Gérard Potdevin LOGIQUE ET MATHÉMATIQUE Quintette Editions Quintette 5, rue d'Uzès 75002 Paris Tél. : (1) 42.36.26.62 Tous droits réservés Éditions Quintette Paris 1990 Dépôt légal : mars 1990 ISBN : 2-86850-028-5 ISSN : 1147-2839 INTRODUCTION Celui qui pense ignorer tout, ou à peu près, des mathémati- que ne met pourtant généralement pas en doute leur vérité ; et le lycéen de même, qui fait son problème ou étudie sa fonction : il peut s'inquiéter de la difficulté de ce qu'on lui demande, mais ne s'interroge guère sur ce qu'il convient d'entendre par « vérité », lorsque à ce substantif on accole l'adjectif « mathématique ». Ainsi, il paraît évident à tous que les mathématiques sont vraies ; parce qu'on nous l'a toujours dit, mais aussi et surtout parce que, lorsqu'on en a fait (ou si l'on continue d'en faire) on a pu ressen- tir ce sentiment d'évidence qui accompagne les démonstrations en forme et contraint l'acceptation de l'esprit. Mais de quelle « vérité » parle-t-on alors ? Une vérité n'est telle qu'à propos d'une réalité, d'un objet à laquelle elle est adéquate ; et lorsque j'affirme : « ce que je dis est vrai », ma phrase reste dénuée de sens si « ce » ne renvoie pas à autre chose que la phrase elle-même ; c'est pour- quoi on me demandera : « qu'avez-vous dit, qui soit susceptible d'être vrai ? », et « à propos de quoi l'avez-vous dit ? ». Ainsi, toute vérité requiert son objet et doit en être clairement distincte, faute de quoi on tomberait dans le non-sens. Parler de « vérité mathé- matique » suppose donc, semble-t-il, que l'on soit à même de dési- gner un objet dont cette science serait l'étude et que l'on dispose d'une procédure permettant de vérifier l'adéquation de ce qui est dit à cet objet. Une connaissance élémentaire des mathématiques suffit alors pour saisir le caractère problématique de l'idée de vérité mathé- matique. On nous a appris que le triangle dessiné au tableau est sans doute réel (d'une réalité sensible), mais que ce n'est pas le « vrai » triangle, lequel seul est l'objet des mathématiques. Soit. Mais alors qu'est-il au juste, où est-il ou d'où vient-il, quelle rela- tion l'unit à son image tout en l'en distinguant ? Et surtout com- ment puis-je être assuré que je dis quelque chose de vrai à son propos si je n'ai pas résolu mes premières questions ? Bertrand Russell, qui était à la fois mathématicien, philosophe et doué d'humour, en concluait que « les mathématiques sont la seule science où on ne sait pas de quoi on parle ni si ce qu'on dit est vrai ». Mais, du point de vue des mathématiques, ou plutôt de ceux à qui suffisent les évidences sommaires, une façon commode de résoudre la difficulté consisterait peut-être à renvoyer toutes ces questions à ceux-là mêmes qui les posent : les philosophes, puis- que après tout, l'expérience semble montrer que l'on peut « faire des mathématiques », et donc démontrer des « vérités mathéma- tiques », sans avoir pour autant résolu ces problèmes. Par « véri- tés » on désignera alors ces énoncés dont nous disions plus haut que leur démonstration contraint l'assentiment ; et, ce faisant, c'est dans la structure logique d'un « discours » que l'on situera cette vérité, tout en supposant pourtant que ce discours porte sur un objet autre que lui-même, puisqu'il semble échapper à ce cercle inadmissible d'un pur « ce que je dis est vrai ». Deux aspects d'une même question s'imposent ainsi à notre réflexion. D'une part : qu'est-ce qui fonde la certitude qu'engen- drent les mathématiques, quelle est sa nature ? Et, d'autre part : est-il possible que cette certitude soit fondée sans que soit éclai- rée la question du mode d'existence des objets sur lesquels elle porte ? I. QU'EST-CE QUI FONDE LA CERTITUDE MATHÉMATIQUE ? Les raisons invoquées communément pour justifier l'ensei- gnement des mathématiques sont très diverses, mais peuvent être organisées par référence à la distinction entre mathématiques appliquées et mathématiques pures. En effet : d'une part, cet ensei- gnement permet à chacun de refaire l'addition chez l'épicier ou à l'ingénieur d'effectuer les calculs requis par sa pratique ; d'autre part, l'exercice même de cette discipline, conçu alors pour lui- même et non en vue de son application, semble à beaucoup profi- table en ce qu'il constitue, dit-on, « une école de rigueur », l'enchaî- nement des propositions y réalisant une expression parfaite du raisonnement déductif. La rigueur déductive La notion de déduction, dans son usage habituel, est asso- ciée à deux idées : la certitude, d'une part, l'indépendance par rapport au sensible, d'autre part. En effet, pour reprendre la défi- nition qu'en propose le Vocabulaire d'A. Lalande, la déduction est d'abord l'« opération par laquelle on conclut rigoureusement, d'une ou de plusieurs propositions prises pour prémisses, à une proposition qui en est la conséquence nécessaire, en vertu des règles logiques »; cette opération étant effectuée sans faire appel à