Centre de sociologie des Organisations CNRS - FNSP Pierre FRANCOIS En collaboration avec Séverine Maublanc et Guillaume Lurton LES TRAJECTOIRES D’INSERTION PROFESSIONNELLE DES SORTANTS DE CONSERVATOIRE ENQUETE QUALITATIVE RAPPORT FINAL Octobre 2005 Ministère de la culture Direction de la musique, de la danse, des théâtres et des spectacles 1 INTRODUCTION La présente étude porte sur les trajectoires d’insertion professionnelle des diplômés de conservatoire en France. Depuis une quinzaine d’années, une série de travaux monographiques (Coulangeon, 1999 ; Lehmann, 2002 ; François, 2005) ou plus généraux (Coulangeon, 2004 ; Menger, 2005) ont permis d’étoffer notre connaissance du monde musical professionnel. Le propos de cette étude est de concentrer l’attention sur un aspect particulier du marché du travail des musiciens : celui de l’insertion professionnelle des musiciens. Autrement dit, il ne s’agit pas d’affiner notre connaissance du marché du travail musical en nous concentrant sur l’un des segments que l’on peu a priori y repérer (jazz, musique actuelle, orchestres permanents, musique du monde, etc.), mais de regarder dans le détail un moment particulier de la carrière des musiciens, celui où ils deviennent des musiciens professionnels. Plus précisément, cette étude ne porte pas sur l’ensemble des musiciens, mais sur les diplômés de conservatoire. Une fois posé cet objet, quelques précisions s’imposent. Qu’entend-on, tout d’abord, par professionnels ? On parlera d’activité professionnelle pour désigner l’exercice d’un métier, fondé sur une compétence dont la rémunération suffit à attester l’existence1. Le marché du travail musical est un marché très profondément segmenté – une partie de nos développements seront d’ailleurs consacrée à la description de ces segments – mais on peut, autant par commodité que par nécessité, rappeler que la principale segmentation est celle qui oppose l’interprétation et l’enseignement. Cette segmentation, dont on a pu ailleurs retracer l’histoire (Erhlich, 1985 ; François, 2004) ne signifie nullement, cela va de soi, que les musiciens soient nécessairement spécialisés sur l’un ou l’autre de ces segments : très souvent, on va le voir, les musiciens effectuent tout ou partie de leur carrière en menant en parallèle une activité d’enseignant et un activité d’interprète. Si donc cette segmentation structure fortement le marché du travail musical, c’est d’abord qu’elle renvoie à de activités fondamentalement différentes (même si nombre de musiciens souligne les liens qui peuvent exister entre les deux) ; c’est ensuite que les modalités d’allocation de la main d’œuvre y obéissent à des principes différents, que les ressources n’y sont pas les mêmes, en un mot que mener une carrière sur l’un n’implique pas nécessairement que l’on circule sur l’autre – même si, à nouveau, les mécanismes qui y sont à l’œuvre peuvent être étrangement comparables. Etudier l’insertion professionnelle des sortants de conservatoire revient donc à travailler sur l’insertion, éventuellement simultanée, sur deux marchés, le marché du travail de l’interprétation et le marché du travail de l’enseignement. 1 C’est la définition que nous utilisons notamment dans François (2004a, 2005). 2 On dispose, sur le premier marché, d’une vue désormais panoptique offerte par l’enquête menée par Philippe Coulangeon (2004). L’un des premiers constats avancés par cette enquête tient à la formidable expansion du marché du travail des interprètes, dont Coulangeon montre qu’elle est portée avant tout par la croissance de l’emploi intermittent et, comme c’est classiquement le cas pour les marchés du travail adossé au régime de l’intermittence, qu’elle est fondamentalement déséquilibré : l’emploi musical croît, mais le chômage croît plus vite encore. Nous reviendrons en détail, à partir du chapitre trois, sur les résultats de Coulangeon. On ne dispose en revanche que de peu d’informations sur le marché du travail de l’enseignement – les travaux pionniers d’A. Hennion (Hennion, 1988 ; Hennion et al., 1983) sur le travail des enseignants n’abordaient pas la question du fonctionnement de leur marché du travail. Les éléments que nous présenterons ici seront donc une manière de défrichage d’un sujet qui n’a été abordé, jusqu’ici, que marginalement2. Si l’on veut donner une indication extrêmement cavalière et a priori de la situation de ces deux marchés tels qu’ils nous sont apparus