ÉpÏMÉTitÉE Essais philosophiques Collection dirigée par Jean HYPPOLITE LOGIQUE ET EXISTENCE ESSAI SUR LA LOGIQUE DE HEGEL par Jean HYPPOLITE PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE xo8, BouLEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS VIe DU Mf.;ME AUTEUR l a Phénoménologie de l'esprit, traduction et notes, Aubier, éd. Montaigne, t. I, '9 9; t. Il, 1941. Gmise et structure de la phénoménologie de Hegel, Aubier, éd. Montaigne, 1947, Introduction à la philosophie de l'histoire de Hegel, Rivière, 1948. DÉ:POT LÉ:GAL pe édition· 4e trimestre 1952 TOUS DROITS de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays COPYRIGHT by Presses Universitaires de France, 1953 •.:""'""r"'..,.-Uu·r ~· li···~-:.J ~ 1 i Univers[ Arnstordam. PREMIÈRE PARTIE LANGAGE ET LOGIQUE INTRODUCTION (l) La Logique hégélienne part d'une identification de la pensée et de la chose pensée. La chose, l'être, n'est pas au delà de la pensée, et la pensée n'est pas une réflexion subjective qui serait étrangère à l'être. Cette logique spéculative prolonge la logique transcendentale de Kant en exorcisant le fantôme d'une chose en soi, qui hanterait toujours notre réflexion et limiterait le savoir au profit d'une foi et d'un non-savoir. Le savoir absolu signifie l'élimination de principe de ce non-savoir, c'est-à-dire d'une transcendance irréductible par essence à notre savoir. La Phénoménologie démontre concrètement, par une recollection de l'expérience humaine, que le savoir et l'Absolu se confondent; sans doute est-il nécessaire pour effectuer une telle démonstration d'approfondir la notion du savoir et celle de l'être absolu, de montrer concrètement, c'est-à-dire par une description de l'expérience, l'erreur presque naïve qui fait de la connaissance et des concepts un milieu intermédiaire ou un instrument, mais cette dénon ciation d'une erreur naïve ne se fait pas par des arguments d'école, elle se fait plutôt par un retour << aux choses elles-mêmes », par une naïveté authentique qui écarte les fausses interprétations et se contente d'enregistrer leur naissance nécessaire. Le savoir absolu n'est pas différent du savoir immédiat dont part la Phénoménologie; il en est seulement la vraie prise de conscience. Empirisme et philosophie rationnelle ne s'opposent pas. L'invention dialectique n'est qu'une (1) Parmi les ourtages contemporains dont nous nous sommes inspirés, citons R. KRONER, Von Kant bis Hegel, et les ouvrages de G. R. G. MURE sur Hegel, A study of Hegel's Logic. 4 LOGIQUE ET EXISTENCE découverte de l'être; elle ~'est pas une construction plus ou moins arbitraire, et la démonstration dialectique fait corps avèc la réalité qui s'interprète et se réfléchit elle-même dans un langage plein de sens. La préface de la Phénoménologie, peut-être le plus bel exposé de la philosophie hégélienne, donne sur ce point des indications aussi denses que significatives. L'objet propre de la philosophie, dit Hegel, c'est la réalité effective (Wirklichkeit), cette catégorie de la Logique qui désigne l'unité concrète de l'essence et de l'apparence, cette mani festation qui ne manifeste qu'elle-même et éprouve sa nécessité non dans une intelligibilité séparée, mais dans son propre mouvement et développement. Que cette réalité se comprenne elle-même et s'exprime comme langage humain, c'est ce que Hegel nomme le concept ou le sens, déjà immanent à l'être du savoir absolu, dont il dit qu'il « est la réflexion, qui, elle~ même simple, est pour soi l'immé qiateté comme telle, l'être qui est la réflexion en soi-même » (1). Le langage humain, le Logos, est cette réflexion de l'être en soi-même qui reconduit toujours à l'être, qui se referme toujours sur soi indéfi niment, sans qu'il y ait jamais lieu de poser ou de postuler une transcendance distincte de cette réflexion interne, un au-delà qui ne se réfléchirait pas complètement, ou une réflexion qui seulement médiatrice