fonctionnait plus depuis cinq ans, bien que le gardien ne l’eût quitté que trois ans plus tôt. En effet, le ministère de l’intérieur ne l’avait pas expulsé immédiatement après la désaffectation officielle du vieux fanal. Les lenteurs de l’administration - plus que la générosité de l’Etat - lui avaient permis de garder son logement un peu plus longtemps. Ces mêmes lenteurs avaient retardé la mise en vente du phare et de ses dépendances, qui s’étendaient sur plus de cinq hectares de falaises à pic au sud de la ville. Tous ces retards avaient joué en faveur de Margot. La propriété avait finalement été mise en vente juste au moment où elle s’était décidée à acheter une maison. C’était à croire que le phare l’attendait. Malgré tout, elle serait peut-être passée à côté si Victor Grimaldi ne l’avait pas informée de l’existence de cette majestueuse retraite juchée sur les falaises avec vue imprenable sur la mer. L’agent immobilier qui l’avait conduite en voiture sur les lieux avait profité du trajet - qui était plutôt long - pour lui vanter les nombreux mérites de la vie rurale. Mais point n’avait été besoin de lui forcer la main par de quelconques arguments de vente. La maison l’avait conquise dès le premier regard. Elle s’y trouvait bien, comme si elle y avait toujours vécu. En outre, elle n’attachait guère d’importance à la distance qui la séparait de la ville. Dans deux ans, elle aurait quitté la troupe. Livrée à elle-même, elle pourrait recommencer à mener la vie de bohème tout en bénéficiant, cette fois, d’un solide point d’attache. Finies les longues errances en quête d’un toit. Dans le lointain, la puissante lumière de son phare guiderait toujours ses pas vers la maison. Elle apprenait également à connaître tous les pièges qui jalonnent le parcours du propriétaire. Pour rendre cette charmante demeure habitable, il avait fallu entreprendre de nombreux travaux, notamment en matière de plomberie et d’électricité. Généreusement rétribués, les ouvriers avaient fait des heures supplémentaires pour terminer dans les plus brefs délais. A présent, une nouvelle équipe de jeunes ouvriers s’attelait aux travaux de transformation de l’ancien logement de service. Impatiente d’emménager, Margot avait entassé ses affaires dans la grande pièce circulaire située au rez- de-chaussée de la tour du phare, et s’était installée dans la future chambre d’amis. Désormais, plus rien ne l’obligerait à quitter sa maison. Pas même les poussières et autres déchets délétères qui risquaient de nuire gravement à sa voix. Où était donc passée sa prudence ? Le charme de sa maison semblait lui faire tout oublier. Sa maison ! Margot se délectait en prononçant ces mots, tandis qu’elle roulait, sous la voûte étoilée, vers sa propriété. Pour protéger l’intégrité de son territoire, elle entendait bien lutter avec la dernière énergie contre les velléités expansionnistes des promoteurs immobiliers. De toute façon, la configuration du paysage ne se prêtait guère à de quelconques aménagements. Il n’y avait pas grand-chose à redouter de ce côté-là. A l’est, elle pouvait apercevoir le versant rocheux d’une autre falaise. Le vaste terrain situé au nord appartenait à l’écrivain dont Connie lui avait parlé la semaine précédente. Et, au sud, il y avait une réserve zoologique. Son domaine marquait, en quelque sorte, le bout du monde. Au-delà, l’océan s’étendait à perte de vue. Margot était presque arrivée. A la sortie du dernier virage, elle fut surprise de voir de la lumière chez son voisin. Edward Bellamy - puisqu’il s’agissait apparemment de lui - habitait une vaste demeure à deux étages, de style moderne. La haute fenêtre cintrée disposée sur la façade nord, côté mer, dardait sur le parc un rayon de lumière oblique. Il s’agissait, en réalité, d’une haute paroi vitrée enchâssée dans une baie commune à deux pièces superposées. L’ensemble, avec les lampes allumées et les rideaux rabattus, produisait sous la voûte céleste un jeu de lumière fabuleux. Cette maison solaire, avec