2 SOMMAIRE Avertissement Remerciements Première partie Deuxième partie 3 Avertissement 1 Est-il normal que les relations qu’entretient tout un chacun avec sa propre société - et particulièrement avec sa propre ville - soient si difficiles ? J’aurais tendance à penser que oui, surtout si l’on considère ceux qui, spontanément ou pour des motifs extérieurs, ressentent le besoin de comprendre ce qui se passe dans leur relation à soi et au monde auquel ils appartiennent, pourquoi les choses sont ainsi et non autrement, quelle est la cause du retour de telle ou telle situation. Un tel projet d’intelligibilité oblige à remonter à contre-courant ou, pour le moins, à observer une pause inconfortable là où tout le monde s’accommode du cours des choses.De là naît un sentiment de contradiction, une espèce de noyade existentielle, une envie de ruer dans les brancards - de là viennent en somme les difficultés. 2 Entre 1968 et 1969 -j’avais dix-neuf ans -,je me sentis tout-à-coup le besoin de régler mes comptes avec mon univers - la ville de Cuzco -par un essai qui fixerait (dénoncerait ?) sa personnalité complète, la publique et la privée, son côté pile et son côté face. Je ne trouvai d’autre moyen d’y réussir qu’en étudiant les œuvres caractéristiques de la culture cuzquénienne contemporaine, mais seulement celles qui fussent comme son expression intense et naturelle, et dont le degré d’excellence fût indiscutable. 3 Le panorama que je trouvai me parut désespérément vide. Dans le domaine des lettres, du cinéma, de ce qu’on appelle les beaux-arts, tout relevait - selon mon point de vue d’alors - d’un championnat de la médiocrité... sauf l’œuvre d’un certain Martin Chambi, avec les photographies de qui je m’étais familiarisé, presque sans m’en rendre compte, depuis l’enfance, œuvre à laquelle je devais, autant que je pouvais le deviner, non seulement la connaissance de tout un monde perdu ou en voie de disparition, mais aussi l’apprentissage de certaines manières de fixer les choses et de regarder les gens. 4 De cet ancien projet, jamais mené à bien, il resta au moins quelque chose d’établi : ma conviction que l’œuvre de Chambi était une œuvre exceptionnelle, qu’entre elle et la ville de Cuzco il y avait une symbiose exemplaire, qu’en étudiant son cas j’arriverais nécessairement à des significations profondes qui nous concernent tous, Péruviens en généraletnatifsdesAndesenparticulier :n’est-cepaslepropredesmythes-etleCuzco de Chambi en est un -, comme le dit Lévi-Strauss, "d’évoquer un passé aboli et de l’appliquer comme une grille sur la dimension du présent afin d’y déchiffrer un sens où 4 coincident les deux faces -l’historique et la structurelle - qui oppose à l’homme sa propre réalité" ? 5 Ces perspectives à peine entrevues furent le germe du livre que voici. L’envie de les développer et le désir de goûter avec les autres une sélection variée, faite avec cohérence, de l’œuvre photographique de Chambi firent le reste. 6 Le texte qui précède les images n’est pas une monographie mais plutôt un essai, genre qui, comme on sait, sans exclure la rigueur et le souci de l’information exacte, admet les hypothèses audacieuses - quand elles sont productives et que rien ne vient les démentir - ainsi que l’inventivité (ou la liberté) dans l’association des idées - lorsqu’elles ne sont pas le fruit du caprice mais qu’elles viennent jeter leur clarté sur le sujet. L’usage systématique de la première personne du singulier est également une ressource propre à l’essai, un tant soit peu déplaisante en général, mais qui, à mon sens, se justifie quand l’écrit s’autorise d’une aventure personnelle et non d’une simple recherche de commande. 7 Je me permets d’attirer l’attention sur ceci : qu’au seuil de l’an 2000 un intellectuel péruvien de nom indigène dédie un livre à l’œuvre d’un grand artiste péruvien de nom également indigène, et que cette initiative soit accueillie et même encouragée comme une chose nécessaire, revêt - pour le Pérou d’aujourd’hui - une signification que je considère comme capitale d’un point de vue culturel, social et même politique. L’histoire - dit Borges - a ses pudeurs et il lui plaît de cacher certains de ses épisodes les plus significatifs ; peut-être - pour ce qu’implique ce que je viens d’avancer - s’agit-il de l’un de ceux-là, au sein de la culture péruvienne actuelle. C’est le privilège du lecteur de confirmer ou de rejeter cette hypothèse. 