au cours de cette enquête – et tels que nous les décrirons beaucoup plus en détail au cours de ce rapport – on peut très schématiquement insister sur deux tendances. Tout d’abord, l’ensemble des acteurs qui interviennent sur ces marchés s’accordent à reconnaître que le niveau moyen des candidats au professionnalisme musical, sur les marchés dont nous parlons, est désormais extrêmement élevé. Sans doute, les exigences de niveau sont-elles inégales selon les segments des marchés dont nous parlons, mais, et c’est un point que nous serons appelés à de nombreuses reprises, le niveau moyen des jeunes musiciens semble s’être considérablement apprécié au cours de ces trente dernières années. Seconde tendance, qui découle à certains égards de la première : la concurrence à laquelle les musiciens doivent désormais faire face est extrêmement rude, l’insertion professionnelle constitue un temps délicat et ardu dont il n’est pas sûr qu’il débouche, à terme, sur une situation socialement et économiquement satisfaisante pour le jeune musicien. Avant de préciser ce que nous entendons par « insertion professionnelle », il nous faut d’abord apporter quelques précisions sur la population qui a été retenue dans cette étude. Nous avons décidé de travailler sur les « sortants de conservatoire ». L’architecture de la formation musicale spécialisée en France, sur laquelle nous reviendrons dès le premier chapitre, réserve à deux institutions, et à elles seulement, la formation de professionnels : le CNSM de Paris et le CNSM de Lyon. Nous avons choisi de faire porter notre étude sur les sortants de ces deux institutions, en leur ajoutant des sortants de CNR non nécessairement passés par l’un des CNSM. Cet élargissement de la population de notre étude reposait sur un double constat : d’abord, certains établissement (principalement en région parisienne, mais également dans certaines grandes villes de province) ont vu la mission de tout ou partie de leurs classes se décentrer progressivement, et accueillir de plus en plus élèves dont le niveau et la vocation les destinaient d’évidence au professionnalisme ; ensuite, dès lors que le regard se détourne des seuls emplois les plus prestigieux de la musique savante pour se porter vers la très importante population des musiciens spécialisés dans les musiques actuelles, le passage par un CNSM perd de son caractère impératif pour devenir une exception. Concentrer son attention sur la population des sortants de CNR permettait par conséquent de décrire et d’analyser les trajectoires des musiciens passés par le système de formation et devenus depuis professionnels sans être toutefois passés par le CNSM, que ces musiciens se soient spécialisés dans le domaine de la musique sérieuse ou dans celui des musiques populaires. A ces deux raisons s’en ajoutait une troisième : la population des sortants de CNR est très mal connue. Alors que l’on dispose, sur les anciens des CNSM, des travaux réalisés par E. Scheppens (1993), la population des sortants de CNR n’a fait l’objet d’aucune étude, alors que les CNR 2 Voir malgré tous quelques indications ponctuelles sur les enseignants spécialisés dans la musique ancienne, dans François (2005), ainsi que les remarques déblayant les procédures complexes de recrutement proposées par Spieth 3 contribuent à former des musiciens, dont certains de très haut niveau, et qu’ils constituent l’une des l’armatures fondamentales de l’enseignement musical en France. Il est clair, toutefois, que l’ensemble des diplômés de CNR, ne deviennent pas des musiciens professionnels. Aussi avons-nous procédé à rebours, en repérant des musiciens exerçant effectivement leur activité en professionnels et en retenant, en leur sein, ceux qui sont passés par les CNR, par les CNSM ou par aucune de ces formations. En nous concentrant sur les sortants de conservatoire, l’un de nos objectifs, nous nous en expliquerons plus loin, était de repérer le rôle joué par les structures de formation dans l’insertion de leurs étudiants. Sans que le dispositif mis en œuvre dans le cadre de cette enquête qualitative permette de mesurer de manière robuste l’effet, toutes choses égales par ailleurs, du passage par un CNR ou un CNSM, nous apportons ici un certain nombre de résultats sur le rôle joué par les conservatoires dans l’insertion de leurs musiciens – notamment dans la constitution d’un portefeuille de ressources plus ou moins pertinentes pour circuler sur les différents marchés qui s’ouvrent à eux. Si l’on en vient maintenant à tenter de préciser ce que nous entendons pas « insertion professionnelle », il nous faut entrer plus avant dans l’explicitation de nos hypothèses. Nous nous proposons d’étudier les trajectoires des sortants de conservatoire : comment ceux-ci circulent d’un emploi à l’autre, comment accumulent-ils de l’expérience, des contacts, comment se constituent-ils une réputation – quelle est, en un mot, la physionomie de leurs débuts de carrière ? Nous proposons de mener l’étude de ces trajectoires en mobilisant les outils proposés par P.