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Masculinités. Enjeux sociaux de l'hégémonie PDF

166 Pages·2022·1.25 MB·French
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s é t i n i l u c s a M e i x n u o o t t a m u V s é ur é g h ll é rt m e t h A n a Conn lini de l’ Hagège et Éric Fassi msterd22 wyn scu aux Meoïn face d’ ons A20 ae a ci ar Post diti R M o é p É s g i r x i d u e g e a r j v n u O E 9 5 1 5 9 7 7 9 5 5 1 9 3 3 5 2 3 6 9 0 4 7 8 3 7 0 2 3 3 1 1 1 1 2 2 3 3 3 3 e r ai n s pli ale sci ci di o é r Sommaire Introduction Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux Première partie La construction d’un savoir , études de genre et sciences sMasculinities 1.(cid:2)Le corps des hommes 2.(cid:2)L’organisation sociale de la masculinit Deuxième partie Études de cas 3.(cid:2)Vivre vite et mourir jeune 4.(cid:2)Un gay très hétéro Troisième partie Les masculinités dans une perspective inteL’exemple de la santé 5.(cid:2)La sexualité dans la crise du VIH/sida 6.(cid:2)Comprendre la santé des hommes 7.(cid:2)Genre, santé et théorie 8.(cid:2)La santé trans à une échelle mondiale Postface Actualité des masculinités Éric Fassin Bibliographie sélective Crédits Raewyn Connell est professeure émérite de sociologie à l’université de Sydney. Elle est notamment l’autrice de Southern Theory: The Global Dynamics of Knowledge in Social Science (2007), Gender (2002), The Men and the Boys (2000) et de Masculinities (1995). Meoïn Hagège est sociologue de la santé à l’université Paris Est-Créteil, dans l’équipe CEpiA et au laboratoire Sociétés, Acteurs, Gouvernement en Europe.Arthur Vuattoux est sociologue, maître de conférences à l’universi-té Sorbonne-Paris Nord, membre de l’Institut de recherche inter-disciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS). Le premier chapitre a été traduit par Clémence Garrot, le deuxième par Maxime Cervulle, le troisième par Florian Voros, le quatrième par Marion Duval, les cinquième, sixième et septième par Claire Richard, et le dernier par Meoïn Hagège. © Éditions Amsterdam, 2022 pour la présente édition Charte de couverture © Sylvain Lamy Motif de couverture © Victoria Denys Tous droits réservés Éditions Amsterdam 13-15, rue Henri- Regnault 75014 Paris : 978-2-35480-246-2ISBNDwww.editionsamsterdam.friffusion- distribution :[email protected] Belles Lettres Introduction Les masculinités, ou la structuration d’un questionnement au sein des études de genre Cette première traduction française d’un ensemble de travaux de Raewyn Connell n’entend pas proposer une vision exhaustive de l’œuvre de la sociologue australienne. Il s’agit plutôt de donner à lire une sélection de textes relatifs à un domaine émergent des sciences sociales, et notamment des études de genre, depuis les années 1990 : l’étude des masculinités, avec dans ce volume une attention particulière aux travaux portant sur la santé. En 1985, alors que différentes recherches avaient d’ores et déjà exploré la possibilité de construire le masculin en objet d’études pour les sciences sociales, Raewyn Connell – à l’époque Robert William Connell – et deux de ses collè- gues, Tim Carrigan et John Lee, publient conjointement un article pré curseur qui pose les bases théoriques d’une étude (cid:3)1des masculinités. Ce plaidoyer pour une étude sociologique des masculinités constitue en quelque sorte le laboratoire de ce qui deviendra dix ans plus tard l’ouvrage central de Raewyn (cid:3)2Connell, Masculinities. D’abord, les auteurs soulignent que leur 1.(cid:3)Tim Carrigan, Bob Connell et John Lee, « Toward a new sociology of masculi-onity », Theory and Society, n 14, 1985.2.(cid:3)Raewyn Connell, Masculinities, Cambridge, Polity Press, 2005 (1995), p. 77. 