Pierre Macherey MARX 1845 Les « thèses » sur Feuerbach Traduction et commentaire Éditions Amsterdam © Paris 2008, Éditions Amsterdam. Tous droits réservés. Éditions Amsterdam 31 rue Paul Fort, 75014 Paris www.editionsamsterdam.fr Abonnementà la lettre d’information électronique d’Éditions Amsterdam : [email protected] Éditions Amsterdam est partenaire des revues Multitudes er Vacarme et de La Revue internationale des livres etdes idées www.revuedeslivres.net Diffusion et distribution : Les Belles Lettres ISBN : 978-2-35480-015-4 TABLE DES MATIÈRES Avant-propos 9 Karl Marx : AdFeuerbach 13 Introduction 23 THÈSE 1 39 THÈSE 2 61 THÈSE 3 81 THÈSE 4 10$ THÈSE s 129 THÈSE 6 137 THÈSE 7 161 THÈSE 8 171 THÈSE 9 183 THÈSE 10 209 THÈSE 11 219 AVANT PROPOS La lecture ici proposée de ce que, depuis qu'Engels les a pour la première fois publiées en 1888, on a maintenu l'habitude d'appeler « les thèses sur Feuerbach » est issue d’un travail mené dans le cadre du groupe d’études « La philosophie au sens large », que j'anime depuis octobre 2000 à l’université Lille IT, en coordination avec les ac- tivités de l'UMR du CNRS « Savoirs Textes Langage »: tous les textes présentés au cours des séances de ce groupe d’études, et en particulier ceux consacrés auxdites thèses sur Feuerbach au cours de l’année 2002-2005, sont'ac- cessibles sur le site internet de l'UMR (adresse électroni- que : http://stl.recherche.univ-lille3.fr ; voir la rubrique « Activités » ou « Pages individuelles de chercheurs »). À Porigine de ce travail, se trouvait une recherche autour des thèmes de la pratique, de l’activité et de l’action, tout d'abord ciblée sur l'examen de « devises » philosophiques, comme « verwm estfactum » (dont la première formula- tion est due à Vico) ou « Am Anfang war die Tat»(dont la première formulation est due à Goethe), qui, après leur première mise en service, ont circulé dans d'autres contex- tes, où elles ont pris des significations décaléespar rapport 9 KarlMarx 1845 à celle qui leur avait été assignée à l’origine, signification qui d’ailleurs était d'emblée mouvante, instable, et ainsi ouverte sur un devenir, sur une dynamique complexeet en grande partie aléatoire de transformation d'où ces devises tirent finalement l'essentiel de leur teneur spéculative : à propos de l'esprit de cette démarche, je renvoie à l’article « Penser la pratique », paru dans Le Tempsphilosophique, Publications du département de philosophie de l’univer- sité Paris X Nanterre (n° 12, « L'action », 2006, p. 53-66). Cette investigation, à la vérité labyrinthique, et destinée à ne jamais aboutir à un terme définitif — le fait d’être sansfin assignable constituant d’ailleurs l’essentiel de son intérêt — était philosophiquement adossée à un essai de ré- flexion sur la thématique générale de la pratique, dont des esquisses ont été livrées sous forme de deux courts textes - des « Notes sur la pratique », rédigées en 1984, que j'ai reprises dans Histoires de dinosaure, Faire de laphilosophie, 1965-1997 (PUE coll. Pratique théoriques, Paris, 1999, p. 152-156), et « Sur l’action » (Archives de philosophie, : t. 68, 4, hiver 2005, p. 629-635). Bien sûr, Marx était directement concerné, appelé, in- terpellé, quoique de manière non exclusive, par une telle réflexion, quise développait sur un double plan, théorique et historique, étant impossible à mon pointdevue de théo- riser, c'est-à-dire de problématiser, des concepts comme ceux d'action, d'activité et de pratique sans s'engager dans uné étude détaillée de leur histoire, une histoire d’ailleurs impossible à embrasser en totalité, ce dont elle tire son caractère proprement historique : et ce qui m'intéressait chez Marx, ce que j’espérais trouver en examinant deprès certains de ses écrits, ce