-M. Menger (1989, 2005), pour qui les carrières des artistes peuvent se comprendre comme des trajectoires le long desquels les acteurs composent et recomposent un portefeuille d’activités, d’employeurs et de ressources. C’est en partant de cette perspective que nous allons proposer de définir ce qu’est l’insertion d’un musicien à un marché du travail : nous posons comme hypothèse que l’on pourra dire d’un musicien qu’il est inséré quand la composition de son portefeuille d’activités tend à se stabiliser. De toutes évidences on ne peut assimiler insertion et accession à un emploi permanent : outre que la plupart des musiciens ne disposent jamais, au cours de leur carrière, d’un poste de salarié permanent – compte tenu de l’importance de l’emploi intermittent dans ce secteur, désormais, nous montrerons aussi que l’accès à un poste permanent d’enseignant ou – plus rarement – d’interprètes n’implique pas que le musicien s’y stabilise – il peut au contraire en changer, s’en extraire, le quitter pour en obtenir un autre. Dire de l’insertion qu’elle est accomplie quand le portefeuille d’activités du musicien est stabilisé permet de dégager un critère simple permettant de la saisir comme une dynamique et de concentrer l’attention moins sur l’état final, toujours délicat à cerner, que sur le processus, progressif, qui permet de le dégager. Nous le disions plus haut : nous concentrer sur les sortants de conservatoire doit notamment nous permettre de cerner le rôle des structures de formation dans l’insertion professionnelle de leurs étudiants. Deux critiques à l’articulation paradoxale leur sont fréquemment adressées (cf. notamment les citations proposées dans Lehmann, 2002) : d’un côté, l’architecture pyramidale des conservatoires et la pédagogie d’excellence qui y est pratiquée seraient objectivement tendues vers la formation de musiciens virtuoses et négligeraient la pratique amateur de la musique. D’un autre côté, pourtant, les musiciens formés dans les conservatoires auraient du mal à s’insérer sur un marché du travail qui leur fournisse un emploi correspondant à leurs aspirations. Cette difficulté tiendrait notamment au décalage entre les aspirations des musiciens qui se destineraient le plus souvent aux emplois de solistes, et le marché du travail qui leur réserve le plus souvent (quand ils peuvent effectivement exercer comme musiciens interprètes) des postes de musiciens d’orchestres ; elle renverrait ainsi plus largement au décalage qui existerait entre les flux de musiciens sortant des conservatoires et les capacités d’absorption du marché du travail. Ces deux 4 critiques, fondamentales – et souvent virulentes dans la bouche des musiciens – sont assez peu étayées par des études qui viendraient les confirmer par des données objectives. Alors que la première a été discutée dans une série de travaux au milieu des années 19803, la seconde a été assez peu étayée. Au risque d’être excessivement schématique, nous souhaiterions présenter ici trois hypothèses de travail pour guider notre réflexion sur les modalités d’articulation des structures de formation et du marché de l’emploi des musiciens : 1) Les structures de formation peuvent tout d’abord s’appréhender comme les lieux de constitution d’une compétence qui soit ensuite mobilisable sur le marché du travail par les musiciens et par leurs employeurs. Autrement dit, notre première piste d’investigation reprend l’idée classique qui veut que les structures de formation puissent s’analyser comme des lieux de constitution et d’accumulation du capital humain4. Dans le cas particulier de la formation musicale, on peut de prime abord signaler un paradoxe : plus encore que dans d’autres domaines artistiques, la pratique musicale professionnelle suppose l’acquisition d’une très forte compétence technique ; pourtant, cette compétence, ainsi qu’on peut le voir dans les études spécifiques que nous citions plus haut, ne résume pas la totalité de ce qu’un musicien doit mobiliser dans ces situations de travail5 – comment les musiciens parviennent-ils à convertir la compétence acquise en conservatoire en savoir-faire mobilisable en situation de travail ? 