Maria Antonietta Macciocchi, figure intellectuelle et passeur politique des années Vincennes Actes des conférences organisées le 7 avril 2009 par le Service commun de la documentation de l’Université Paris-8 Direction scientifique : Marie-Cécile Bouju (Université Paris-IV), Brigitte Dujardin (Université de Paris-8) conservateurs des bibliothèques Sommaire Danièle Tartakowski (Professeur d’histoire contemporaine, directrice de l’équipe d’accueil 1571, Pouvoirs savoirs et sociétés, Université Paris 8), Introduction Maria-Antonietta Macciocchi, L’histoire de Maria-Antonietta Macciocchi (racontée par elle-même le 5 septembre 1996 à l’Institut Historique pour l’Histoire Sociale d’Amsterdam). Marie-Cécile Bouju (Conservateur des bibliothèques, SCD de l’Université Paris-Sorbonne Paris IV), La bibliothèque et les archives de M.-A. Macciocchi : histoire, problèmes et enjeux. Antonio Benci (Université de Venise), 68 en France et en Italie. Jean-Yves Frétigné (Maître de conférences en histoire Université de Rouen), La réception et l’influence de Gramsci en France. Hervé Serry, (Sociologue, chargé de recherche au CNRS, Directeur-adjoint du Cresppa (UMR 7112) et de l’équipe CSU), « La réception de De la Chine de M.A.Macciocchi ». Jean-Paul Aubert (Maître de conférences en cinéma, Université Paris 8), M.-A. Macciocchi / P.-P. Pasolini : de Vie Nuove (Rome) à Vincennes (Paris), du parallélisme de leurs itinéraires et de leurs intersections. Les hasards du calendrier ont voulu que la réception de la bibliothèque parisienne de Maria- Antonietta Macciochi, léguée à la bibliothèque de l’Université Paris-8 par sa fille Giorgina Amendola, ait coïncidé peu ou prou avec le 40ème anniversaire de 1968 et, par là même, avec celui de la fondation du centre expérimental de Vincennes, cet « unique et extravagant fruit qui suivit mai 68, mouvement créatif d’exception, dont l’histoire est toujours présente et toujours à écrire » aux dires de Maria-Antonietta Macciochi dans un récit autobiographique inédit de 1996, reproduit dans le présent volume1. Vincennes qui l’accueillit la première, à partir de 1973. Vincennes où elle dispensa durant des années son enseignement sur Gramsci, sur le fascisme2 ou sur Pasolini. Ces mêmes hasards ont fait que la journée d’étude organisée le 7 avril 2009 par la bibliothèque universitaire à l’initiative de Marie-Cécile Bouju, Brigitte Dujardin et François Férole pour marquer ce don comme il se doit se soit trouvée plongée au cœur de la plus longue des grèves jamais menée par l’Université française, contre les conséquences de la LRU et les atteintes portées à la formation des enseignants. Les objectifs de ce mouvement de défense du service public et la conjoncture étaient assurément bien éloignés des aspirations de 1968 ou de celles qui caractérisèrent le centre expérimental des années 1970. Mais il régnait, du moins, une atmosphère dans laquelle bien des acteurs qui furent évoqués durant cette journée auraient pu se reconnaître. L’histoire de Maria-Antonietta Macciocchi (racontée par elle-même le 5 septembre 1996 à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam ) qui ouvre ce volume ne saurait tenir lieu de la biographie intellectuelle et militante dont les fonds déposés à la BU de Paris-8 contribueront peut-être à favoriser l’écriture. Une biographie qui devra alors compter avec ses autobiographies successives3, dont les traductions françaises furent toutes quasi simultanées aux éditions italiennes, un fait trop rare dans l’édition française pour ne pas retenir l’attention. Du moins ce texte inédit (sur lequel un historien trouverait, bien sûr, à redire) permet-il de cerner ceux des engagements que Maria-Antonietta Macciochi entendait privilégier au soir de sa vie, ses passions et ses inimitiés. Elle se définit là comme une intellectuelle cosmopolite, « chinoise » à Pékin comme elle fut « chilienne » à Santiago, parmi bien d’autres ancrages 1 Cette publication n’aurait pu être possible sans l’aide et les encouragements de Giorgina Amendola, Elenonora Servi, Carole Letrouit, directrice du Service commun de la documentation, l’école doctorale « Pratiques et théories du sens », Elsa Rollwagen (Service des relations internationales) et Brigitte Le Guen (PUV). 