11Introduction un domaine autosuffisant qui considérerait « le masculin », et encore moins « les hommes », comme un objet d’études en soi pertinent. Il s’agit davantage d’une investigation théorique et empirique des masculinités au sein des rapports de genre tels qu’ils sont socialement construits, et plus généralement dans la mesure où ils sont liés à des inégalités structurelles – écono- miques, politiques ou culturelles. L’étude des masculinités telle que la conçoit Connell a donc également pour but d’interroger à nouveaux frais les rapports sociaux de classe, de genre ou encore, dans ses travaux les plus récents, les enjeux liés à la globalisation et à la colonisation. Ceci amène inévitablement à évoquer le concept, central dans les recherches sur les masculinités, de masculinité hégémo- nique. Déjà présent dans ses travaux antérieurs, il a été formalisé par Raewyn Connell en 1995 dans Masculinities. Connell propose de distinguer plusieurs formes de masculinité. L’une d’entre elles est la masculinité hégémonique, que Connell définit comme une « configuration des pratiques de genre » visant à assurer la perpétuation du patriarcat et la domination des hommes sur (cid:3)5les femmes. Cette forme de masculinité n’épuise cependant pas le répertoire des masculinités « disponibles » (au sens de « susceptibles d’être incarnées »). Elle définit en creux d’autres modalités d’expression de la masculinité, telles que la mascu- linité « complice » (lorsque les individus légitiment la mascu- linité hégémonique, sans nécessairement en tirer bénéfice), la masculinité « subordonnée » (à l’instar de celle des homosexuels, culturel lement exclus de la masculinité hégémonique en tant que figure repoussoir de l’hétérosexualité) ou encore la masculinité « marginalisée » (placée sous l’emprise ou la dépendance de la masculinité hégémonique). Or comme il s’agit de configurations de pratiques et non d’identités figées, ces modalités de la mascu- linité sont soumises au changement et à l’histoire(cid:4); elles peuvent 5.(cid:3)Raewyn Connell, Masculinities, op. cit., p. 77. 10Masculinités projet s’inscrit dans une conception relationnelle du genre, où masculin et féminin sont pensés dans leurs dynamiques propres et dans leurs interactions. Ils s’opposent ainsi à une sociologie des « rôles de sexe » − qui est le cadre théorique dominant à la fin des années 1980 −, dont les bases épistémologiques sont faus- sées par une vision essentialiste des rôles masculin et féminin ainsi que par une indifférence aux contextes sociaux singuliers dans lesquels ces rôles sont incarnés. Carrigan, Connell et Lee insistent également sur les conditions politiques dans lesquelles un tel projet peut émerger, et sur la nécessité d’une convergence pluridisciplinaire et politique entre sciences sociales, féminisme, mouvements de libération gay ou encore socialisme contempo-(cid:3)3rain. C’est là l’un des traits fondamentaux de leur projet d’étude des masculinités, qui ne peut ignorer d’autres enjeux, tels que les rapports de classe, le féminisme et les autres mouvements sociaux. Il convient d’ailleurs de signaler qu’avant de s’intéresser aux masculinités, Connell travaillait essentiellement sur les rapports de classe, notamment sur la jeunesse, les classes popu- laires et les inégalités sociales face à l’éducation. Dans un article consacré au parcours intellectuel de Connell, Nicole Wedgwood cite un entretien qui précise la relation qu’entretiennent, dans ses recherches, l’étude des classes sociales et celle des rapports de genre : « La manière dont j’ai travaillé sur le genre a été struc- turée par la manière dont j’ai travaillé sur la classe. Ainsi, je voyais le genre comme une structure ou un système d’inégalité sociale, avec sa propre logique et ses propres complexités internes […] mais je n’ai jamais adhéré à la vision selon laquelle on pourrait se contenter de transcrire l’étude des classes sociales dans celle du genre, en considérant le genre comme une “classe de sexe” et en (cid:3)4. » Aussi l’étude des mascu-traduisant Marx en termes de genre linités ne représente- t- elle en aucun cas une enclave théorique, 3.(cid:3)Ibid., p. 553.4.(cid:3)Nicole Wedgwood, « Connell’s theory of masculinity – Its origins and influences oon the study of gender », Journal of Gender Studies, vol. 18, n 4, 2009, p. 330. 