2) Les structures de formation peuvent également se comprendre comme des filtres dont la fonction essentielle est de signaler aux employeurs la compétence des entrants sur le marché du travail en leur octroyant des labels6 – diplômes, concours, etc. Là encore, la situation du marché du travail des musiciens est a priori paradoxale : d’un côté, en effet, les structures de formation sont fortement hiérarchisées et certains labels, comme les prix du Conservatoire de Paris, ont longtemps contribué à structurer très fortement la profession ; pourtant, un regard sommaire sur les procédures d’embauche des musiciens dans les postes d’enseignants ou de musiciens interprètes montre que l’acquisition de ce label ne garantit en rien l’accès à un emploi, comme ce peut être le cas sur d’autres segments de l’enseignement supérieur (que l’on songe en particulier aux élèves issus des grandes écoles d’Etat qui sont recrutés dans la fonction publique dès leur réussite au concours). 3) Enfin, les structures de formation jouent un rôle dans l’insertion sur le marché du travail en ce qu’elles permettent de nouer des relations qui pourront s’avérer décisives lors de l’entrée sur le marché, ou pour faciliter la circulation des musiciens d’un emploi à l’autre. Le rôle des relations interpersonnelles sur les marchés du travail a été abondamment étudié au cours des trente dernières années7 ; dans le cas des marchés du travail artistique, cette dimension a été au centre des études consacrées aux marchés du travail des intermittents8, et les études que nous citions plus haut (dans le cas du jazz et de la musique ancienne notamment) ont montré le rôle très important des relations interpersonnelles sur le marché du 3 On pourra se reporter en particulier aux travaux d’Antoine Hennion réalisés au Centre de Sociologie de l’Innovation de l’Ecole des mines : Hennion et al., 1983 ; Hennion et Schnapper, 1986 ; Hennion, 1888. 4 Voir en particulier les ouvrages fondateurs de Becker (1983) et Schutz (1963). 5 Ne serait-ce, par exemple, que parce que l’apprentissage s’effectue le plus souvent dans un cadre individuel alors que la pratique implique le plus souvent un collectif et met par conséquent en jeu des compétences que le conservatoire ne permet pas nécessairement d’acquérir (sur ces points, voir par exemple Schütz, 1984 ; Lehmann, 1995 ; François, 2002.) 6 Sur la « théorie du filtre », voir notamment les contributions de Arrow (1973), Spence (1973, 1974). 7 Voir notamment les études fondatrices de Granovetter (1973, 1995). 8 Menger (1989) définit le cadre général de ces études, et insiste notamment sur le rôle joué par les relations interpersonnelles dans le déroulement des carrières des artistes intermittents. 5 travail des musiciens. La situation, là encore, est cependant assez ambivalente : d’un côté en effet, les relations nouées durant les années de formation sont susceptibles de jouer fortement sur les modalités d’insertion et de circulation sur le marché du travail ; d’un autre côté, cependant, l’embauche des musiciens à certains postes (notamment les postes de musiciens interprètes permanents et d’enseignants en conservatoires) repose sur des procédures formelles (concours, auditions, etc.) qui sont a priori irréductibles aux liens tissés au conservatoire. Pour comprendre la méthode que nous avons employée dans cette enquête, il nous faut tout d’abord la replacer dans le dispositif plus général au sein duquel elle s’insère. Nous avons commencé par proposer, dans un précédent rapport, un bilan des enquêtes menées par les structures de formation sur les trajectoires de leurs anciens élèves. La présente enquête constitue le second volet d’un dispositif qui doit être complété par la passation de deux questionnaires sur un panel de sortants de conservatoires. La présente étude se donne donc deux objectifs distincts, qu’il faut conserver à l’esprit pour en lire les résultats : 1/ Il s’agit tout d’abord de mettre au jour des mécanismes, renvoyant par exemple aux stratégies concurrentielles des acteurs ou aux logiques d’appariement, que les enquêtes