2 Éléments pour une analyse du fascisme, Séminaire de 1974-1975 à Paris VIII, en collaboration avec François Châtelet et Jean-Toussaint Desanti), UGE: "10/18", 1976 3 Dopo Marx, aprile, Libri del l'Espresso, 1978 (Après Marx, avril, Seuil, collection "Tel Quel", 1978), Duemila anni di felicità, Mondadori, 1983 (Deux mille ans de bonheur, Grasset, 1983). Nouvelle édition revue et complétée en 2000. , Di là dalle porte di bronzo, Mondadori, 1987 (La femme à la valise : Voyage intellectuelle d'une femme en Europe, Grasset, 1988) 1 revendiqués mais toujours « totalement française » et passionnément européenne4. Elle y dit l’aventure que demeure, à ses yeux, 1968, la portée conservée de son héritage et ses violents rejets du PCI de Berlinguer5 et, plus généralement, de ces compromis nauséabonds par quoi elle caractérise la vie politique italienne. Elle y rappelle encore les figures qui ont compté et comptent alors encore pour elle : ainsi Louis Althusser, Sartre, Foucault, Umberto Eco, François Mitterrand ou Daniel Cohn-Bendit. Les textes réunis dans ce volume à la suite de cette autobiographie ont tous ont été présentés à l’occasion de la journée organisée par la bibliothèque universitaire de Paris-8. Ils doivent aux objectifs que les organisateurs lui avaient assigné de privilégier certains aspects de l’univers intellectuel dans lequel Maria-Antonietta Macciochi était en parfaite osmose avec la nature « parisienne » de la bibliothèque confiée à l’université. A l’occasion de son quarantième anniversaire, l’université Paris-8 avait amorcé une réflexion sur la nécessaire sauvegarde, conservation et valorisation de ses archives ; une réflexion à laquelle le personnel de la bibliothèque de Paris-8 se trouvait impliqué au premier chef. L’intégration de plusieurs bibliothèques ayant appartenu à des enseignants chercheurs et les matériaux archivistiques susceptibles de les accompagner posent, à cet égard, des questions spécifiques. La contribution de Marie-Cécile Bouju et de Olivier Fressard présente la bibiothèque parisienne de Maria-Antonietta Macciochi en se saisissant des problèmes posés par sa conservation et son traitement pour s’inscrire dans la réflexion plus globale relative à la sauvegarde du patrimoine archivistique de l’université et à son traitement6. Dans cette perspective, la journée s’assignait entre autres fins de tester le bien fondé de l’intérêt porté par la bibliothèque universitaire à une bibliothèque de travail, à ce qu’elle révèle de son détenteur initial et aux recherches qu’elle peut susciter ou nourrir. Il s’agissait de montrer qu’il pouvait s’agir d’un précieux instrument dont des chercheurs peuvent immédiatement se saisir ; en soulignant par là même, s’il en était besoin, les bénéfices attendus d’une collaboration meilleure entre chercheurs, bibliothécaires et archivistes. Les quatre contributions réunies dans ce volume sont là pour témoigner de la pertinence d’une expérience qui a mobilisé tous les professionnels concernés, trop rarement mis en condition de collaborer de manière étroite. Une expérience dont il convient de préciser qu’elle fut menée dans des délais dont on ne peut que saluer la rapidité. 4 Elle fut élue au parlement européen de Strasbourg a partir de 1979 5 Membre du PCI depuis 1942, elle en est exclue en 1977 . 6 Cf. également Emmanuelle Sruh : Le « fonds Vincennes » de l’université Paris-8 ; traiter des fonds d’archives à l’université. http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/notice-48104. E. Sruh est actuellement responsable du « fonds Vincennes » conservé par la bibliothèque universitaire. 