13Introduction vision trop figée des diverses formes de masculinité établies (cid:3)7par Connell, même si cette dernière se prévaut de toute essen- tialisation en insistant sur le caractère historique des agence- ments de masculinités. Enfin, au fil de la réception de l’ouvrage dans le milieu académique anglophone, des chercheurs et cher- cheuses ont approfondi certaines dimensions ébauchées dans Masculinities, telles que la nécessité de penser radicalement l’absence de lien entre sexe masculin et masculinité. C’est sans doute chez Jack Halberstam que l’on trouve le développement le plus fécond de Masculinities, son programme de recherche ayant (cid:3)8 », pour finalité de « théoriser les masculinités sans les hommes à partir d’une étude des female masculinities (masculinités fémi- nines). Halberstam reproche aux recherches sur les masculi- nités de s’être focalisées sur les masculinités dominantes (celles des hommes blancs hétérosexuels) alors que la perspective d’un ébranlement de l’ordre de genre (et donc de l’hégémonie) ne peut s’opérer pleinement qu’à partir d’une étude des masculi- nités comme performances réalisées par des femmes. Ces perfor-(cid:3)9mances, celles des lesbiennes butch ou des tomboys par exemple, conduisent selon Halberstam à une mise en lumière du caractère (cid:3)10construit et précaire de la masculinité hégémonique. 7.(cid:3)Patricia Yancey Martin, « Why can’t a man be more like a woman? Reflections oon Connell’s Masculinities », Gender and Society, vol. 12, n 4, 1998.8.(cid:3)Jack (Judith) Halberstam, Female Masculinity, Durham, Duke University Press, 1998, p. 2.9.(cid:3)L’appellation butch désigne des lesbiennes performant des caractéristiques sociales traditionnellement attachées au masculin, et l’expression tomboy désigne des personnes de sexe féminin performant une manière d’être considérée comme masculine (ce que l’on traduit en français par l’expression malheureuse de « garçon manqué »).10.(cid:3)Judith Butler développe une analyse similaire à propos des performances trou-blant l’ordre du genre, comme celles des drags qui, en parodiant une expression de genre stéréotypée, subvertissent l’ordre du genre en en révélant la superficialité. Voir Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, trad. fr. C. Kraus, Paris, La Découverte, 2006. 12Masculinités se reconfigurer. Ainsi, des groupes d’hommes que l’on identi- fiera dans un contexte donné à l’hégémonie pourront apparaître comme subordonnés ou marginalisés dans un autre contexte, la domination masculine en tant que structure sociale n’en étant pas pour autant nécessairement modifiée. Sans entrer en détail dans la présentation des formes de masculinité identifiées par Connell, largement développée dans le deuxième chapitre de ce recueil (« L’organisation sociale de la masculinité »), notons simplement que c’est à partir du concept de masculinité hégémonique que va se construire une réflexion sur les masculinités au sein des études de genre. La parution de Masculinities en 1995 marque un tournant dans la recherche. L’ouvrage va fixer une base de discussion commune et constitue aujourd’hui encore un point de référence pour les chercheurs et chercheuses. Il va aussi cristalliser des enjeux politiques de posi- tionnement face aux détournements masculinistes du concept, sur lesquels nous reviendrons plus loin. Discuté, critiqué, trans- formé, le concept de masculinité hégémonique va irriguer les recherches sur les masculinités. Par exemple, Demetrakis Z. Demetriou a consacré un article au concept de masculinité hégémonique, dont il reconnaît la pertinence tout en plaidant pour une exploration plus fine des liens entre la masculinité hégé monique et les autres formes de masculinité, mettant en évidence une certaine tendance à penser les diverses mascu- linités séparément, sans considération pour leurs éventuels renforcements ou liens privilégiés (on pourrait ainsi analyser la manière dont la masculinité subordonnée peut être utilisée par les dominants comme moyen de soigner leur image, à l’instar des hommes politiques hétérosexuels présents dans les mani-(cid:3)6festations homosexuelles). D’autres discussions faisant suite à la parution de Masculinities se sont centrées sur le danger d’une 6.(cid:3)Demetrakis Z. Demetriou, « Connell’s concept of hegemonic masculinity: a ocritique », Theory and Society, vol. 30, n 3, 2001. 