5 Remerciements 1 Un livre comme celui-ci est habituellement le résultat de la collaboration de nombreuses personnes, mais il arrive souvent que ces contributions ne soient pas toutes reconnues à leur juste valeur, par négligence involontaire. Au risque de tomber dans les mêmes omissions, je tiens à exprimer ma gratitude à Jean Claude Bertho, Directeur Général du Banco de Lima, qui accueillit avec générosité l’idée de produire ce livre et accepta avec une constante bonne volonté les requêtes qui lui furent présentées au fur et à mesure du déroulement du projet ; à Christian de Muizon, Directeur de l’Institut Français d’Etudes Andines, qui - à peine arrivé à Lima - accepta de co-éditer l’ouvrage et se chargea des problèmes de logistique en leur apportant une solution efficace ; à Julia et Teo Alain Chambi, respectivement fille et petit-fils de Martίn, sans l’approbation et l’aide affectueuse de qui ce projet n’aurait pu prendre corps. Enfin, tout spécialement, un abrazo de reconnaissance à Daniel Lefort, Conseiller culturel de l’ambassade de France au Pérou et très cher ami, grâce à qui le projet put se préciser dans sa conception, se réaliser dans ses aspects pratiques et trouver une chaleureuse sympathie tout au long de sa progression. 6 Première partie PORTEUR DE CHICHA A TINTA, Sicuani 1940 7 CLOCHERS DE CUZCO, Cuzco 1930 MACHUPICCHU, VUE PANORAMIQUE, Cuzco 1934 8 AUTOPORTRAIT DE MARTIN CHAMBI A MACHUPICCHU, Cuzco 1935 1 Dans les années soixante, et malgré son âge avancé, Martin Chambi était une figure familière qui parcourait d’un bout à l’autre les rues de Cuzco à la recherche de quelque détail significatif que son appareil n’avait pas saisi auparavant, ou de quelque angle nouveau soudain entrevu. Et dans son vieux studio de la rue Marqués, bien qu’il eût pratiquement abandonné l’exercice commercial de sa profession, Chambi s’amusait à tirer le portrait des couples de jeunes mariés, des premiers communiants et même de certains écoliers un peu frustres qui posaient indifférents sans savoir que l’un des plus grands photographes du monde leur tirait la douzaine de photos d’identité qui finiraient au bas de modestes relevés de notes ou d’attestations d’inscription. Et quand la maladie qui le harcelait depuis des années eût enfin raison de lui, Chambi, sur son lit d’agonie, trouvait le moyen de photographier les mimiques que faisait Inti, le jeune chiot qu’avait reçu en cadeau l’un de ses petits-enfants. 2 Qu’au soir de sa vie le vieux photographe s’accrochât avec tant d’ardeur à sa vocation nous donne une idée de l’intensité volcanique de sa passion pour l’art de la boîte noire pendant ses années de formation et sa période d’apogée. La preuve ? Une œuvre photographique immense qui est à la fois un objet esthétique, un document historique et une auscultation impartiale du cœur contradictoire de la société cuzquénienne accablée par un féodalisme séculaire, un climat rude et ombrageux, une géographie accidentée et un passé de grandeur perdue, des hommes virtuellement constructifs mais paralysés par des passions qui presque jamais ne convergent et parfois n’arrivent même pas à s’exprimer. 3 Aujourd’hui, le travail de Chambi est enfin pleinement reconnu. Des admirateurs de Paris, Londres, New York, Madrid, Buenos Aires, La Havane etc.. ont organisé des expositions de ses photographies ; des articles sur l’œuvre et son auteur sont publiés dans d’importantes revues culturelles de nombreuses capitales du monde ; dans son pays même, ses images 9 sont si familières que, depuis plusieurs décennies, n’importe quelle publication se permet de les reproduire sans même mentionner la référence correspondante comme si, à l’exemple des refrains et des proverbes populaires, elles faisaient naturellement partie de la culture péruvienne - ce qui aurait rempli Chambi de satisfaction, connaissant les valeurs qui gouvernent son œuvre et les caractéristiques particulières qu’elle revêt. 4 Cependant, ces valeurs et ces caractéristiques n’ont fait l’objet ni d’un examen suffisant, ni d’aucune tentative d’en donner - à la fois avec une indispensable empathie et une réelle connaissance de l’œuvre et de son moment historique - une ébauche d’explication. Ce texte se propose de combler cette lacune, serait- ce de manière incomplète. Mineurs indiens de Coaza 5 L’an 1891. A Coaza, ce petit village presque féerique de la province de Carabaya, région de Puno, vers le sud-est des Andes péruviennes, Martín Chambi voit le jour au sein d’une famille paysanne de culture quechua* pas vraiment démunie mais qui partage avec ses voisins le sort commun de compter avec de bien maigres moyens de subsistance, de perpétuer un mode de vie extrêmement traditionnel et d’être l’objet d’un ostracisme racial et culturel de la part des blancs et des métisses hispanophones qui composent la société officielle. 