Université de Bourgogne Moussa Souleiman Obsieh L’oralité dans la littérature de la Corne de l’Afrique : traditions orales, formes et mythologies de la littérature pastorale, marques de l’oralité dans la littérature Thèse de littérature française Centre Pluridisciplinaire Textes et Cultures Ecole Doctorale LISIT Thèse soutenue publiquement le 13 novembre 2012 à l’Université de Bourgogne Membres du jury : Jacques Poirier, Directeur (Université de Bourgogne) Jean-Dominique Pénel (Université de Niamey) Papa Samba Diop (Université de Paris X) Jean-Pierre Durix (Université de Bourgogne) Abdoulmalik Ibrahim Zeid (Université de Djibouti) 1 A mes grand-mères et mère, qui m’ont appris à aimer mon prochain. A Omar Maalin et Mohamed Hachi Dhamac « Gaarye », hommes de culture. 2 Remerciements Mes remerciements les plus chaleureux vont en premier lieu à Monsieur Jacques Poirier, mon directeur de thèse qui m’a guidé tout au long de ce travail et m’a initié aux plaisirs de la recherche. Sans ses suggestions, ses remarques, ses critiques et ses encouragements, le présent travail n’aurait probablement pas vu le jour. Je remercie également tous ceux qui à Djibouti ou ici en France m’ont soutenu de différentes manières. Je tiens à remercier aussi l’Université de Djibouti qui m’a libéré le premier semestre de cette année 2012 pour bénéficier des conditions de travail meilleures. Je ne saurais oublier la gentillesse et l’accueil qui m’a toujours été réservé par le personnel de toutes les structures de l’Université de Bourgogne à commencer par celui de la Bibliothèque-Lettres et Droit. Je leur adresse mes vifs remerciements. 3 Avertissement La transcription des termes en somali que nous utilisons dans ce travail est celle adoptée en 1972 par la Somalie. Cette transcription qui emploie les lettres latines se caractérise par le redoublement des voyelles longues et par l’utilisation des signes suivants : Caractéristiques Transcription phonologiques - Pharyngale sonore c ( cadar) - Pharyngale sourde x (xoolo) - Rétroflexe dh (dhabar) - Occlusive flottante « ’ » (da’dka) Cependant, pour certains noms propres concernant des lieux, des personnes ou des peuples bien connus, nous avons volontairement conservé l’ancienne transcription afin de ne pas dérouter le lecteur non-somali habitué à lire sous cette forme. C’est le cas par exemple des termes comme Issa (Ciisa), Djibouti (Jibuuti), Zeila (Seyla) et de la reprise des mots arabes transcrits selon la méthode courante. 4 L’oralité dans la littérature de la Corne de l’Afrique : traditions orales, formes et mythologies de la littérature pastorale, marques de l’oralité dans la littérature Thèse de littérature française Centre Pluridisciplinaire Textes et Cultures Ecole Doctorale LISIT 5 Introduction Depuis plus d’un siècle, des chercheurs européens (français, anglais et italiens en particulier) ont consacré des travaux à la littérature orale (contes, proverbes, devinettes, légendes, mythes, etc.) aux us et coutumes, aux croyances et aux religions des peuples de la Corne de l’Afrique même si « pendant longtemps l’Afrique d’une manière générale n’a été considérée qu’une réserve d’exotisme où des auteurs à succès venaient puiser sans vergogne le pittoresque et la couleur locale réclamés par un public européen avide de sensations fortes. Pas plus Jules Verne que Pierre Loti – et a fortiori leurs nombreux épigones -- n’ont eu le souci de rattacher les pratiques curieuses abondamment décrites dans leurs ouvrages, à une culture originale et authentique »1. Il ne fait désormais pas de doute que ces peuples de cultures essentiellement nomades ont développé une littérature orale particulièrement riche. Emboîtant le pas aux hommes de lettres européens, de nombreux écrivains de la Corne de l’Afrique se sont penchés sur cette littérature et plus spécifiquement sur la tradition orale pastorale pour y puiser les sujets de leurs écrits comme principale source d’inspiration (romans, poésie, nouvelles, théâtre, etc.). D’autres se 1 Jacques CHEVRIER, La littérature nègre, Armand Colin/HIER, Paris, 1999, Avant-propos, p.7. 