2 Les contributions de Antonio Benci, Hervé Serry, Jean-Yves Frétigné et Jean-Paul Aubert respectivement consacrées aux appropriations italiennes de mai 68, à la réception de Gramsci en France, à celles de De la Chine de M.A.Macciocchi et aux parallélismes et intersections des itinéraires de Maria-Antonietta Macciochi et Pier Paolo Pasolini relèvent de l’histoire, française et italienne, de la sociologie politique et de l’histoire du cinéma, à l’image de la multiplicité des champs d’investigation de Maria-Antonietta Macciochi ou plutôt d’une partie d’entre eux. Elles sont consacrées à certains aspects de sa production intellectuelle ou, plus spécifiquement, à l’univers intellectuel dans lequel elle a baigné et dont elle fut partie prenante. Avec la France comme naturel ancrage dès lors qu’articulées à sa bibliothèque parisienne ou à sa pratique au sein du centre expérimental de Vincennes. Ces contributions respectivement autorisent d’abord une retraversée politique des années soixante-dix, de leur première moitié à plus fort titre. Elles restituent une atmosphère politique caractérisée par les violents conflits qui opposaient la gauche communiste aux multiples composantes de l’extrême gauche et ces composantes entre elles mais, tout aussi bien par leur commune certitude de l’imminence d’un changement radical que d’aucuns nommaient encore révolution et, dès lors, par la force des engagements destinés à précipiter son avènement. Le poids des partis communistes tant en France qu’en Italie et la prééminence du marxisme constituaient alors d’incontournables données qui répondaient de l’ampleur des offensives politiques et intellectuelles déployées à l’encontre7, exprimées, entre autre, en France, dans la multiplicité de courants autogestionnaires et, en Italie, par un retour du conseillisme8. Soit un contexte politique et intellectuel propre à surdéterminer puissamment les appropriations françaises de la Chine ou de Gramsci, comme le montrent Hervé Serry et Jean-Yves Frétigné. Les contributions d’Antonio Benci et de Jean-Yves Frétigné s’attachent à certains aspects de cette conjoncture politique et intellectuelle tant en Italie qu’en France, en interrogeant, chemin faisant, la place tenue là par Maria-Antonietta Macciochi. En 1968, la Maria-Antonietta Macciochi qu’évoque brièvement Antonio Benci est la correspondante française de l’Unita, alors à l’initiative de reportages menés dans des usines françaises occupées où elle développe une analyse des relations étudiants-ouvriers conforme à celle du PCF, relayée sur ce point par le PCI et vigoureusement combattue par leurs adversaires respectifs. Une Maria-Antonietta Macciochi à contre-temps de celle que retiennent les autres contributions, consacrées à des 7 S’agissant de la France, on se reportera utilement à Michael Christofferson, Les intellectuels contre la gauche. l'idéologie antitotalitaire en Franee 1968-1981, Marseille, Contre-feux Agone, 2009, 445 pages 8 Frank Georgi (dir.), Autogestion. La dernière utopie?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003 3 périodes un peu plus tardives et que l’autobiographie de 1996 n’évoque naturellement pas. Qu’on élargisse la perspective et une lecture croisée de ces deux contributions fait apparaître de passionnants chassés croisés. Dans la seconde moitié des années soixante, les extrêmes gauches françaises et une fraction de deuxième gauche vibrent toutes au rythme des bouleversements à l’œuvre au-delà des frontières, au risque d’une appréhension ou d’une théorisation souvent fantasmatiques. Ainsi le tiers-mondisme et ses foco théorisés par Che Guevara, la révolution culturelle chinoise ou, circulant de façon moins spectaculaire, l’autogestion yougoslave. L’Italie, le polycentrisme de son Parti communiste et la relecture du marxisme qu’autorise l’œuvre de Gramsci sont au nombre des