15Introduction (cid:3)12Connell, qui y a consacré l’un de ses derniers ouvrages. Cela souligne la contradiction qu’il y aurait à faire de ce recueil une entreprise de glorification intellectuelle. Néanmoins, les quelques éléments de biographie livrés par l’autrice éclairent son parcours académique et le cheminement qui l’a amenée à publier Masculinities en 1995. Raewyn Connell a construit l’ensemble de sa carrière universitaire en Australie, suivant un parcours parfaitement linéaire. Elle fut l’une des plus jeunes chercheuses à obtenir une chaire académique, et (cid:3)13comme elle le dit avec humour, elle est sans doute aujourd’hui l’une des plus âgées à s’y maintenir… Elle évoque également son engagement dans la New Left des années 1960, ou encore aujourd’hui dans la lutte contre les transformations managé- riales de l’Université. De manière plus intime, elle évoque parfois sa compagne décédée, Pam Benton, dont l’activisme féministe (notamment pour le droit à la santé des femmes) l’a durable- ment marquée. On sait également par Nicole Wedgwood qu’elle fut l’une des premières universitaires à proposer un cours sur le (cid:3)14. genre en Australie (en 1975, à la Flinders University d’Adélaïde) Enfin, et bien qu’elle l’évoque peu (et toujours pour expliquer en creux sa démarche intellectuelle), sa transition male to female résonne avec le projet d’étude des masculinités. Elle expliquait par exemple ceci à Wedgwood : « Personnellement, je ne me suis jamais sentie très à l’aise avec les masculinités convention- nelles. Je me suis toujours fortement identifiée aux femmes », et lorsqu’on lui reproche de ne pas suffisamment clarifier la distinc- tion entre masculinité et sexe masculin, elle répond ainsi : « La manière dont les problématiques de genre ont joué dans mon 12.(cid:3)Raewyn Connell, Southern Theory: The Global Dynamics of Knowledge in Social Science, Sydney- Cambridge, Allen & Unwin- Polity Press, 2007. Voir également « La vocation de la sociologie : un travail collectif à l’échelle mondiale », Dialogue oGlobal, Newsletter de l’Association internationale de sociologie, vol. 3, n 3, p. 4-6.13.(cid:3)Voir la notice biographique écrite pour son blog, à l’adresse : www.raewyn-connell.net.14.(cid:3)Nicole Wedgwood, « Connell’s theory of masculinity », art. cité, p. 331. 14Masculinités L’apport singulier de Raewyn Connell à l’étude des masculinités Une intellectuelle spécifique C’est peu de dire que Raewyn Connell fait preuve d’une grande pudeur biographique. Alors qu’elle accepte de nombreux entre- tiens pour évoquer ses recherches, elle s’exprime très peu sur son parcours, ses proximités scientifiques ou encore son histoire personnelle. Les éléments de biographie qui suivent se basent donc sur les rares exceptions à ce qui semble être une ligne de conduite politique, celle d’un refus d’une trop grande mise en avant des auteurs dits « de référence » afin de diversifier les références théoriques. Elle applique ainsi à sa propre posture d’autrice sa volonté de ne pas réduire une théorie à ses concep- teurs ou à ses usages dominants, afin d’inciter à la circulation du savoir entre « centre » académique et « périphéries » de la (cid:3)11recherche. Ainsi, dans un entretien récent, elle insistait sur la nécessité de concevoir les intellectuel·le·s comme des travail- leurs et des travailleuses, afin de lutter contre les hégémonies académiques (d’ailleurs essentiellement masculines), mais aussi afin de mettre au jour les dynamiques coloniales de la recherche, qui se traduisent par l’accaparement des ressources acadé- miques au Nord et par des mécanismes d’exclusion des intellec- tuel·le·s du Sud. En effet, il faut être passé par une université du Nord pour publier dans des revues prestigieuses, lesquelles sont soumises à des classements de publication légitimes produits par les mêmes universités du Nord avant d’être rendues inaccessibles au Sud par des tarifs prohibitifs. Nous verrons plus loin comment ce questionnement est devenu central dans la pensée de Raewyn 11.(cid:3)Mélanie Gourarier, Gianfranco Rebucini et Florian Vörös, « Masculinités, colonialité et néolibéralisme. Entretien avec Raewyn Connell », Contretemps.eu, septembre 2013. 17Introduction l’explique dans le septième chapitre (« Genre, santé et théorie : conceptualiser la question à l’échelle locale et globale »), l’étude des masculinités permet notamment de remettre en cause les conceptions simplistes du genre telles qu’elles sont générale- ment mobilisées dans les politiques de promotion de l’égalité, où les hommes sont le plus souvent réduits à une norme statis-(cid:3)18tique et non pas perçus à travers leur rôle actif dans les rapports de genre. De même qu’elle envisage une politique des masculi- nités que l’on pourrait qualifier de pragmatique (au sens courant (cid:3)19, Connell revendique dans Masculinities une subordi-du terme) nation de la théorie à