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L’individu au Moyen Âge. Individuation et individualisation avant la modernité PDF

193 Pages·2005·25.835 MB·French
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Sous la direction de Brigitte MiriamBedos-Rezak et Dominique Iogna-Prat ÉtienneAnheim,CharlesBaladier,Nicoden Bok, AlainBoureau,DominiqueDemartini,BenoîtGrévin, ClaudeJeay,DidierLechat,Petervon Moos, JosephMorsel,DanielRusso L’INDIVIDU AU MOYEN ÂGE Individuation et individualisation t avant lamodernité ^ JH éDiaTH Que M f P Maisondd ranee % 0.1 M b ï AUBIER i INTRODUCTIONGÉNÉRALE LA QUESTION DE L’iNDIVIDU À L éPREUVE DU MOYEN âGE L’heure est à l’affirmation de soi ; elle est même à un objet,«le»soi,dontonparlesansyprendregarde,comme r si cela allait... de soi. Alors que Ton rassemblait, au prin- temps 2004, les essais qui composent le présent ouvrage, - l’actualité parisienne fournissait quelques exemples expli cites du phénomène avec le lancement, au musée du Luxembourg,del’exposition Moi!Autoportraitsd’artistes - du XXesiècle-variationssurlethèmedu « Moi, je par soi même», suivant le titre du catalogue signé par Pascal Bonafoux-,etlaprésence,aurayondesmeilleuresventes ] en librairie, du dernier livre de Jean-Claude Kaufmann, L’Inventionde soi'. L’injonctionuctuelleà « êtresoi »est - si forte qu’elle en devient « fatigante», voire «dépri . mante »2 Après une longue désaffection à l’époque où - les modes de penséeétaient, avec le marxismeet lestruc turalisme, au tout social et aux saisies d’ensemble des systèmes, la « postmodernité » des années 1990 s’est - confondue avec l’entrée dans « l’ère de l’individu3» lar gement liéeàla recomposition desidentitésaprèslachute du mur de Berlin et la disparition du bloc des pays du «socialisme réel ». Ce n’est, bien sûr, pas un hasard si l’étude de référence sur la « naissance de l’individu » est l’œuvre d’un Russe, Aron J.Gourevitch, qui confesse - d’ailleurs que « pour sauver la société russe de la catas trophe,lafairerenaître,créer un nouveau climat spirituel, il faut attribuer au problème de la personnalité une place centrale4».Lafin du XXesiècle adoncétéle tempsd’une sensible inflexion des programmes dans les différents ©ÉditionsFlammarion,départementAubier,2005. - ISBN:2-70-072345-7 champsde scienceshumaineset sociales:chez lesphilo %/*t'VK'rVKWV xfl /TigC- iriiruuu^iiuri gcneruie y sophes, par une interrogation multiforme sur le sujet Dans le premier cas de figure, on estime que l’individua- commefondementdela modernité ;chez les sociologues, lismeestlefruitd’uneévolutionplusou moinslongueque par un regain d’intérêt pour la vieille notion d’individua- l’historiensedoitd’expliquer;lasecondepositionfaitdes lisme méthodologique chère à Max Weber et, de façon diverses cultures de l’Histoire une infinité de mondes générale,pourtoutcequipeutavoirtraitàlaquestiondela séparésdontlessystèmesdevaleurrésistentàtoutessaide «propriétédesoi5»;chezleshistoriens, par unretouren comparaison. Parmi les historiens des époques anciennes force de la biographie (un genre jadis abandonné aux (Antiquité et Moyen Âge), le culturalisme se porte plutôt « plumitifs de l’historiette » par les maîtres de l’école des bienetnombreuxsontlesmédiévistespersuadésqu’ilstra- Annales6)et par unintérêt marqué pourlavie privée;du vaillent sur une culture exotique sans parallèle pertinent côté des belles-lettres, par une avalanche de travaux sur avec notre propre monde. Pour eux, les notions modernes l’autobiographie, l’autofiction et les différents modes d’individu, de sujet ou d’identité n’ont pas d’équivalent d’écriture de soi aux limites de la « mythomanie litté- dans la société médiévale et leur emploi, même au nom raire»7-sansoublier, bien sûr, l’impact profond des dif- d’un anachronisme heuristique, n’est pas seulement aber- férentesécolesdepenséepsychanalytiques,qui,àpartirde rantou inconséquent:c’est unefaute professionnelle‘°.