Adorable ingénue de Sandra Marton 1. Cette fois, songea Jake McBride avec une pointe de cynisme, l'état de siège était déclaré. Brenda, la jeune femme avec laquelle il était sorti ces derniers mois, ne pouvait se résoudre à accepter le fait que leur liaison était terminée. La veille, elle était venue le voir à son bureau, en pleurs, et l'avait accusé de ne jamais l'avoir aimée. Que répondre à cela? Il aurait pu lui mentir, affirmer qu'il souffrait autant qu'elle et prétendre qu'il était désolé que leur histoire se termine de cette façon... Mais Jake était trop honnête pour se défiler de la sorte. — Je t'aime beaucoup, s'était-il contenté de lui dire, provoquant aussitôt une nouvelle crise de larmes. Qu'attendait-elle donc de lui ? Après tout, il avait toujours été franc avec elle : jamais 0 ne lui avait dit qu'il l'aimait, ni même qu'il pourrait un jour l'aimer. Il savait que beaucoup d'hommes recouraient à ce subterfuge pour s'attirer les bonnes grâces des femmes. Mais Jake trouvait ce procédé aussi déloyal qu'inutile. Il s'était toujours comporté aussi honnêtement que possible avec ses compagnes, ne s'encombrant jamais de faux serments qui lui auraient semblé dégradants. Et il n'avait nulle envie de transformer sa façon d'être pour les beaux yeux de Brenda : il avait la conviction que tout engagement représenterait une entrave à sa liberté, ce qui l'incitait à penser que l'amour et le mariage n'étaient tout simplement pas faits pour lui. A trente ans, il était en parfaite condition physique et n'avait pas à rougir de son apparence. La nature avait été plus que généreuse avec lui : doté d'une haute taille et de larges épaules, il possédait une solide musculature qu'il entretenait par une pratique du sport régulière. Ses cheveux noirs étaient légèrement ondulés et contrastaient avec le bleu-vert de ses yeux — une couleur définie par une ex-petite amie comme celle de l'océan Atlantique en plein été... Son visage était harmonieux, et ses traits bien dessinés exprimaient une volonté farouche. Et Jake était riche. C'était certainement un atout en matière de séduction, même s'il aimait à penser que ce n'était pas le plus important. Mais pourquoi n'en aurait-il pas usé? Après tout, il ne devait sa réussite sociale qu'à la force de son travail et à son instinct très sûr en matière d'investissements boursiers. Il était l'un des courtiers les plus importants sur la place de New York et la plupart de ses concurrents jalousaient son flair à mener des opérations aussi risquées que rentables. Jake aimait cette réputation, elle lui donnait l'impression d'être un aventurier moderne, un flibustier du nouvel âge. D'ailleurs, son talent pour les affaires semblait un atout de plus pour séduire les femmes : jamais il n'avait eu grand mal à s'attirer les faveurs d'une nouvelle petite amie. Tout le problème était de savoir comment s'en débarrasser ensuite... A cette pensée, Jake fit une grimace, en proie à un vague sentiment de culpabilité. Car il ne servait à rien de se voiler la face, l'équation était toujours la même. Brenda semblait se conduire comme toutes ses autres conquêtes qui, dans un premier temps, acceptaient de sortir avec lui sans se soucier de l'avenir de leur relation. Puis, pour une raison mystérieuse, elles changeaient brusquement d'attitude et se mettaient à lui jeter des regards éperdus, qu'il ne connaissait que trop, qui semblaient dire : «Comme nous sommes bien, tous les deux... Quel dommage que cela ne puisse durer. » Puis l'enfer commençait. C'était tout d'abord quelques remarques anodines, apparemment involontaires, puis l'emploi immodéré du « nous », suivi de quelques allusions nettement moins subtiles à la famille, aux enfants... Incapable de comprendre quelle logique implacable gouvernait ce revirement typiquement féminin, Jake y assistait chaque fois avec un mélange d'impuissance et de résignation. Redoutant la suite des événements, il comprenait aussitôt qu'il était temps d'engager une savante retraite stratégique. Mais, heureusement pour lui, il était secondé dans ce domaine par sa secrétaire, Emily. Remarquablement efficace et intelligente, celle-ci paraissait le comprendre mieux que n'importe qui. Il savait qu'il pouvait toujours compter sur elle pour penser aux anniversaires de ses petites amies et pour leur commander les cadeaux ou les bouquets de fleurs qu'il souhaitait leur faire parvenir... Mais c'était surtout dans les moments de crise qu'elle se révélait la plus utile. Elle avait le don de repousser les assauts de