ses usages et conséquences pratiques. Son expérience des recherches- actions et des missions d’expertise auprès d’institutions internationales a certainement renforcé ce parti pris, l’amenant à adopter un positionnement théorique original au sein des études de genre. En effet, bien qu’elle recon- naisse la grande pertinence des théories poststructuralistes du genre issues de Foucault ou Derrida, en tant qu’elles sont les mieux à même de déconstruire l’essentialisme, Connell souligne la difficulté que rencontrent ces théories lorsqu’il s’agit de trans- former massivement les pratiques et notamment les rapports de genre. Ces théories, dans leur radicalité, se construisent en effet comme fondamentalement incompatibles avec toute entreprise normative. Or, pour Connell, il faut nécessairement en passer par ce type d’entreprise (politiques publiques, vulgarisation de la recherche, etc.) avant d’espérer infléchir les hégémonies. Elle 18.(cid:3)Ils apparaissent par exemple comme figure abstraite et quantifiable des violences conjugales ou du risque de transmission du VIH.19.(cid:3)Dans les derniers chapitres de Masculinities, elle plaide pour une politique prag-matique, « impure », qui envisage des stratégies d’alliance (par exemple entre mouve-ment gay et féminisme, ou entre féminisme et environnementalisme), en faisant le deuil des idéologies de la « libération » qui impliquent que l’ensemble de la structure sociale soit modifiée avant d’envisager une quelconque forme d’alliance. Elle écrit notamment que « l’enjeu stratégique est de générer des pressions qui se cumuleront en induisant la transformation de la structure tout entière(cid:4); la mutation structurelle est la fin du processus, et non son commencement » (p. 238). 16Masculinités expérience a éloigné toute tentation d’adopter une position (cid:3)15essentialiste qui assimilerait les hommes à la masculinité. » Dans la mesure où son éthique de la recherche la pousse à valoriser la diversité des sources et à limiter son influence au sein des domaines de recherche qu’elle investit, dans la mesure égale- ment – la dernière partie de ce recueil, consacrée à la santé, en témoigne –, où elle promeut les recherches collectives visant à remettre en cause les systèmes de pensée installés et le rapport de domination entre savants et profanes, on peut dire de Connell qu’elle a tous les traits de ce que Foucault nomme un « intellec-(cid:3)16tuel spécifique ». Cette volonté de ne pas s’imposer comme référence incontournable trouve des échos dans le rapport qu’elle entretient à sa propre théorie, laquelle est distillée dans ses travaux sans jamais faire l’objet d’une synthèse définitive. Une théorie à l’épreuve des pratiques, et la nécessité de faire rempart au masculinisme Le projet général qui sous- tend l’étude des masculinités chez Connell est d’éclairer les impensés du féminisme et des études de genre en mettant en lumière les logiques de genre qui s’éta- blissent du côté des hommes et du masculin, trop longtemps (cid:3)17demeurés dans l’ombre de la recherche. Or, pour Connell, ce nouvel éclairage n’a pas pour but ultime de stimuler la recherche, mais avant tout de transformer les pratiques. Comme elle 15.(cid:3)Ibid., p. 330 et 338.16.(cid:3)« Il m’a semblé que le travail d’un intellectuel, ce que j’appelle un “intellec-tuel spécifique”, c’est de tenter de dégager, dans leur pouvoir de contrainte mais aussi dans la contingence de leur formation historique, les systèmes de pensée qui nous sont devenus maintenant familiers, qui nous paraissent évidents et qui font corps avec nos perceptions, nos attitudes, nos comportements. Ensuite, il faut travailler en commun avec des praticiens, non seulement pour modifier les institu-tions et les pratiques, mais pour réélaborer les formes de pensée » (Michel Foucault, ,o« Qu’appelle- t- on punir(cid:4)? » (n 346), Dits et Écrits, vol.  1976-1988, Paris, Gallimard, II 2001 (1994), p. 1457).17.(cid:3)Voir le chapitre 7 du présent recueil, p. 271. Connell parle d’un shadowy background. 