À Freud, ontfourniunethéoriescientifiquedesinstancesdu uneexceptionprès(cequilarendd’autantplusprécieuse), - psychisme « moi»,«ça», «surmoi»-etqui ontdura- les médiévistes réunis ici sont plutôtévolutionnistes, sans blementcontribuéàplacerles« pratiquesdesoi »aucœur être pour autant causalistes au point de voir l’évolution du sens commun. Une enquête raisonnée sur les mots historique sous la forme d’une ligne unique. Tous (sauf vedettes du vocabulaire d’usage familier en ce début du un) sont intéressés à comprendre pourquoi, à un moment troisièmemillénaireplaceraitsansdouteenbonneposition donné de son Histoire, l’Occident en est venu à hyposta- -etpeut-êtremêmeen tête-lestermes« soi»(ycompris sier l’individu ; tous sont persuadés, à des degrés divers, ce curieux objet qu’est « le» soi), «sujet », «individu », que le personnalisme chrétien a représenté un creuset sans parler d’« identité», «quête de soi » et «recherche capital dans l’approche à long terme de la question de d’identité»quisontdesexpressionsquasisynonymesdans l’individualisme; tous (sauf un) pensent qu’il est profi- le langage courant. Face à cette vague de fond individua- table et même nécessaire d’examiner le problème de liste,lesvoixcontrairesontpeinéàsefaireentendre-pen- l’individu dans un large spectre historique pour com- sons à «l’illusion biographique» dénoncée par Pierre prendrequel typederépartitiondes tâchess’est instauré à Bourdieu et au traitement hypercritique que le sociologue la genèse de nos disciplines académiques, quelle division de l’habitusa réservéjusqu’à son dernier souffle àl’auto- du travail s’est établie entre sociologues, psychologues, analyse8. anthropologueset historiens,et, au sein de l’histoire,quel Le débat contemporain de la postmodemité autour de rôleaétéassignéauspécialisteduMoyenÂge. la notiond’individuest-ildenatureàintéresserl’historien De fait, la médiévistique est une discipline organique- du Moyen Âge, cette longue période de dix siècles (500- mentliéeàlaquestiondelanaissancedel’individu.Cette 1500)quelesdécoupagesacadémiquesfonts’acheverpré- longue périodesansgrandecohérencequenousqualifions cisémentaveclanaissancedelamodernitéetl’avènement de «Moyen Âge» n’a d’abord eu de raison d’être que du sujet autonome ? De façon plus générale, la naissance comme antonyme de la modernité’L Si le terme « Moyen de l’individualisme occidental est-elle une question pour Âge» est une invention de l’humanisme italien soucieux médiéviste? Ce dernier, comme tout chercheur dans le desedémarquerd’un«âgemoyen»etplutôtobscurpour champ large des sciences humaines et sociales - philo- mieux faire retouraux modèles antiques, la miseen place sophe,sociologue,anthropologue,historien-doitfaireun d’un champ historique et d’une activité professionnelle choix entre deux positions opposées relevant,l’une,d’un propresau«MoyenÂge»n’estpasantérieureaupremier historicisme évolutionniste, l’autre, du culturalisme9. tiers du XIXesiècle. Après les commotions révolution- (cid:127)<(t'v*'*'r x inuvuuL^uun gencruie 11 naires, le révisionnismedesidéologues delaRestauration traitement historique de « l’affaire de l’amour » et de la fait de cet « âge moyen » le temps paradigmatique d’une Dame courtoise comme prototype de l’objet sublimé communautéhumainevouéeàDieuetréguléeparla« cha- «élevé à la dignité