modèles invoqués. Ils sont à l’origine d’une des scissions advenues au sein de l’Union des étudiants communistes et du développement de réflexions critiques au sein du Parti communiste français. Surgissent alors deux paradoxes. Le premier concerne la France. Alors que les années 1965-1968 ont été caractérisées par une opposition frontale entre les « italiens » et les « maoïstes », pareillement en lutte contre le PCF, Maria-Antonietta Macciochi peut mener l’offensive contre les deux partis communistes en prenant à la fois appui sur ses lectures de Gramsci et de la révolution culturelle chinoise. Le second vaut pour l’Italie au regard de l’observateur français. Antonio Benci montre en effet comment ce parti, toujours comparé, à son détriment, au PCI par les observateurs politiques français, devient pour la gauche italienne de 1968 un possible modèle ou un contre modèle, du moins un point de référence obligé, dont l’attitude autorise ou précipite certains reclassements paradoxaux au regard de la vie politique française. Hervé Serry et Jean-Paul Aubert s’attachent plus centralement à l’activité éditoriale et à la pratique enseignante de Maria-Antonietta Macciochi. Hervé Serry opère, par cette entremise, une percée d’ampleur dans le monde de l’édition et donne à entendre les stratégies éditoriales et politiques, tout à la fois, qui sont celles alors du Seuil. Sa contribution et celle de Jean-Yves Frétigné soulignent la grande faiblesse des traductions et l’importance stratégique qu’elle confère, dans un débat devenu combat, aux revues et à des intellectuels et passeurs politiques telle Maria-Antonietta Macciochi. Jean-Paul Aubert qui est le seul à évoquer, ici, Vincennes, propose un témoignage sur ce bref moment où la France et Vincennes se donnaient, non sans quelque raisons, pour des laboratoires intellectuels et politiques. Ce témoignage donne à voir une université grande ouverte aux enseignants étrangers, condamnés à l’exil, comme ce fut le cas des Chiliens, ou simplement en rupture de ban, s’agissant de Maria-Antonietta Macciochi, lieu d’un bouillonnement d’idées, ayant trait au très contemporain, au très controversé ou simplement à ce tout ce qui faisait alors débat et que la présence de tant de chercheurs étrangers contribuait à nourrir et à diversifier. Mais une université, où pouvait simultanément 4 souffler l’intolérance, au nom même des idéaux proclamés. Avec, ici, de nouveaux chassés- croisés puisqu’on voit là les « maos » de Vincennes menant la lutte contre Maria-Antonietta Macciochi qui entend projeter là Portier de nuit, le film de Liliana Cavani. Révélant la complexité qui était alors celle des systèmes d’alliance. C’est assez dire que les textes rassemblés constituent une contribution à l’histoire intellectuelle de la France des années 1970 et de l’Italie à moindre titre, avec une attention particulière pour les transferts culturels et les réseaux à la fois militants et intellectuels, alors indissociables, qui furent à leur origine ; une histoire où des passeurs tels que Maria- Antonietta Macciochi jouèrent un rôle notable. Danielle Tartakowsky 5 L’histoire de Maria-Antonietta Macciocchi racontée par elle-même le 5 septembre 1996 à l’Institut Historique pour l’Histoire Sociale d’Amsterdam1 Le 5 septembre 1996, devant un public Maria-Antonietta Macciocchi fait un retour sur son passé en le liant fortement à l’actualité politique du moment. Bien qu’elle n’ait plus alors de mandats depuis 1984, elle montre dans ce texte à quel point elle demeure à la fois une militante politique et une journaliste. Elle revient sur des interrogations qui lui sont chères, mais surtout sur l’Italie contemporaine bouleversée par l’opération Mani pulite, la disparition du PCI et la dissolution de la Démocratie chrétienne, et le choc des victoires politiques de la Ligue du nord. Chers amis d’Amsterdam, de l’Institut Historique pour l’Histoire