quantitatives peuvent difficilement mettre au jour. De ce point de vue, certains des résultats que nous proposons ici sont, nous l’espérons, auto-suffisants, et pourront étayer les points aveugles potentiels de l’enquête quantitative ; 2/ Il s’agit ensuite de proposer des réflexions exploratoires devant permettre de définir les points sur lesquels l’enquête quantitative doit permettre d’apporter des conclusions plus définitives. Dès lors, et délibérément, nous avons parfois laissé en suspens – en le signalant – certaines conclusions que l’on ne peut pour l’instant tirer de notre matériau. Cette mise en suspens est délibérée, et doit se comprendre en conservant à l’esprit que cette enquête n’a pas été conçue pour être auto-suffisante mais qu’elle doit au contraire se compléter d’une investigation quantitative, que nous devrions mener avec Philippe Coulangeon. L’enquête dont nous proposons les résultats repose donc sur plusieurs campagnes d’entretiens, menées auprès des différents acteurs du marché du travail : jeunes musiciens (une soixante d’entretiens biographiques), enseignants (une vingtaine), employeurs (une vingtaine), « intermédiaires divers » (agents, responsables de festivals de jeunes, responsables d’académies, etc. – une vingtaine également). Par ailleurs, deux chantiers spécifiques ont été menés : l’un, par Séverine Maublanc, portait sur l’insertion des jeunes musiciens en région Midi-Pyrénées. L’autre, par Guillaume Lurton (qui constitue la matière du chapitre cinq) sur le rôle des structures intermédiaires (académies, concours, productions jeunes talents, structures d’accompagnement). La présente étude présente la synthèse de l’ensemble des entretiens effectués dans le cadre de ces différents chantiers. Nous présentons dans les deux premiers chapitres les enjeux liés à la formation des musiciens : dans le chapitre 1, nous décrivons leur trajectoire de formation avant, dans le chapitre 2, de nous arrêter sur le rôle des structures de formation dans l’orientation de leurs étudiants. Les trois chapitres suivants sont consacrés à l’étude du marché du travail de l’interprétation : le chapitre 3 décrit les segmentations de ce marché et les stratégies de recomposition du portefeuille d’activités des musiciens ; le chapitre 4 analyse les ressources mobilisées par les musiciens dans leurs stratégies concurrentielles ; le chapitre 5 s’arrête brièvement sur le rôle des équipements des trajectoires d’insertion. Le dernier chapitre, enfin, s’intéresse aux trajectoires d’insertion sur le marché du travail de l’enseignement. 6 CHAPITRE 1 – LES TRAJECTOIRES DE FORMATION L’objet de ce chapitre est de faire le point sur les parcours de formation des musiciens qui se destinent à une carrière professionnelle. Si l’on veut réfléchir sur les parcours d’insertion sur le marché du travail des musiciens, un tel détour est nécessaire pour au moins trois raisons. Tout d’abord, parce que les trajectoires de formation et les trajectoires d’insertion sont pour partie confondues : les musiciens commencent à travailler jeunes, bien avant la fin de leurs études – et loin que ces premiers emplois soient seulement des sources de revenus d’appoint (ce qu’ils sont aussi, assurément), ils constituent aussi les premiers pas de l’orientation professionnelle des acteurs, et jouent à ce titre un rôle qui peut être décisif. Ensuite, nous devons chercher à comprendre comment se constitue la compétence du musicien. Nous prendrons dans des chapitres ultérieurs la mesure exacte du poids de la compétence, technique et musicale, dans l’insertion professionnelle du musicien ; nous nous situons ici en amont de cette question : comment cette compétence est-elle constituée, et plus précisément – et plus simplement – quelles sont les compétences que les musiciens acquièrent au cours de leur formation ? Enfin, nous commencerons d’aborder dans ce chapitre l’une des questions que nous retrouverons dans d’autres développements de ce rapport : sur le marché des musiciens, quel est le poids des réputations, individuelles et institutionnelles ? Quand nous analyserons le marché du travail des interprètes ou des enseignants, nous détaillerons la manière dont peuvent jouer ces réputations, celle du musicien et celle du diplôme, sur les différents segments du marché du travail des musiciens ; à nouveau, la question que nous abordons dans ce chapitre se situe en amont de ces interrogations : si l’on admet