6 sont contentés de traduire en français ou en anglais en les publiant des contes, des légendes transmis de père en fils depuis la nuit des temps dans les sociétés pastorales. Toutefois, ces chercheurs, européens ou africains de l’est, qui s’intéressent à la « littérature orale », n’abordent pas la question sur un même angle : leurs méthodes d’approches varient selon leurs objectifs. A l’instar des peuples qui ont récemment découvert l’usage de l’écriture, la littérature orale est pour les écrivains est- africains la source d’une réflexion permanente. Cela étant, pour des nombreux peuples de la sous-région la littérature écrite proprement dite est particulièrement récente. A l’exception des Abyssins avec leur écriture millénaire (le guèze), les Somalis, les Afars, les Oromos et bien d’autres encore ont découvert l’écrit il y a seulement quelques décennies. Signalons à titre d’exemple que la langue somalie n’a été écrite qu’en 1972 pour la première fois sous la férule nationaliste, faut-il le préciser, du dictateur Syad Barreh. L’afar et l’oromo, deux autres langues sémito-couchitiques de la sous- région, n’étaient pas encore écrites il y a à peine deux décennies. Ainsi le passage de l’oral à l’écrit des langues de la Corne de l’Afrique, surtout en ce qui concerne la Somalie (véritable laboratoire du socialisme scientifique), tient plus à une volonté despotique d’affirmer sa suprématie sur les autres peuples qu’à un processus mûrement réfléchi tendant à sauver la tradition orale de l’oubli ou de combattre durablement l’analphabétisme. Reconnaissons tout de même que, quelles que soient les motivations sous-jacentes, l’adoption du somali comme langue officielle a permis à beaucoup de Somaliens d’apprendre en un temps record à lire et à écrire. Comme on pourrait bien s’y attendre dans une situation pareille, le développement effréné de l’écriture a sapé voire anéanti les tentatives de production des poètes nomades. Ces derniers qui, autrefois, étaient respectés pour leur pouvoir du Verbe, sont 7 aujourd’hui regardés avec beaucoup de dédain et ne sont guère appréciés par leurs concitoyens qui ont depuis adhéré à la civilisation de l’écrit. En effet, il y a quelques décennies encore, il n’était pas rare de voir des poètes nomades récitant par cœur des milliers de vers. D’ailleurs la poésie entrait même dans le rite sacré de l’héritage : un fils était considéré au sein de la tribu en fonction du nombre de vers qu’il détenait de son père. Et pour sanctionner toute tentative d’immobilisme, le poète devait innover en enrichissant l’anthologie de la poésie du père. La fille était censée se comporter de la même manière vis-à-vis de sa mère. Il est vrai que d’une manière générale « l’attention, dans les études consacrées à l’Afrique noire, s’est portée indubitablement jusqu’à ce jour sur les auteurs et leurs œuvres. Ainsi on compte par dizaines des ouvrages qui se sont efforcés de rendre compte de l’histoire de la littérature africaine, en présentant ses principaux auteurs et en analysant les principaux thèmes de cette littérature2 ». En Afrique de l’est la situation est encore plus dramatique dans la mesure où les travaux de recherches francophones, quels qu’ils soient, en sont à leur balbutiement. L’Université de Djibouti, ouverte seulement en 2000, se trouve dans un état embryonnaire. Tout porte à croire que notre génération a la lourde responsabilité de faire connaître au monde la richesse de la culture pastorale et post- pastorale de notre jeune Nation et de la région en général. Une action d’autant plus urgente qu’il ne faut pas tarder car la mémoire risque de se perdre. Parmi les chercheurs français qui se sont intéressés à la littérature orale de la Corne de l’Afrique, on peut citer en premier lieu Didier Morin3. Spécialiste des langues couchitiques et chercheur au 2 Locha Mateso, La littérature africaine et sa critique, Kartala, 1986, introduction p. 7. 3 Auteur de nombreuses productions sur les peuples Afar et Somali. Il est à l’origine des Contes de Djibouti, textes bilingues français-afar, français-somali. 