Sociale2 ! Il est toujours risqué pour un intellectuel de s’exposer à la première personne, sans amnésies et sans complaisance sur l’histoire de son propre pays et de ses engagements, qui d’ailleurs dans mon cas concernent aussi l’Europe. J’espère donc ne pas vous décevoir et répondre à votre invitation avec des éclairages pertinents au beau thème que vous avez placé en tête de cette rencontre : l’Italie et ses occasions manquées. Bien plus que ceux qui ont toujours payé très cher le fait d’avoir compris les distorsions entre la théorie et leur propre héritage philosophique et culturel, qui ont toujours payé chèrement leur dissidence, décidés s’il le fallait à payer encore et toujours pour cette soif de vérité qui peut animer une vie entière, me voici parmi vous comme une intellectuelle qui, sans toutefois se proclamer infaillible, peut aujourd’hui parcourir une partie de sa vie avec la conviction que les événements lui ont souvent donné raison. Il est certes toujours risqué d’avoir des échanges vifs comme celui-ci avec des interlocuteurs de toutes les sensibilités, dans des tribunes pluralistes et soucieuses de la vérité, et pourtant ceci m’est familier depuis l’époque à laquelle j’enseignais Gramsci à l’université française à Paris, ainsi que l’histoire du fascisme, y compris celui de Vichy, aux jeunes de l’Université de Vincennes, unique et extravagant fruit qui suivit mai 68, mouvement créatif d’exception, dont l’histoire est toujours présente et toujours à écrire3. Certainement aussi parce que cette université fut rasée par Giscard d’Estaing4, à cause de la charge subversive que les idées qui y étaient exprimées continuaient à exercer. Devant vous, chers amis hollandais, je suis consciente de me présenter comme une intellectuelle « sans œuvres », dans le sens où cette absence d’œuvre, comme disait 1 Discours traduit par François Férole (Université Paris-8, SCD) et annoté par François Férole et Marie-Cécile Bouju (Université Paris-Sorbonne Paris IV, SCD) 2 L’Institut international d’histoire social (Amsterdam) a été fondé officiellement en 1935. Il collecte et propose au public des archives et documents sur le mouvement ouvrier dans le monde (individus, organisations, partis politiques). C’est également un centre de recherche international : http://www.iisg.nl 3 Créé à l’automne 68, dans l’après mai 68, le« Centre universitaire expérimental » de Vincennes réenvisage les rapports traditionnels entre professeurs et étudiants mais aussi entre l'université et le monde extérieur et s’ouvre à des enseignements encore souvent inédits à l’université (cinéma, psychanalyse, arts plastiques, théâtre, urbanisme…). M.-A . Macciocchi enseignera à l’Université de Vincennes de 1972 à 1980. 4 Valéry Giscard D’Estaing, président de la République française de 1974 à 1981. C’est en fait à l'instigation de Jacques Chirac, maire de Paris et d'Alice Saunier-Seité, Ministre des universités, qu’en 1980 l'université est expulsée du Bois de Vincennes, contre la volonté des enseignants et des étudiants, et que les bâtiments sont rasés. L’université est alors transférée à Saint-Denis. 1 Althusser5, est due non pas à un refus mais à des traductions manquées de mes livres ici chez vous. C’est ainsi que je suis toujours surprise d’être connue, plus que pour la douzaine de livres que j’ai écrits, en raison d’une sorte d’écho, qui a surmonté toutes les censures et qui a constitué une petite « réputation » autour de moi, comme une émanation diffuse et positive de mon image, ce qui me semble extrêmement singulier parce que fondé moins sur mes textes que sur une subtile perception d’autres intellectuels et étudiants qui saisissaient le sens de mes pas d’arpenteuse européenne. En me présentant devant vous, je n’insiste pas sur mon identité parce qu’elle est complexe, si bien que je l’ai retrouvée et perdue plus d’une fois dans les carrefours planétaires, dans la forêt