de la chose » (das Ding); on pense, rité» chrétienne. Comme le soutient Jacob Burckhardt, ensuite, à Pierre Legendre, spécialiste du droit canon et l’inventeur de l’individu moderne dans son essai sur la psychanalyste, qui a profondément marqué nos façons de Renaissanceclassique-Die KulturderRenaissanceinIta- penser l’institution médiévale (ecclésiale ou royale) et la lien(1860)-,«l’homme[duMoyenÂge]neseconnaissait construction juridique de l’individu sous la forme d’un que comme race, peuple, parti, corporation, famille, ou sujet traqué dans son intimité, d’une manière de « moi sous toute autre forme générale et collective12». Dans les discipliné» anticipateur de la régulation des consciences mêmesannées,OttovonGierke(1841-1921)faitdugroupe dansles totalitarismescontemporains16. «la véritable personnalité » médiévale, ses théories de MaislaFrance,quelqu’aitpuêtrelerayonnementinter- l’association (Genossenschaft) étant appelées à marquer national de l’école des Annales, n’est que l’une des toute la tradition sociologique naissante, sur ses versants conjonctures nationales à prendre en considération dans allemand (Tonnies) et français (Durkheim)!3. Le Moyen unehistoiredesélaborations historiquesdelaquestionde Ageestainsivenu àlasciencecommeletempsd’unavant l’individu considérée dans ses rapports avec la définition quelque peu mythique où l’homme, avant de se trouver d’un champ d’activité propre aux médiévistes. Cette his- révélé à lui-même sous les atours du « sujet autonome» toire restant encore à faire, on se contentera ici d’en fixer moderne, n’était qu’un parmi d’autres, en quelque sorte un possible point de départ, à la fin des années 1920, au incorporé dans une grande construction communautaire pays del’individualisme pionnier, les États-Unis,d’où est identifiée à la Cathédrale, monument emblématique de la montée la première « révolte des médiévistes » contre la cohérencesupposéedessociétésd’AncienRégime. conception d’une modernité contemporaine de l’huma- Faceàunelargedemandesocialed’unMoyenÂgecor- nismeitalien, avec ladéfinition, parCharles Homer Has- poratif et holiste,leseffets dela psychologieet dela psy- kins,d’une « Renaissancedu xir siècle17». Mêmesicette chanalyse-sciences de l’homme par excellence-sur la renaissance peine alors à trouver des arguments de fond médiévistique ont été plus limités et surtout plus tardifs. (Haskinsétait un historiendelasciencemédiévale),l’idée Danssacontributionànotrelivre,CharlesBaladiermontre d’un long préhumanisme médiéval est lancéeetc’est sur comment, dès le tournant des années 1900, les psycho- cettebasequeladiscussionsera plus tard reprise,toujours logues, avec Pierre Rousselot, font leur le « problème de depuis l’Amérique, par Colin Morris, qui, dans un essai l’amour » et des phénomènes de dépersonnalisation chez publié en 1972, fait d’un long XIIesiècle (1050-1200), le lesmystiquesmédiévaux,ouvrantainsila voieà unequête tempsde«découvertedel’individu18». des origines prémodemes de l’érotique contemporaine14. Mais cette voie a été celle d’essayistes braconnant aux confins des sciences humaines naissantes, tels Bataille et HistoiresdeVindividualisme Klossowski, pas celle des historiens professionnels qui limitent longtemps leurs intérêts à la psychologie sociale. Dans les quarante-cinq années d’entre-deux (1927- Qu’on se souvienne, par exemple, du mot d’ordre pro- 1972) et en dehors du Nouveau Monde, les questions noncéparLucienFebvreen 1922:« Pasl’homme,jamais d’une Renaissance précoce, médiévale,et de la date qu’il l’homme, les sociétés humaines, le groupe organisé15.» convient d’assigner à la naissance de l’individu n’ont En fait, il faut attendre les années 1950 pour voir, en guère mobilisé les médiévistes. C’est donc ailleurs qu’il France, la psychanalyse lacanienne influencer en profon- nous faut chercher les matériaux propres à faire une his- deur les médiévistes ; on pense, d’abord, aux spécialistes toire de l’histoire de l’individualisme occidental, du côté de littérature, nombreux à suivre Jacques Lacan dans son delaphilosophieetdelasociologie. V**-T+.