ses exconquêtes avec un mélange de fermeté et de gentillesse dont il aurait été incapable. Emily prenait leurs appels, leur expliquant d'un ton désolé qu'il était en réunion; elle les recevait lorsqu'elles surgissaient à l'improviste dans les locaux de son bureau ; elle écoutait leurs plaintes et leurs jérémiades avec tact et compréhension, sachant pourtant se montrer intraitable lorsqu'elles la suppliaient de les laisser voir Jake. Ce dernier essayait néanmoins de faire preuve de diplomatie, acceptant — dans la limite du raisonnable — de s'expliquer avec ses anciennes maîtresses. C'était d'ailleurs pour cette raison qu'il avait reçu Brenda, la veille, tout en sachant combien cette entrevue lui coûterait. Et, de fait, elle n'avait cessé de l'accabler de reproches jusqu'à ce qu'il lui expliquât enfin clairement qu'elle n'avait plus rien à attendre de lui. Evidemment, Brenda avait fondu en larmes une fois de plus, et il était resté assis à la regarder pleurer, se sentant à la fois coupable et révolté par cet accès de sentimentalité inutile. Sur le coup, il avait amèrement regretté de lui avoir donné la possibilité de s'expliquer. Mais il l'aimait bien et n'avait pas voulu se montrer cruel envers elle. Qu'espérait-elle donc ? Qu'il passerait le reste de sa vie avec elle? Qu'ils se marieraient, vivraient heureux et auraient beaucoup d'enfants? C'était toujours ainsi que se terminaient les contes de fées. Mais, si la vie de Jake en était un, il n'avait aucune intention d'en écrire le dernier chapitre pour l'instant. Jake était né en Pennsylvanie dans une famille de mineurs. Alors qu'il n'avait que dix ans, son père était mort à la suite de l'éboulement de la galerie dans laquelle il travaillait. Deux ans plus tard, la mère de Jake avait épousé un autre mineur qui croyait dur comme fer que les coups de ceinture étaient plus formateurs pour un enfant que les effusions de tendresse. A dix-sept ans, Jake avait quitté l'école pour s'engager dans la mine de charbon où son père avait travaillé la majeure partie de son existence. L'année d'enfer qu'il y avait passée s'était conclue par un nouvel éboulement qui avait failli lui coûter la vie. En sortant de l'hôpital, il avait pris une grande décision : renoncer à son travail et partir tenter sa chance à New York. Là, il avait découvert un monde regorgeant d'opportunités qui ne ressemblait à rien de ce qu'il avait connu jusqu'alors. A sa façon, ce monde était aussi cruel que la mine et il lui avait fallu des années pour y trouver sa place. Mais, à force de chance, de travail et d'audace, il avait réussi à entrer à l'université où il avait obtenu un diplôme de commerce international. Le reste, par comparaison, avait été une simple formalité. Et il régnait aujourd'hui sur un véritable empire financier, perché dans ce confortable bureau du Rockefeller Center qui dominait la ville tout entière... Oui, songea Jake en souriant, la vie lui avait souri. Il possédait un magnifique appartement sur Paris Avenue, une maison et un voilier dans le Connecticut. Mais tout cela ne l'aidait pas à résoudre les conflits qui l'opposaient à ses petites amies. Ni même à discerner assez tôt les signes avant- coureurs de leurs velléités d'engagement. Comment avait-il pu se montrer assez stupide pour ne pas remarquer le changement d'attitude de Brenda? Au départ, elle lui avait affirmé que la seule chose qui l'intéressait réellement était de faire carrière. Mais cet argument ne tenait pas debout, et elle l'avait prouvé à maintes reprises. Tout d'abord, elle lui avait donné les clés de son appartement. Il ne les avait pas demandées et ne lui avait bien évidemment pas proposé les siennes. Mais il n'aurait pu repousser ce geste apparemment insignifiant sans passer pour un parfait goujat... Ensuite, elle lui avait acheté cette affreuse cravate chez Bloomingdale, lui expliquant qu'elle avait vu un acteur à la mode porter la même lors d'une séance de photo où elle avait posé à son côté. Une fois de plus, il n'avait pu refuser. Après tout, ce n'était qu'un petit cadeau sans importance... Mais, la semaine dernière, une dernière goutte avait achevé de faire déborder le vase. Lorsqu'il l'avait ramenée chez elle, elle avait tiré de son sac à main deux billets d'avion qu'elle lui avait tendus avec un sourire ravi. — C'est une surprise, avait-elle expliqué. Je vais à Minneapolis le week-end prochain pour l'anniversaire de mariage de mes parents et j'ai pensé que tu pourrais m'accompagner. Ils ont vraiment hâte de te rencontrer, tu