8 CNRS, D. Morin parle couramment aussi bien le somali que l’afar. J’ai pu personnellement assister à certaines de ses nombreuses conférences sur les langues régionales à Djibouti dans les années 90 alors que j’étais encore lycéen. Le chercheur français s’est surtout spécialisé dans un genre précis : le conte. Nous aurons évidemment l’occasion de revenir plus amplement sur ses écrits dans le premier chapitre de notre travail de recherche. D’autres vont lui emboîter le pas à l’instar de J.-D. Pénel qui a participé activement à l’émergence d’une littérature djiboutienne d’expression française. Il s’est efforcé de rassembler dans une œuvre intitulée Djibouti 704 les écrits (articles de presse, anecdotes, poèmes, proverbes etc.) parus dans les publications coloniales tel que Le Réveil (organe officiel du gouvernement de la petite colonie). Nous tiendrons compte également des écrits des premiers auteurs djiboutiens pour évaluer cette présence plus ou moins forte mais réelle de la tradition orale dans la littérature écrite. Presque tous les principaux pionniers de la littérature djiboutienne d’expression française seront à l’honneur : on peut citer, entre autres, William Syad, Abdillahi Doualeh Wais, Omar Osman Rabeh et Abdourahman A. Waberi etc. Les détenteurs de la tradition orale de la Corne de l’Afrique ne seront pas de reste comme le mythique Sayed Mohamed Abdullah Hassan, résistant somalien contre lequel la puissance coloniale britannique avait utilisé pour la première fois son aviation militaire pour réprimer une milice indépendantiste. C’était dans les années 1920. Suite à la débandade de sa milice face aux bombardements aériens de l’armée de sa Majesté, celui que les Anglais dénommeront dès le début le « Mad mollah » va se ressaisir auprès de sa population en leur expliquant que l’emploi disproportionné de la force par l’armée de sa Majesté n’est qu’un aveu sanglant d’une prochaine 4 J.-D. Pénel, Djibouti 70, Centre culturel français Arthur Rimbaud, 1998, 215 p. 9 défaite de cette dernière. Ces vers sont rentrés dans la conscience collective du peuple somali et récités partout. De ce fait la poésie est-africaine est liée à la vie de tous les jours et, à ce titre, elle peut être proférée, à tout moment par n’importe qui : une mère en train de chanter une berceuse pour endormir son bébé, des bergers abreuvant leurs troupeaux aux puits, un guerrier chantant sa victoire ou clamant sa vengeance voire des enfants jouant aux devinettes. La poésie est tout simplement une activité populaire spontanée : elle se manifeste et s’exprime en effet dans les circonstances les plus diverses. Nul besoin d’appartenir à une famille nombreuse pour se l’approprier. Au contraire elle peut être un impressionnant moyen pour se défendre. Etant donné que l’Afrique de l’Est a connu une civilisation essentiellement pastorale et que la meilleure évaluation de la richesse d’un nomade se mesure au nombre de têtes de son bétail (chameaux, bœufs, moutons, chèvres etc.), nous verrons plus particulièrement la poésie consacrée aux animaux à laquelle la vie de nomades est étroitement liée. Le but de notre travail consistera dès lors à évaluer l’impact de cette tradition orale sur la littérature écrite djiboutienne d’expression française ainsi que celle des communautés pastorales de la Corne de l’Afrique. Certains écrivains djiboutiens comme Ali Moussa Iyé, auteur du Chapelet du Destin5 et de l’excellent Verdict de l’Arbre6, se sont spécialisés dans la transcription de cette culture pastorale. Ce dernier livre retrace l’incroyable épopée du droit coutumier Issa : le fameux « Xeer Issa » qui garantit la liberté, l’égalité et l’équité entre tous les membres de la communauté. Enoncés par les sages puis appris par cœur par la communauté, les articles du droit coutumier 5 Ali Moussa Iye, Chapelet du destin (Nouvelles), Centre Culturel Français Arthur Rimbaud, 1997. 6 Ali Moussa Iye, Le Verdict de l’Arbre, le « Xeer issa » : étude d’une « démocratie pastorale », 360 p., bibl., éd. Cpte d’auteur, n.d. (vers 1990). 10
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