que les musiciens peuvent venir chercher des stigmates et des marqueurs au moins autant que des compétences quand ils décident d’aller se former dans telle ou telle institution ou auprès de tel ou tel professeur, et si l’on retient l’hypothèse que la réputation d’une institution ou d’un enseignant peut éventuellement constituer une ressource pour le musicien sur le marché du travail, alors il faut comprendre comment – i.e., à l’aune de quels critères et sous quel type de contraintes – le capital réputationnel des musiciens est constituée durant leur parcours de formation. Nous l’avons dit : nous nous intéressons aux trajectoires de formation des musiciens qui se destinent à une carrière professionnelle. Comme nous allons le voir, le repérage de telles trajectoires ne va pas de soi : les deux CNSM constituent les deux seules institutions explicitement et spécifiquement dédiées à la formation de musiciens professionnels, mais on ne peut réduire l’analyse à ces deux institutions. D’abord, parce qu’il existe un amont et un aval du CNSM : il faut comprendre comment on en vient à entrer dans un CNSM, il faut aussi comprendre comment se déploient les formations après qu’on en est sorti. La première question (comment en vient-on à intégrer un CNSM ?) est particulièrement décisive : en effet, la décision de devenir professionnel est le plus souvent prise avant de commencer à préparer un CNSM – si l’on veut comprendre comment la vocation vient aux musiciens, il faut reconstituer la trajectoire biographique de individus en se plaçant parfois 7 très en amont de l’entrée à Paris ou à Lyon. Ensuite, si les CNSM constituent ce qu’il est convenu d’appeler « la voie royale », il n’en reste pas moins que tous les musiciens professionnels qui exercent en France ne sont pas nécessairement passés dans leurs murs : autant qu’un amont et un aval, il nous faut donc aussi détailler l’à-côté des CNSM – comment devient-on professionnel quand on n’emprunte pas ces deux institutions explicitement dédiées aux professionnels ? De toutes ces remarques, il découle qu’il est impossible de retenir a priori une ou des filières dont on pourrait dire qu’elles sont explicitement dédiées à la formation au professionnalisme et dont on pourrait penser qu’en se concentrant sur elles, on pourrait identifier sans mal la population des musiciens qui se destinent à faire de le musique leur métier. Une partie des institutions dont nous allons parler participent de la formation d’amateurs, et l’un des objectifs de l’analyse est de comprendre comment, de cette population indifférenciée d’apprentis musiciens, certains vont s’extraire pour s’inscrire sur des trajectoires que l’on peut a posteriori repérer comme des formations destinées aux professionnels. C’est d’ailleurs l’un des points que nous allons mettre en évidence dans ce chapitre : l’architecture mise en place par le plan Landowski et par ses aménagements successifs, qui octroie aux seuls conservatoires supérieurs la formation de professionnel, a été progressivement distordue par la composition de stratégies institutionnelles et de trajectoires individuelles qui ont installé certains CNR (voire les départements de certaines ENM) comme les étapes plus ou moins obligées d’une formation professionnelle. Pour nous retrouver dans ce maquis d’institutions dont les missions se brouillent parfois, nous utilisons un fil d’Ariane qui nous permet de faire le départ entre les tâches de facto remplies par les unes et les autres : nous interrogeons des musiciens qui ont une activité professionnelle incontestable, et nous retraçons leur trajectoire de formation en nous efforçant d’identifier les points d’articulation et les critères d’orientation qui l’ont progressivement bâtie. Nous pouvons ainsi, inductivement, repérer les institutions qui jouent un rôle dans la formation des professionnels. Nous commencerons par détailler l’offre de formation utilisée par les musiciens qui sont aujourd’hui professionnels, avant de nous arrêter sur les processus qui président à la construction de leur compétence. 