n’étaitpas une analyse du contenu de ces concepts fournie clés en main dans une perspective systématique et dogmatique, à la manière d’une « pein- ture muette sur un tableau », mais plutôt les indices d’un mouvement ou d’un processus de pensée saisi en acte, en train de s'effectuer, donc en perpétuel travail, auquel ils fournissent un objectif, une cible, non d’ailleurs fixe- mentinstallés, mais en cours incessant de déplacement, 10 Avant-propos et queleurinstabilité même rend significatifs d’une puis- sanceintellectuelle, véritablepotentia intellectus, appréhen- dée à même son exerciceréel, ainsi matériellement en prise avec ses objets qu’elle configure et ne cesse de reconfigurer à travers les gestes par lesquels elle les appréhende. Dans cette perspective, il mefallait reprendre l'effort de pensée conduit par Marx à son commencement, donc relire à nouveaux frais, après bien d’autres, les textes du « jeune Marx », en essayant d'y repérerles traces d’un tel cheminement, marques d’une pensée vivante, essentielle- ment mobile, qui se propulsevers l'avantd'elle-même, non par sa propre logique interne, mais en exploitant au coup par coup les données diverses fournies par un contexte, ou plutôt par des contextes, avec lesquels elle entretient, dans un horizon qui est tout sauf apaisé et unifié, une interaction féconde. C'est ce qui m'a conduit à revenir, entre autres, aux fameuses « thèses sur Feuerbach », que j'ai essayé delire au plus près du texte, doncen les traitant comme si elles constituaient un texte à part entière, tout en ne perdant jamais de vue qu'elles ne sont pas vérita- blement un « texte », mais seulement des notes de travail jetées en passant dans le feu de l'action, pour autant que raisonner puisse être aussi considéré comme uneaction à part entière, notes queleur auteur, après en avoir exploité le contenu par ailleurs, en particulier dans le manuscrit resté longtemps inédit de L'Idéologie allemande, s'est lui-même empressé d'oublier, dans sa hâte d’allerplus loin et ailleurs, dans la quête d’un contact avec uneréalité historique, sans doute en soi inatteignable et inconnaissable, mais dont il gardait l'espoir de s'approcher toujours un peu plus, quitte À changer de direction lorsque la nécessité s'en faisait pour cela sentir. Les « thèses sur Feuerbach » n’ont donc à mes yeux de valeur qu’en tant qu'étape à l’intérieure d’un parcours dont la trajectoire n’est pas délimitée 4priori, et ne*tend vers aucune fin : étape mémorable sans doute, et même considérablement, dans la mesure où elle témoigne del'in- tensité d’un travail médité et en même temps improvisé de 11 KarlMarx 1845 réflexion parvenu à un nœud, véritable point de rupture, dont le moment décisif est constitué par l'introduction, dans la sixième de ces « thèses » du concept réellementin- novantde« rapportssociaux » [gese/schafil icheVerhälinissel, au pluriel, concept qui invalide les efforts antérieurs des philosophes pour réfléchir le « lien social », au singulier cette fois ; point de rupture et non point d'arrivée ce- pendant, dans la mesure où il coïncide avec l’émergence d’un tout nouveau problème, donc avec l'ouverture d’un champ de recherche encore vierge dont les linéaments de- mandent à être dessinés, et éventuellement gommés pour être à nouveau tracés, sur une page encore toute blanche et destinée à n'être jamais toute écrite, en attendantque le moment vienne de tourner la page pour en commencer une nouvelle. S’intéresser aux thèses sur Feuerbach,les lire-au sens fort du terme, pourleurfaire dire le maximum de ce qu’elles peuvent énoncer, tout en évitant le risque à tout moment menaçantde la surinterprétation, ce n’est donc pas atten- dre qu'elles délivrent un message dont la teneur achevée puisse