19Introduction ces hommes cherchent bien souvent à masquer leur refus de voir s’effriter leurs privilèges. Le problème est alors que l’on passe très vite d’un intérêt théorique pour les « hommes sur le fil » à (cid:3)21une conception des hommes comme victimes du féminisme. Ce qui s’est joué à l’époque de la publication de Masculinities doit nous rendre attentifs, d’une manière générale, aux condi- tions de réception de toute recherche sur les hommes et les masculinités, et nous inciter à nous confronter aux critiques émanant de la pensée féministe. Ainsi, l’une des critiques récur- rentes adressées à l’étude des masculinités est qu’elle détourne- rait les études de genre de leurs objets principaux que sont les femmes et le féminisme. L’autre critique courante voit en elle un terreau fertile pour le masculinisme et donc l’antiféminisme. La réponse que Connell apporte à ces deux critiques consiste à refuser toute autonomisation de l’étude des masculinités au sein des études de genre. De même que l’on ne peut étudier l’histoire (cid:3)22des hommes sans écrire celle des femmes, on ne peut penser les masculinités sans penser les rapports de genre dans leur ensemble, et sans les mettre à l’épreuve de la réflexion féministe. Sans cette règle de conduite, le risque est grand de se focaliser sur des singularités empiriques qui laissent croire à une « crise de la masculinité » sans prendre en compte la réalité des rapports de domination et les privilèges dont bénéficient les hommes de (cid:3)23manière structurelle. L’étude des masculinités chez Raewyn 21.(cid:3)Voir Pascal Jamoulle, Des hommes sur le fil. La construction de l’identité mascu-line en milieux précaires, Paris, La Découverte, 2005. Les mouvements d’hommes se posant en victime du féminisme ont essaimé, et on en trouve aujourd’hui un exemple paradigmatique à travers le mouvement SOS Papa en France. Voir notam-ment Anne Verjus, « Les coûts subjectifs et objectifs de la masculinité : le point de vue des masculinistes (et des féministes) », in Delphine Dulong et al. (dir.), Boys don’t cry. Les coûts de la domination masculine, Rennes, PUR, 2012.22.(cid:3)Judith Surkis, « Introduction. Histoire des hommes et des masculinités : passé et avenir », in Régis Révenin (dir.), Hommes et masculinités de 1789 à nos jours, Paris, Autrement, 2007.23.(cid:3)Comme l’écrit Halberstam, « la masculinité dans notre société évoque inévi-tablement les notions de pouvoir, légitimité et privilège(cid:4); elle réfère également de 18Masculinités préférera donc recourir à des outils théoriques moins radicaux si ceux- ci permettent d’espérer des résultats tangibles sur le terrain des rapports de genre, plutôt que de céder à la tentation d’une radicalité sans effet sur le monde social. On pourrait voir dans ce rapport très particulier de Connell à la théorie une critique à peine masquée d’une forme de déconnexion entre les études de genre et la société, au sens où les enjeux théoriques deviennent si centraux dans les discussions académiques (au Nord notam- ment) que leur aptitude à provoquer le changement dans les rapports de genre en devient secondaire. L’attention que porte Connell aux implications de la recherche sur le monde social trouve un écho dans son hésita- tion à publier Masculinities dans les années 1990, la sociologue ne voulant en aucun cas contribuer à un courant de pensée alors florissant autour des hommes et d’une prétendue « crise de la masculinité » qui serait causée par les effets conjugués du fémi-(cid:3)20nisme et de la crise sociale. En effet, les années 1990 sont marquées par l’explosion du nombre de publications de déve- loppement personnel et de psychologie consacrées aux hommes et au thème récurrent d’une « crise de la virilité » ou « crise de la masculinité ». Des groupes d’hommes portent alors le discours paradoxal qui consiste à s’afficher comme proches du fémi- nisme tout en en critiquant les bases, à savoir sa focalisation sur la condition des femmes. En revendiquant une prise en compte de leurs difficultés d’hommes face aux transformations des rapports de genre et à la société postindustrielle (chômage de masse, disqualification des rôles masculins traditionnels, etc.), 20.(cid:3)Nicole Wedgwood évoque cette hésitation dans son article (« Connell’s theory of masculinity », art. cité, p. 333), et Raewyn Connell nous l’a confirmé à l’occasion de cette traduction, en précisant que sa crainte à l’époque de la paru-tion de Masculinities avait trouvé une confirmation a posteriori dans les mésusages du concept de masculinité hégémonique(cid:4); certains courants de la psychologie, aux États- Unis notamment, ayant assimilé ce concept à un « type psychologique » ou à une forme d’identité, en le déconnectant ainsi des aspects structurels des rapports de genre et en l’essentialisant. 