sais... Subitement, Jake avait cru sentir le nœud de la cravate qu'elle lui avait offerte se resserrer autour de son cou et il avait dû la dénouer pour pouvoir respirer librement. — Je ne peux pas y aller, avait-il répondu d'un ton catégorique. Mais Brenda avait plaidé, insisté, supplié... jusqu'à ce qu'elle comprenne qu'il ne céderait pas. — Je vois, avait-elle murmuré, visiblement blessée. Ce n'est pas que tu ne peux pas mais que tu ne veux pas venir ! Et brusquement, elle s'était mise à pleurer dans son giron, arrosant sa belle chemise de larmes brûlantes tandis qu'il restait immobile, comprenant qu'il était temps de battre en retraite de façon définitive. Sans doute les femmes étaient-elles ainsi faites, songea-t-il, d'humeur philosophe. Elles avaient besoin de se rassurer en contrôlant les hommes qu'elles prétendaient aimer. Bien plus, il leur fallait être certaines de les posséder et, pour cela, rien ne valait un contrat de mariage en bonne et due forme... Evidemment, il y avait des exceptions à cette règle. Emily, par exemple, ne se souciait pas plus de séduire que d'être séduite. Elle faisait son travail à la perfection puis disparaissait jusqu'au lendemain, sans jamais lui causer le moindre souci. Mais, évidemment, ce n'était pas vraiment une femme comme les autres : c'était sa secrétaire... — Monsieur McBride ? demanda alors Emily, le tirant de sa complaisante rêverie. Jake leva les yeux vers sa secrétaire qui se tenait sur le seuil de son bureau, et l'observait avec une expression de sollicitude. Pour la première fois en quelques heures, il sourit, se sentant un peu rasséréné par cette présence rassurante. Si seulement toutes les femmes pouvaient se montrer aussi raisonnables et pragmatiques qu'elle ! — Oui ? dit-il en se redressant. — Monsieur, je voulais vous prévenir que j'ai envoyé votre mémo destiné à John Woods par e-mail, ce matin même. — Très bien. — II vient de répondre. Apparemment, vos suggestions lui ont beaucoup plu et il espère que vous pourrez venir le voir à San Diego, la semaine prochaine. — Est-ce que je suis libre ? demanda Jake. — Oui. Lundi et mardi... Vous avez un rendez-vous mardi après- midi mais je peux le décaler sans que cela ne pose de problème. — Parfait! Je vous laisse le soin de faire les réservations, dans ce cas. D'autres nouvelles? — Oui. Nous avons reçu un fax d'Atlanta — rien de très important : ils vous confirment juste les horaires de votre intervention lors du colloque. — Bien. — Je vous rappelle que vous avez un rendez-vous pour déjeuner, demain, avec M. Carstairs. — Ah oui, Carstairs..., murmura Jake. Je l'avais oublié celui-là... — Enfin, vous avez un dîner ce soir, à 8 heures, au Palm. Vous m'avez demandé de vous rappeler que vous deviez aborder le sujet de ces nouveaux gisements pétrolifères en Russie. — Qu'est-ce que je ferais sans vous? demanda Jake en hochant la tête avec admiration. Vous êtes l'efficacité faite femme ! — Cela fait partie de mon travail, monsieur McBride, répondit la jeune femme, imperturbable. — Appelez-moi Jake, je vous en prie. Ce n'est pas la peine de vous montrer aussi protocolaire... Après tout, vous travaillez pour moi depuis un an, déjà. — Onze mois et douze jours, répondit Emily avec un sourire. Mais je préfère vous appeler monsieur McBride, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. — Non, bien sûr. Appelez-moi comme vous voudrez : cela ne me pose aucun problème. Ce refus de toute familiarité était bien typique de la jeune femme qui s'en tenait à son égard à un formalisme que Jake jugeait parfois un peu excessif. Mais c'était aussi le gage du professionnalisme d'Emily : jamais il n'avait eu une secrétaire aussi qualifiée et aussi appliquée. Au cours des derniers mois, elle avait su se rendre indispensable et il était bien décidé à la garder à ses côtés aussi longtemps qu'il le pourrait. D'ailleurs, il n'avait guère de souci à se faire à ce sujet : Emily n'était pas le genre de femme à quitter son travail pour se marier et élever une ribambelle d'enfants... En fait, songea Jake, elle n'avait probablement même pas de petit ami. Elle ne semblait pas s'intéresser aux hommes qui l'entouraient — à commencer par lui même — se contentant de remplir son rôle avec une régularité et une fiabilité de métronome. Qu'y avait-il de mal à cela? Ne s'inscrivait-elle pas dans la lignée des femmes illustres qui avaient consacré leur vie à leur vocation? Des femmes comme Marie Curie ou mère Teresa... Il y avait quelque chose de noble dans cet engagement. Quelque