être pour toujours enregistrée et consommée, mais c'est plutôt y voir le témoignage d’un véritable acte de pensée, quitire deses incertitudes la force d'avancer, à ses risques et à ses frais, dans unedirection non préalablement fixée, et qu'il vautla peine de prendre au mot. C’est préci- sément ce que je me suis proposé : saisir ces « thèses » au vif de leur(s) mot(s), et par là, peut-être, arriver à mieux comprendre ce que parler et penser veulentdire, lorsqu'ils sont pratiqués au point de leur plus haute tension, dans une perspective qui, dirait peut-être Marx,ne soit pas seulement d'interprétation, mais aussi de transformation et de réel changement. Avril 2007 KarL Marx AD FEUERBACH [Cet essai de traduction prend uniquement en compte la rédaction originale deMarx ; les modifications à cette rédac- tion apportées ultérieurementpar Engels seront signalées et appréciées à l'occasion du commentaire détaillé de chacune des « thèses ».] 1. Ce qui fait le défaut principal de toute la tradition antérieure‘du matérialisme, y compris sa version feuerba- chienne, c’est que l’objet, la réalité effective, sensibilité, n’y est appréhendé que dans la forme de l’objet ou de l'intuition; mais non en tant qu'activité sensible- ment bumaïne, praxis, non (en tant que) subjective. Conséquence: le côté actifdéveloppé en opposition au matérialisme sous une forme abstraite par l’idéalisme, qui, naturellement, ne connaît pas l’activité sensible, effective, commetelle. Feuerbach veut des objets sensibles effecti- vementdistincts des objets de pensée : mais l’activité hu- maineelle-même,il ne l’appréhende pas en tant qu'activité objective. En conséquence, dans L'Essencedu christianisme, il considère seulement comme authentiquement humaine l'attitude théorique, cependant que la praxis est saisie et 13 KarlMarx 1845 fixée seulement dans sa forme d’apparition sordidement juive. En conséquence,il ne saisit pas lasignification de l'activité « révolutionnaire », pratique-critique. 2. Laquestion de savoirsi lavérité objectiveest accessible à lapenséehumaine—n’estpas unequestion dethéorie, mais une questionpratique. C'est dans la praxis que l’homme doit faire la preuve dela vérité, c’est-à-dire de l'effectivité et puissance, naturalité immanente de sa pensée. Le débat sur le caractère effectifou non effectifde la pensée — dans le cas où celle-ci est isolée de la praxis — est une question de scolastique pure. 3. La doctrine matérialiste du changement des circons- tances et de l'éducation oublie que les circonstances sont changées par les hommes et l’éducateur doitlui-même être éduqué. Elle doit en conséquence découper la société en deux morceaux, dont l’un est exhaussé au-dessus d'elle. La coïncidence de la modification des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement peut seulement être saisie et rationnellement comprise en tant que praxis révolutionnaire. 4. Feuerbach part du fait de l’auto-aliénation religieuse, du dédoublement du monde en un mondereligieux et un monde mondain. Son travail se résume à ceci, résorber le mondereligieux dans son fondement mondain. Mais que le fondement humain se détachede soi-même et se fixe en royaume autonome dans les nuages nepeut être expliqué qu'à partir de l’auto-déchirementet l’opposition à soi de ce fondement mondain. C'est celui-ci même qui doit doncêtre aussi bien compris en soi-même dans sa contra- diction que révolutionné en pratique. Donc, une fois, par exemple, révélée la famille terrestre comme le secret de la famille céleste, il faut alors que la première elle-même soit anéantie en théorie et en pratique. 5. Feuerbach, pas satisfait avec la pensée abstraite, veut l'intuition ; mais il ne saisit pas la sensibilité comme activité humainementsensiblepratique. 14