21Introduction genre et santé s’avèrent pertinentes, par exemple, pour penser la pandémie mondiale de Covid- 19. L’intérêt de Connell pour la santé naît dans les années 1980, au moment de la prise de conscience de l’ampleur sans précé- dent de l’épidémie de sida. Dans un contexte australien où les hommes gays, les usager·ère·s de drogues et les travailleuses et travailleurs du sexe sont massivement touché·e·s par l’épi- démie, le rôle des sciences sociales consiste non seulement à apporter des solutions concrètes à ces communautés en matière de prévention et de préconisation de prise en charge, mais égale- ment à répondre par l’ethnographie aux fantasmes et « paniques (cid:3)25sexuelles » qui se développent dans la société, et dont l’issue est bien souvent la criminalisation des malades et leur exclusion sociale. Connell s’investit alors dans des recherches financées par des fonds publics sur la question de la prévention, où l’enjeu est de comprendre ce qui, dans les pratiques et relations sociales homosexuelles, favorise ou au contraire prévient le développe- ment de l’épidémie. Sa recherche sur les répertoires sexuels des hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, menée avec Susan Kippax et traduite dans ce recueil (chapitre 5), ouvre alors des horizons de recherche prometteurs pour implémenter ensuite des politiques de prévention qui n’envisagent plus les homosexuels uniquement sous l’angle du risque indifférencié (on parle alors de « groupe à risque » en supposant l’homogénéité de ce « groupe »), voire comme une menace qu’il conviendrait d’isoler du reste de la société et de réduire au silence. Son travail sur la pluralité des masculinités gays et sur les rapports sociaux de domination au sein de ces masculinités a permis de penser à nouveaux frais l’épidémie de VIH/sida. La recherche sur le rapport entre masculinité et santé s’est par la suite considérablement développée. Même si une partie 25.(cid:3)Gayle Rubin, « Postface à Penser le sexe », Surveiller et jouir. Anthropologie poli-tique du sexe, Paris, EPEL, 2010, p. 213. 20Masculinités Connell ne saurait donc laisser place à une récupération mascu- liniste, et c’est d’ailleurs tout l’enjeu d’une traduction comme celle- ci, dans un contexte où l’étude des masculinités est parfois assimilée à un ennemi qu’elle permet en réalité de combattre. Les développements de la recherche sur les masculinités : l’exemple des sciences sociales de la santé Je pense qu’une politique des masculinités renouvelée va se développer dans de nouveaux domaines : par exemple, les politiques éducatives, la lutte contre le VIH/sida ou encore les politiques antiracistes. Je pense que cela requerra de nouvelles configurations, impliquant tant les hommes que les femmes, et que cela se fera par un travail d’alliance et non à travers des « groupes d’hommes ». Connell, Masculinities, p. 243. Les enjeux de santé cristallisent, dans les recherches de Connell, tant le questionnement sur la globalisation des problèmes (cid:3)24sociaux que celui sur la nécessité d’une approche ethno- graphique de ces problèmes. Ils répondent également mieux que tout autre enjeu à la volonté de produire une science sociale directement utile aux personnes et aux groupes sociaux concernés par la recherche. Même si la plupart des travaux traduits ici concernent des situations historiques spécifiques, à l’instar des premiers temps de l’épidémie de VIH, il y a fort à parier que les réflexions de Connell sur l’articulation entre manière symbolique au pouvoir d’État et à l’inégale distribution des richesses » (Jack (Judith) Halberstam, Female Masculinity, op. cit., p. 2).24.(cid:3)À propos de la globalisation du questionnement sur les masculinités, on lira avec intérêt l’entretien : « The South on the South (entretien avec Raewyn oConnell) », Social Transformations: Journal of the Global South, vol. 1, n 2, 2013(cid:4); ou encore Robert Morell et Sandra Swart, « Men in the third world: postcolonial pers-pectives on masculinity », in Michael Kimmel et al., Handbook of Studies on Men and Masculinities, Thousand Oaks, Sage, 2005.

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