ses larges ouvertures et ses verrières illuminées, tenait davantage du modèle architectural que de la maison habitée. Mais Margot n’y avait jamais prêté beaucoup d’attention. Trop de verre à son goût. Pourtant, chaque fois qu’elle passait à proximité, elle ne pouvait s’empêcher de remarquer avec quelle majesté insolente et faussement désinvolte cette grande bicoque semblait toiser le passant. Les signes d’habitation qui, ce soir, filtraient par ses fenêtres lui ôtaient un peu de son arrogance, la rendant presque accueillante. Puisque Bellamy était chez lui, elle songea que c’était le moment ou jamais d’aller faire connaissance avec son nouveau voisin. Ce n’était d’ailleurs pas lui mais elle, la nouvelle venue. Raison de plus pour aller le saluer. Il n’était pas très tard. Sa montre indiquait 21 heures et, apparemment, Bellamy n’était pas encore couché. Elle décida d’y aller sans même passer chez elle. Elle se connaissait assez bien pour savoir qu’une fois à la maison, elle n’aurait plus aucune envie d’en bouger. Elle franchit les deux montants en briques rouges marquant l’entrée de la propriété de l’écrivain, et emprunta une allée goudronnée qui décrivait une légère courbe pour aboutir, quelques mètres plus loin, à un garage à deux places. Elle abandonna son véhicule et fit quelques pas de gymnastique pour se dégourdir les jambes. Puis, fin prête, elle se dirigea vers la porte d’entrée et actionna la sonnerie de l’interphone. ― Oui ? fit une voix de baryton un peu rauque. Margot remarqua une absence totale de chaleur dans sa voix. Peut-être le dérangeait-elle en plein travail ? ― Bonjour. Je suis votre nouvelle voisine, répondit-elle en se penchant sur le micro de l’interphone. Je voulais simplement me présenter. ― O.K. Entrez. La porte se déverrouilla automatiquement. En tournant la poignée, Margot eut un peu l’impression de jouer une scène d’horreur, et d’être sur le point d’ouvrir une porte derrière laquelle se tramait un drame odieux. Mais elle se raisonna. Le vestibule où elle pénétra n’était meublé que d’une table et d’une chaise en chêne posées à même le sol dallé. Au centre de la pièce, entre la porte d’entrée et la baie cintrée qui conduisait à l’intérieur de la maison, un petit tapis oriental couvrait une partie du carrelage. La porte d’entrée se referma brusquement derrière elle. Margot sursauta. ― C’est tout droit et à droite, poursuivit la voix de tout à l’heure, provenant d’un haut-parleur invisible Je descends immédiatement. Elle déboucha sur un vaste salon assez confortable. A l’angle de la pièce, un bureau massif, sur lequel était posé un ordinateur en marche, occupait l’espace entre deux hautes fenêtres. A l’angle opposé, deux causeuses vert jade douillettement matelassées étaient disposées en « V » contre chaque pan de l’encoignure. Il y avait également un fauteuil à dossier inclinable de la même couleur que les canapés. Il était placé face aux fenêtres, de telle sorte que celui ou celle qui y était assis jouissait d’une vue imprenable sur l’océan. Enfin, au centre, trônait une table de billard. La pièce était assez spacieuse pour contenir tous ces meubles sans paraître encombrée, quoiqu’elle n’eût rien de ces grandes salles de cérémonie parfaitement impersonnelles. Bien au contraire, il y régnait une douce atmosphère familiale. La décoration, soignée et élégante, trahissait, néanmoins, une forte influence masculine. Adossées contre les murs de couleur sombre, des bibliothèques à vitrines abritaient d’épais volumes. Sur une étagère était exposé tout un fouillis de colifichets. Parmi eux, un buste en céramique à l’effigie d’Edgar Allan Poe ne fut pas sans rappeler à Margot le lien qui existait entre son hôte et Le Masque de la Mort rouge. Lorsqu’elle s’en approcha pour l’examiner, elle fut surprise de découvrir que ce qu’elle avait d’abord pris pour un bibelot était, en réalité, une récompense. A la base de la statue, une plaque portait l’inscription suivante : Un océan d’orages, meilleur roman de l’année.