1/ L’OFFRE DE FORMATION Dans notre description de l’offre de formation, nous nous concentrons sur la formation en établissements spécialisés (conservatoires nationaux et supérieurs, écoles de musique, etc.), en laissant de côté, pour l’essentiel, l’enseignement général ou universitaire. Nous réservons par ailleurs la description des formations aux postes d’enseignants (dans les CEFEDEM notamment) au chapitre que nous consacrons au marché du travail de l’enseignement – le plus souvent, les étudiants des CEFEDEM ont effectué tout ou partie de la scolarité que nous allons décrire ici : autrement dit, ce chapitre est consacré à la description de ce que l’on pourrait tenir comme le « tronc commun » des apprentis professionnels. Nous commencerons par décrire brièvement l’architecture des institutions d’enseignement telle qu’elle a été mise en place par le plan Landowski au milieu des années 1960 ; nous nous arrêterons ensuite plus en détail sur le contenu des deux principaux niveaux qui interviennent dans la formation des musiciens professionnels : les CNSM et les CNR. 8 A/ L’architecture formelle de l’offre de formation Jusqu’aux années 1960, l’offre d’enseignement musical spécialisé en France était le résultat de la sédimentation d’initiatives locales qui, au cours des décennies, avaient permis de fonder dans telle ou telle ville des structures d’enseignement plus ou moins ambitieuses. Une seule institution faisait exception : le conservatoire national supérieur de Paris flottait, plus qu’il ne trônait, au-dessus de ce maillage désordonné et hétérogène d’institutions, depuis plus de cent cinquante ans. Les défauts de ce maillage désarticulé du territoire étaient connus de longue date : l’offre d’enseignement était elle-même très inégale, certaines villes bénéficiaient d’une offre institutionnelle conséquente, d’autres devaient se rabattre sur les cours particuliers ; par ailleurs, le niveau de l’enseignement musical dispensé dans les différentes villes était très hétérogène. L’un des objectifs du plan Landowski, défini au milieu des années 1960 par le directeur de la musique d’André Malraux, était d’homogénéiser l’offre musicale sur l’ensemble du territoire, aussi bien quantitativement que qualitativement. Le plan Landowski avait deux volets principaux9 : la mise en place d’orchestres permanents et l’installation de structures d’enseignement musical spécialisées. Landowski (1996) explique ainsi que cette politique avait pour but de « diffuser beaucoup mieux et s’assurer de la qualité », et de « construire, région par région, des entités musicales complètes ayant un conservatoire de qualité, un orchestre symphonique de qualité, un théâtre lyrique de qualité, ainsi qu’un certain nombre d’éléments de plus ou moins grande importance » (p. 118). Ce plan reposait sur deux idées principales : l’infrastructure jusque là inexistante de la musique en France devait reposer sur un maillage étroit du territoire et sur une hiérarchisation des institutions. Landowski (1996) rappelle ainsi : « J’ai expliqué (c’est une vérité toujours d’actualité) que si l’on veut aller très haut, s’il faut qu’une pyramide tienne avec une pointe élevée, il faut une base large et solide. Donc, pour avoir un très bel orchestre international à Paris, il fallait en avoir un grand nombre en France » (p. 117). L’organisation de l’offre de formation reposait sur des principes homologues : pour que le CNSM de Paris tienne son rang au sein des grandes structures de formation internationales, il fallait qu’il prenne place au sommet d’une pyramide d’institutions de formations. Ainsi, le plan Landowski a mis en place une structure pyramidale, au sommet de laquelle trône le CNSM de Paris, rejoint au début des années 1980 par celui de Lyon. Viennent ensuite les Conservatoires Nationaux de Région (CNR), une trentaine au total, installés soit dans les grandes métropoles de province (Marseille, Toulouse, Bordeaux, Strasbourg, Lille), soit dans des capitales régionales (Orléans, Tours, Reims, Poitiers, etc.), soit dans des villes de régions parisiennes (Boulogne, Saint Maur, etc.). Sous les CNR se trouvent les Ecoles Nationales de Musique, au nombre d’une centaine, qui sont en général installées dans des villes moyennes (Aulnay sous Bois en région parisienne, Villeurbanne en région lyonnaise, etc.). A la base de la pyramide se trouvent les Ecoles de Musique Agréées (EMA), qui proposent une offre de formation musicale dans des villes plus petites et qui ne dispensent pas un enseignement aussi poussé que les ENM ou que les CNR. Lors de la rédaction du plan et des aménagements auxquels sa mise en œuvre a donné lieu (avec par exemple la transformation du cursus des CNR avec l’abandon des « médailles d’or » et la mise en place des DEM (diplôme d’études musicales), le partage des tâches entre les différentes institutions est relativement clair : aux CNSM et à eux seuls revient la formation des professionnels ; les étages inférieurs de la pyramide ont pour mission exclusive de former des amateurs, plus ou moins accomplis, mais ne se voient pas reconnaître la mission de 9 On en trouvera une reproduction dans Landowski (1969). 