l'expé- rience sensible, dont le soutien non seulement n'est pas requis, mais de surcroît est explicitement rejeté. L'expérience sensible en effet ne nous permet jamais, par elle- même, de parvenir à la nécessité et à l'universalité du raisonne- ment déductif ; elle nous apprend qu'une chose est ou a été, mais non pas qu'elle doit être. Certes, nous pouvons bien induire (et nous ne cessons d'induire) à partir de cette base sensible des règles générales, règles qui peuvent même se révéler capables de diri- ger efficacement une pratique, mais cela sans pour autant dépas- ser les limites théoriques de toute induction. Ce n'est pas parce que j'ai constaté un certain nombre de fois une liaison entre des phénomènes que je suis en droit d'affirmer qu'il en est et sera toujours ainsi. Si je n'ai jamais vu que ces cygnes blancs, suis-je en droit d'induire qu'il n'en existe pas des noirs ? L'induction, à partir de quelques cas, conclut pour tout les cas, effectuant ainsi, toujours et nécessairement, ce que Kant appelle « une extension arbitraire de la valeur ». Aussi toute connaissance générale issue de l'expérience sensible et s'y limitant ne peut-elle dépasser les limites de plus ou moins probable. Mais précisément, peut-on dépas- ser les limites du sensible et du probable ? C'est à l'instauration d'un tel dépassement qu'est liée l'appa- rition des mathématiques, apparition que l'on situe généralement en Grèce, au VI siècle avant Jésus-Christ. Cette origine, comme toute origine historique de ce type, est l'expression d'un choix autant que d'un fait ; son assignation suppose que l'on néglige une certaine continuité pour mettre en évidence une rupture jugée essentielle. En effet : les procédures d'arpentage mises au point par les Egyptiens pour résoudre les problèmes de cadastre posés par les crues du Nil (comment retrouver les limites des champs après la décrue ?...) ou bien encore l'algèbre babylonienne ren- voient à des procédés et supposent une abstraction qu'il faut bien qualifier de « mathématiques ». Si, malgré cela, on assigne une origine grecque à cette science, c'est parce que l'essentiel ici réside dans la démarche consciemment effectuée et non dans des prati- ques (fussent-elles efficaces !) ou des procédés d'abstraction plus ponctuels. « L'originalité essentielle des Grecs consiste précisé- ment en un effort conscient pour ranger les démonstrations mathé- matiques en une succession telle que le passage d'un chaînon au suivant ne laisse aucune place au doute et contraigne l'assenti- ment universel » (N. Bourbaki, Eléments d'histoire des mathéma- tiques, Hermann, 1974, p. 10). C'est par cette contrainte ration- nelle, qui à la fois s'impose à l'esprit et pourtant en est issue, que la connaissance dépasse le caractère factuel et incertain de l'opinion singulière, le raisonnement déductif instaurant la pos- sibilité d'une conviction certes toujours individuelle en fait, mais fondée sur une compréhension en droit universelle et nécessaire. Je ne peux qu'accepter la démonstration correcte lorsque je l'ai comprise (nécessité) et je sais qu'il en irait de même pour tout esprit doué de raison (universalité). Dans cette perspective, c'est donc bien en termes de rupture qu'il faut penser l'origine des mathématiques. La différence entre la déduction rationnelle et l'induction empirique est de nature, non de degré, et c'est pourquoi dans son principe la vérité mathé- matique ne paraît pas susceptible de plus ou de moins ; elle est nécessaire et universelle ou n'est pas. Aussi, « dès les premiers textes détaillés qui nous soient connus (et qui datent du milieu du V siècle), le " canon " idéal d'un texte mathématique est bien fixé. Il trouvera sa réalisation la plus achevée chez les grands classiques, Euclide, Archimède et Apollonius ; la notion de démons- tration, chez ces auteurs, ne diffère en rien de la nôtre » (ibid., p. 10). On pense que cette méthode démonstrative fut élaborée par l'école pythagoricienne aux IV/VI siècles av. J.-C. et on en trouve la première expression achevée dans l'un des traités de mathé- matiques les plus célèbres : les Eléments, d'Euclide, ouvrage dont la fortune fut telle qu'il servait encore à l'enseignement de cette science au XVII siècle. Dans ce traité, Euclide ne fait pas œuvre originale en ce sens qu'à proprement parler aucune connaissance mathématique nouvelle ne s'y trouve probablement exposée. L'œuvre est pourtant fondamentale, car Euclide s'y livre à une organisation de l'essentiel du savoir mathématique (ou du moins géométrique) de son temps, conférant à des résultats jusqu'alors plus ou moins éclatés l'unité et la clarté d'une théorie déductive. Chaque terme propre à la théorie est défini (ainsi : « Le point est ce qui n'a pas de partie », « Une ligne est une longueur sans lar- geur », etc.). Chaque proposition est démontrée, à l'exception de quelques-unes qui sont données à titre de principes et dont Euclide demande l'acceptation. Ces dernières