des idéologies, dans les luttes. Dans mon existence de femme italienne, j’ai plus d’une fois changé de « nationalité », au sens où je me suis sentie « chinoise » à Pékin, en révolte contre la domination de Moscou, « espagnole » à Madrid (où j’ai fini, une fois, dans les prisons de Franco), combattante pour la liberté et contre le colonialisme en Algérie, « argentine » avec les mères des « disparus » à Buenos Aires, « chilienne » à Santiago sur la tombe d’Allende et « berlinoise », traversant et retraversant souvent le Mur, quelquefois en compagnie de mon ami écrivain Peter Schneider, ce mur à la chute duquel j’ai consacré tant d’énergie, aux côtés des dissidents que j’ai le plus aimés. Et puis je me suis sentie absolument, totalement « française » pendant une vingtaine d’années, enseignant dans cette université et partageant les amitiés de grands esprits (hélas, ils sont presque tous disparus), d’Althusser à Sartre, à Foucault, aux années des nouvelles générations et de Cohn Bendit (que je revois maintenant de temps à autre au parlement européen6), la grande aventure indélébile de la renaissance des années soixante-dix. Quant à ma vie personnelle, j’ai trois points d’ancrage : Sabaudia7, face au mont qui fut celui de Circé ; Rome, où les vieilles pierres me rappellent non seulement la plus exceptionnelle civilisation, mais aussi les rires de l’histoire ; enfin, comme je l’ai déjà dit, Paris, où je trouve de temps en temps refuge et réconfort intellectuel. La nation dont je suis fondamentalement la fille et dont, même en parcourant autant la planète, je n’ai perdu ni les caractéristiques, ni l’amour, ni la langue, eh bien ce pays m’a parfois soutenu à contrecœur, par défiance ancestrale et misogynie catholique pour une femme qui agit sans filets de protection politiques, sans appartenance à un groupe, à un clan, sans amitiés avec de grands industriels. C’est ainsi que mes mésaventures en politique ont été nombreuses. J’ai commencé jeune fille dans une école du parti en faisant mon autocritique, ce qui était alors la rançon à payer pour être considéré de bons communistes, puis j’ai subi les critiques du Comité fédéral napolitain pour avoir écrit un très beau livre qui s’appelait Lettres de l’ intérieur du parti à Louis Althusser8 et au bout du compte j’ai été exclue du parti en 1977, pour avoir soutenu et accompagné la lutte des universitaires de Bologne9 qui, comme ceux de Paris, voulaient inventer une nouvelle culture universitaire. Contre eux, s’étaient dressés aussi des hommes 5 Louis Althusser (1918-1990), philosophe et militant communiste. 6 Investie par le Parti Radical italien, M.-A. Macciocchi est élue au Parlement de Strasbourg en 1979. 7 M.-A. Macciocchi a écrit la plupart de ses œuvres dans le refuge de sa maison de Sabaudia (Latium), face au Mont Circé dont elle affectionnait la vue de sa table de travail. 8 Lettere dall'interno del PCI a Louis Althusser, Feltrinelli, 1969. Traduit et publié en France en 1970 chez Maspero : Lettres de l'intérieur du Parti : le Parti communiste, les masses et les forces révolutionnaires pendant la campagne électorale à Naples en mai 1968. 9 En 1977, la police italienne réprime le soulèvement étudiant de Bologne. Maria-Antonietta Macciocchi mobilise les intellectuels français (parmi lesquels Barthes, Claude Mauriac, Ionesco, Foucault, Deleuze, Sollers, Sartre, Châtelet, Guattari, Glucksmann…) en leur faisant signer un appel condamnant la répression et le « compromis historique ». Elle se rend même à Bologne où un grand rassemblement est organisé. (Episode rapporté par M.-A. Macciocchi in Après Marx, avril.) 