9 former des professionnels. Sans aucun doute, les étudiants des CNSM sont le plus souvent passés par une ENM et/ou un CNR – mais la formation qu’ils s’y sont vus dispenser est une formation initiale, commune avec celle des musiciens amateurs qui ne feront jamais de la musique leur métier. Dans l’architecture formelle de l’offre de formation, l’apprentissage professionnel commence une fois passé le seuil des CNSM. En détaillant le contenu des deux derniers étages de la pyramide, qui nous intéressent plus directement, nous allons voir que quarante ans après sa définition cette division du travail est nettement moins claire que ce que peut laisser entendre cette description formelle. B/ Les CNSM ou la voie royale La « voie royale » : c’est ainsi que sont souvent désignés, dans de très nombreux entretiens, les deux CNSM – et plus particulièrement encore celui de Paris. En les plaçant au sommet de la pyramide de l’offre de formation en France, il va de soi que les concepteurs du plan Landowski installaient ces institutions dans une position dominante et privilégiée. Les deux CNSM demeurent effectivement, pour l’ensemble des acteurs du monde musical, le lieu de formation par excellence de qui veut devenir professionnel. Ce trompettiste énonce bien, par exemple, en quoi le passage par le CNSM (« quand on a le niveau ») a quelque chose d’une fatalité : « C’est vrai qu’on a un peu quelque chose comme ça dans l’enseignement de la musique, où quand on a le niveau, on fait le CNSM parce qu’il faut le faire. Il y a quelque chose d’un peu comme ça. C’est pas toujours médité. On passe le concours parce qu’on est en fin de niveau des conservatoires, d’une ENM ou du CNR, on est en dernière année et après ça il faut faire le CNSM. Il y a un sentiment un peu comme ça plus que vraiment une décision. Sans connaître ce que c’est, il y a une espèce d’obligation de se présenter, on découvre après ce que c’est. Je sens quand même les choses comme ça par rapport aux gens qui se présentent au conservatoire. » Nous reviendrons plus loin en détail sur les parcours qui mènent (ou ne mènent pas, c’est selon), jusqu’au CNSM. Contentons-nous pour l’instant de souligner son caractère de « passage obligé », avant de donner un bref aperçu de la formation qui y est dispensé. Les principes qui guident la scolarité dans les CNSM peuvent être résumés à deux idées principales : les sortants du CNSM doivent acquérir une compétence très forte dans leur instrument ; mais cette seule compétence ne suffit pas : aux cours d’instruments ont été ajoutés depuis plus d’une dizaine d’années maintenant des cours dans des disciplines adjacentes (musique de chambre et musique d’ensemble, analyse et théorie, histoire de la musique, etc.)10. Ce déplacement (très relatif toutefois : la virtuosité instrumentale reste le 10 Ce balancement est explicite dans la présentation de la scolarité au CNSM de Paris : « Le département des disciplines instrumentales (…) rassemble, au delà de la diversité des instruments enseignés, quelque sept cents étudiants autour d'un objectif commun : acquérir une formation instrumentale de très haut niveau et préparer dans les meilleures conditions un avenir professionnel qui revêt de multiples aspects. L'enseignement, dispensé par cent quarante-neuf professeurs et assistants et vingt-six accompagnateurs, est fortement axé sur la pratique instrumentale individuelle et collective. Parallèlement à la discipline principale, un certain nombre d'enseignements complémentaires, obligatoires ou optionnels, permettent aux étudiants de parfaire leur culture musicale, d'élargir le champ de leur pratique en leur offrant diverses possibilités de spécialisation. » (cnsmdp.fr/enseign/musik/f_set.htm), tout comme au CNSM de Lyon : « Former un musicien ou un danseur, c’est lui permettre d’acquérir la maîtrise de son art, de développer sa culture musicale et générale participant à l’expression de sa personnalité artistique. C’est pourquoi les cursus associent à la discipline principale plusieurs 10
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