6 Nous sommes dans la décennie qui suit le désastre de la guerre contre le Chili. Dans le pays, c’est l’époque où l’on panse les blessures de la nationalité mise à mal et où l’on ressent, par conséquent, la nécessité de changements et de réajustements de fond en comble qui permettraient de surmonter une longue crise. Une de ces mesures - comme cela est déjà de tradition dans l’histoire du Pérou - est d’ouvrir les portes au capital étranger, particulièrement à celui qui cherche à s’investir dans les mines. Ainsi, les Anglais installent et dirigent, non loin de Coaza, la Santo Domingo Mining Company qui se consacre à l’exploitation de l’or. Comme les autres paysans, le père de Martin Chambi s’y voit attiré pour des raisons économiques et finit par travailler occasionnellement au profit de la mine, un sort que connaîtra plus tard Martin lui-même afin d’apporter sa contribution aux précaires ressources de la famille. Une issue providentielle : la photographie 7 De ce fait, une situation nouvelle commence à se créer dans toute cette zone, et il n’est pas difficile d’imaginer les villageois agités par cette nouvelle source de travail et s’ouvrant parallèlement - d’une manière certes très progressive - à un monde "moderne" aux possibilités inattendues. Les Anglais, entre autres curiosités dignes de la foire, ont apporté un appareil photographique et le gringo* qui le manipule va de-ci de-là avec son lourd équipement de bois et de métal, fabriquant de petites images imprimées sur papier qui reproduisent ce qu’on voit à l’aide de la lumière du jour. Il est impossible à Martin - qui peut-être prend l’initiative de la rencontre en s’offrant à porter le pesant engin - de résister à cette magie, et lui vient le désir de se familiariser avec elle par tous les moyens, à tel point que son nouvel ami accepte de lui montrer les rudiments du métier, et surtout les images qui en sont le résultat. Ainsi Martin reconnaît, bien que mis en relief d’étrange façon, les paysages des environs, les petites maisons douillettes de Coaza, les visages familiers de ses concitoyens paysans, des mineurs et même des Anglais. Il voit aussi des 10 images de lieux qu’il n’a jamais vu, de gens de la ville qui paraissent bien différents de ceux qu’il a autour de lui. 8 C’est l’éblouissement. Mais c’est aussi la bouleversante occasion d’un questionnement radical : d’abord parce qu’il voit l’étroitesse de son univers, la pénurie matérielle qui l’accable, les différences éclatantes par rapport aux blancs qui dominent et aux gens de la grande ville ; ensuite parce qu’il se voit, expérience qui dût être d’une importance capitale pour lui, non pas comme une manifestation de vanité, mais plutôt comme un moyen de se comprendre soi-même (la quasi obsession de l’autoportrait qui le poursuivit toute sa vie durant et qui donna lieu à plusieurs chefs- d’œuvre en est probablement une conséquence). Le terrible problème de l’identité personnelle et de ses incertitudes, que l’on vit habituellement comme un processus, condensé ici en un dramatique instant : l’instant où le gringo lui montra la première photo qu’il fit de lui. Ace moment- là, Chambi dût prendre conscience, d’une manière foudroyante, de qui il était, ou pour mieux dire, de qui il ne voulait pas être : un enfant ou un adolescent indigène à peine scolarisé (trois ou quatre années de ces pauvres études primaires typiques de la montagne péruvienne d’alors, qui était dépourvue de tout), destiné aux formes variées et plus ou moins déguisées du servage vers lequel étaient dirigés les fils des paysans des Andes. Dans l’espace de ce va-et-vient (voilà ce que je suis / voilà ce que je ne veux pas être) naquit le projet existentiel de se construire une identité alternative, projet qui absorba une grande part de sa vie et dont le catalyseur, le levier privilégié, de même que le langage et le moyen d’expression, fut la photographie. On ne peut expliquer autrement l’intensité de son rapport à elle, ni les modalités particulières selon lesquelles il la pratiqua : l’art et le métier de la photographie comme le moyen d’une révélation de quelque chose et d’une conversion à autre chose ; ou, pour mieux dire, comme le symbole et la possibilité de se transcender soi-même. AUTOPORTRAIT AVEC AUTOPORTRAIT DE MARTIN CHAMBI, Cuzco 1923