constituant, d'une part, les « Demandes » (dont la sixième, par exemple, dénonce ainsi : « Deux droites ne renferment point un espace »), d'autre part, les « Notions communes » (comme : « Les grandeurs égales à une même grandeur sont égales entre elles »). L'ensemble forme donc un système déductif : chaque théorème est une conséquence de propositions antérieures et permet de démontrer les propositions qui en dépendent, les divers éléments constituant un tout indissociable. Il peut sembler, et ce fut en tout cas le sentiment des Grecs, que l'on accède par la démonstration mathématique à un savoir d'un autre ordre que le savoir commun et dont la vérité est non seulement indiscutable, mais absolue, quasi divine. Presque per- sonne d'ailleurs, alors ou par la suite, ne chercha à remettre réel- lement en cause la vérité du savoir mathématique (même si par ailleurs ce qu'il faut entendre par « vérité mathématique » peut poser un problème). On trouve pourtant chez Platon une réserve essentielle à pro- pos du statut de ces vérités mathématiques. Il fait remarquer, à la fin du livre VI de La République, que les géomètres se bornent à poser par hypothèse l'existence du pair et de l'impair, des figu- res, etc., puis, ajoute-t-il « les prenant pour point de départ, par- courant dès lors le reste du chemin, ils finissent par atteindre, en restant d'accord avec eux-mêmes, la propositfon à l'examen de laquelle ils ont bien pu s'attaquer en partant » (510, d). La cohé- rence interne de la démarche et du discours, cet « accord avec eux-mêmes », résulte bien sûr de la nature du raisonnement déduc- tif qui est ici à l'œuvre ; mais Platon veut signifier que cette cohé- rence ne saurait suffire à garantir la vérité de l'ensemble de l'édi- fice, puisque les fondements de la démonstration ne possèdent qu'un statut hypothétique, n'ayant pas été eux-mêmes l'objet d'une démonstration. Il y a dans ce constat qu'effectue Platon tout autre chose que le « regret » communément exprimé à propos des mathé- matiques ; discipline dont on admire la certitude pour ajouter aus- sitôt qu'elle est bien vaine tant qu'elle demeure éloignée du sen- sible... C'est même une exigence diamétralement opposée qui est ici avancée : celle d'un savoir purement intelligible dont les mathé- matiques fournissent seulement l'image, le reflet certes suggestif (elles peuvent donc constituer en un sens un modèle) mais impar- fait. L'intention de Platon, lorsqu'il met l'accent sur ce que l'on peut appeler la « faiblesse » essentielle des vérités mathématiques, n'est donc pas davantage de développer une critique sceptique de ces vérités, mais plutôt de mettre en évidence l'insuffisance d'un savoir qui demeurerait purement hypothético-déductif (pour employer une expression moderne). Dans cette perspective, ce qui constitue une insuffisance des fondements rend nécessaire la recherche d'un principe authentique, situé sur un autre plan d'existence, qui ne soit pas simple hypothèse ; cette quête étant pour Platon du ressort de la philosophie entendue comme voie d'accès à ce principe ultime, « anhypothétique », identifié par le platonisme au « Bien en soi ». Cette critique ou du moins cette réserve platonicienne à pro- pos de l'insuffisance des fondements, ainsi que l'aspiration con- jointe à un savoir à la fois purement intelligible et réellement fondé demeurèrent historiquement une attitude isolée, ne constituant en tout cas pas pour les mathématiciens eux-mêmes un problème véritable, et cela pour deux raisons. La première est de l'ordre du constat. S'il est vrai qu'en mathématiques on ne peut pas tout démontrer et qu'il faut donc s'y appuyer sur des propositions en ce sens hypothétiques, c'est parce que, peut-on penser, c'est là comme ailleurs inévitable. Sans doute, comme l'écrit si bien Pascal dans l'Esprit de la géométrie, la véritable méthode, celle qui produirait des démonstrations abso- lument parfaites « consisterait en deux choses principales : l'une, de n'employer aucun terme dont on n'eût auparavant expliqué nettement le sens ; l'autre, de n'avancer jamais aucune proposi- tion qu'on ne démontrât par des vérités déjà connues ; c'est-à- dire, en un mot, à définir tous les termes et à prouver toutes les propositions ». Mais, ajoute-t-il, cette belle méthode est absolu- ment impossible, car les premiers termes et les propositions pre- mières toujours « en supposeraient d'autres qui les précédassent ». Il apparaît ainsi que l'exigence déductive, réduite en quelque sorte à ses seules armes, se trouve engagée dans un processus de régres- sion à l'infini, qui se révèle contradictoire et donc autodestruc- teur ; comme l'avait déjà relevé Aristote : exiger la démonstration des principes sur lesquels se fonde la démonstration, c'est rendre impossible toute démonstration (Cf., par exemple, Métaphysique, Livre IV, chapitre 4). Par conséquent, on peut discuter la ques- tion de savoir si tel ou tel principe est réellement (en droit)