2 comme notre Umberto Eco10, devenu depuis un célèbre écrivain. Contre nous, il y a eu une censure et une persécution implacables, de la part d’une Gauche épuisée, au bord de l’hallucination, avec la peur constante de devoir se mesurer à qui pensait ailleurs, ou contre le pouvoir aveugle des appareils, des gouvernements, des pouvoirs établis. Cela n’épargnait pas ceux qui auraient pu écrire des livres, des articles dont la résonance aurait pu influencer les jeunes générations, bloquées par le stalinisme mental, dont elles cherchaient sans cesse à se libérer par une pratique constante. Ainsi à la question de l’écrivain Tom Welschen, qui me demandait : « Comment se fait-il que vous soyez plus connue ici chez nous et dans le nord de l’Europe qu’en Italie ? » (ce n’était pas, de sa part, une question personnelle, mais une interpellation publique, politique et surtout intellectuelle), la réponse est celle que je viens à peine d’esquisser, mais qui un jour fera peut- être l’objet d’une analyse plus approfondie, sur un parcours que j’ai voulu hors de l’opportunisme et hors du dogmatisme. Certes, je n’étais pas la seule, mais nombreux étaient les intellectuels à cette époque – aujourd’hui, hélas, ils ont pratiquement tous été délibérément oubliés- qui cherchaient à redonner aux masses la parole, la liberté d’opinion ou même la force de la révolte. Comme c’était arrivé en 68, puis en 77, à l’époque orageuse du « compromis historique ». Après Marx, avril11 est le livre que j’ai consacré à ces années de révolte idéologique et à la dénonciation de la mainmise de l’Etat par des partis corrompus, tous liés par un pacte de connivence criminelle. J’ai décrit longuement cette situation dans mon livre suivant, La force des Italiens12, avant même que tous ces scandales ne soient révélés par le pôle Mani Pulite, et notamment par Di Pietro13 ; je juge aujourd’hui ces pages non point prophétiques mais comme le fruit d’une connaissance profonde de l’Italie à partir de ce que j’y sentais, écoutais ou voyais. Maintenant, en faisant allusion au compromis historique sur lequel je m’arrêterai plus loin, le président de la Chambre des Députés Violante14 parle « d’erreur nécessaire » pour désigner la nécessité d’un « consensus » entre les grands partis, la DC15 et le PCI, et aujourd’hui encore je ne comprends pas, comme je ne comprenais pas hier, ce qu’il y avait de nécessaire à se mêler « organiquement » à un gang de malfaiteurs, un racket constant, tous autour d’une table de jeu de hasard, où l’enjeu était l’unité de l’Etat, les caisses de l’Etat. Je renvoie à mon livre La force des Italiens, sorti en 1990, avant l’explosion judiciaire, où se dessinent les rapports entre un peuple et la classe dirigeante qu’il méprise et dont il connaît les vols et les fourberies, et dans le même temps cette curieuse énergie italienne qui fait que le citoyen se retrousse les manches sans arrêt, souffre du manque d’unité nationale, aime sa patrie mais ne sait pas où elle est, voudrait un Etat véritable mais s’aperçoit qu’il n’a devant lui qu’un vide. Et cet Italien, dont je loue la force, est un citoyen qui pallie souvent par son énergie au manque d’hôpitaux, de routes, au délaissement du patrimoine d’art, même si ensuite il fraude ce même Etat à travers le fisc, qu’il considère comme prédateur. 10 Nommé professeur de sémiotique à l'Université de Bologne en 1971. 11 Dopo Marx, aprile, Libri dell'Espresso, 1978 ; Après Marx, avril, Seuil, 1978 (collection "Tel Quel"). 12 La forza degli italiani, Mondadori, 1990 13 L’opération « mani pulite » a été menée par des magistrats italiens contre les acteurs de la corruption en Italie et la mafia. Elle est lancée le 17 février 1992 à Milan lorsque le juge Antonio di Pietro fit arrêter le socialiste Mario Chiesa, directeur d'une importante institution de soins pour personnes âgées, qui avait reçu un pot-de-vin d'un fournisseur. 14 Luciano Violante, magistrat, qui a adhéré au PCI en 1979 puis au PDS en 1991, a été président de la commission parlementaire anti-mafia jusqu’en 1994, puis président de la Chambre des députés de 1996 à 2001. 15 Démocratie chrétienne. 3
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