serait à côté de l'être. L'ultime dessein de Hegel est peut-être cette fusion complète de l'immé9iat et de la médiation, de la réalité et du sens, qui conduit à une évidence vécue, à une démons tration qui n'est que le mouvement même de la réalité : Car la << médiation n'est pas autre chose que l'égalité avec soi-même se mou vant. »Quant à la philosophie elle ne s'occupe pas de démonstrations extrinsèques comme le sont pour Hegel les démonstrations mathé matiques, dans lesquelles la médiation est un intermédiaire entre des unités inertes qu'il faut composer ou décomposer du dehors, (1) Phénoménologie, trad. franç., Aubier, I, p. 24; nous dirons plus simplement Phénoménologie. INTRODUCTION mais de ces démonstrations dans lesquelles c'est l'immédiat lui-même qui se montre comme médiation (de soi) et la médiation qui se révèle le véritable immédiat, l'être qui est sens et le sens qui est être, par une réflexion qui est simultanément un développement et un retour à soi. « Ce n'est pas l'abstrait, ou ce qui est privé de réalité effective qui est l'élément ou le contenu de la philosophie, mais c'est l'élément réel, ce qui se pose soi-même, ce qui vit en soi-même, l'être-là qui est dans son concept. .. » « La manifestation est le mouvement de naître et de périr, mouvement qui lui-même ne naît ni ne périt, mais qui est en soi et constitue la réalité effective et le mouvement de la vie de la vérité (1). »C'est la temporalité qui est éternelle, c'est-à-dire ce mouvement perpétuel de la manifestation qui implique l'échange de l'avenir et du passé, du sens et de l'être, et comme la permanence présente de cet échange qui est réflexion interne. Il apparaît alors que la plus haute forme de l'expérience humaine (et il n'y a rien qui soit en dehors de l'expérience humaine), c'est la révélation de l'identité de l'être et du savoir, c'est la pénétration dans la structure de cette conscience de soi universelle au sein de laquelle l'être se dit, s'exprime, énonçant aussi bien la chose dont on parle que le moi qui parle. Suivre ainsi le mouvement de la catégorie se diversifiant en catégories, en moments ou nœuds particuliers d'une chaîne dialectique, c'est faire une logique de la philosophie, et tel est bien le sens de l'entreprise hégélienne. Mais ce discours que le philosophe fait sur l'être est aussi bien le discours même de l'être à travers le philosophe. Ceci suppose d'abord une explicitation d'une philosophie du langage humain éparse dans les textes de Hegel : Les formes de la pensée trouvent leur exposition et leur être dans << le langage de l'homme. Dans tout ce qui devient son intériorité, sa représentation en général, on retrouve l'intervention du langage et dans ce langage on trouve les catégories, c'est ainsi que l'homme (r) Phénom6nologie, I, p. {O. 6 LOGIQUE ET EXISTENCE pense tout naturellement selon la logique, ou plutôt que la logique constitue sa nature même ( 1 ). )) Mais comment le langage humain peut-il être (( cette voix qui se connaît quand elle sonne n'être plus la voix de personne n? Comment l'être peut-il se dire en l'homme, et l'homme devenir par le langage conscience universelle de l'être? Il faut, pour tenter de répondre à cette question primordiale, exorciser le fantôme du non-savoir, comme d'un ineffable, montrer comment le langage humain se constitue comme l'être-là de l'esprit et le sens de l'être, et enfin écarter par là-même la notion d'un langage propre ment technique qui ne serait pas à la fois sens et langage, mais calcul extrinsèque, maniement extérieur des signes. Pourquoi faut-il pré férer les logoï aux matbemata comme expression vivante de l'être ? Cette dernière partie de la question permet de voir dans le langage humain le médium même de la dialectique. (1) Wissenschaft der Logik (nous dirons plus simplement Logique en renvoyant à l'édition Lasson), I, p. 9·
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