^SJW ô^ Mr»»r vtfrvv*|*1/f £vr»c-rM»C> 1J Lepremieressaisystématiqued’histoiredel’individua- qui revient à comprendre comment Dieu agit en moi, à la lisme se trouve dans l’œuvre monumentale de Georg construction de soi,quandl’homme moderne « parvientà Misch, Geschichte der Autobiographie, vaste fresque en une clarté et à une pleine présence à [lui-même]19». Le quatre tomeset huit volumes,qui part de l’Antiquité pour même trou noir médiéval se trouve chez Michel Foucault s’achever aux Temps modernes et qui transcende large- dans L’Herméneutiquedusujet,coursprofesséauCollège ment legenrestrictdel’autobiographiepours’intéresserà deFranceautoutdébutdesannées1980etpubliédefaçon tout type d’expression de soi (Selbstzeugnis) à travers posthume (2001). Passant d’une « généalogie des sys- l’Histoire. Au moment où il se lance dans cette œuvre tèmesàuneproblématisationdu sujet»,l’auteurdeYHis- d’une vie, Misch (1878-1965) répond à un appel à toiredela folie aconsacréladernière partiedeson œuvre concours lancé, en 1900, par l’Académie des sciences de à l’histoire de la sexualité20. En quête d’une « esthétique Prussesurl’histoiredel’autobiographie.Defait,lethème de l’existence» qui consiste à considérer « notre vie nepeutqu’intéressercejeunediscipledeWilhelmDilthey comme l’œuvre que nous avons à faire », Foucault iden- (1833-1911) - fondateur de l’herméneutique dans les tifie la modernité et les premières philosophies du Cogito sciences humaines naissantes et philosophe de l’expé- commeletempsd’uneperte ;depuislors,« n’importequel rience intérieure. Dans cette perspective, Misch tente de sujetestcapabledevoircequiestévident »et«l’évidence reconstituer le développement de la conscience person- s’estsubstituéeàl’ascèse »,c’est-à-dire àl’action sursoi, nelle (die Entwicklung des Personlichkeitsbewustseins) pour soi. D’où le programme assigné à la postmodemité comme un lent processus historique ; à la conjonction du conçuecommelapériodehistoriqued’unnécessaireretour psychologiqueetdel’historique,ilchercheàdonnerforme aux exercices spirituels antiques (épicuriens et stoïciens), à une théorie de la personnalité comme accomplissement tradition refoulée par le christianisme qui, dans les pra- unissant force intérieure et façonnement propre (Gestal- tiques de la confession et de la direction des consciences, tungskraft),d’une part,et adaptationaux usages (Sittlich- s’estfocalisésurlavéritédusujet. keit), d’autre part - une distinction qui est fille de Le dialogue qui s’est instauré entre Foucault et Pierre l’Histoire: ainsi, pour Misch, la personnalité médiévale Hadot autour des thèses défendues dans L’Herméneutique est centrifuge et façonnée par des formes extérieures, du sujet intéresse directement le médiéviste21. Fort de sa tandisquelapersonnalitémoderneestson proprecentre. longue fréquentation des écrits stoïciens, Hadot remet en S’ils ontcopieusementfait leur mieldes matériaux ras- cause le fait que les exercices spirituels des philosophes semblés par Misch - spécialement aux États-Unis et en antiques aient jamais pu relever dela « culture» ou dela Allemagne -, les médiévistes se sont généralement peu «construction de soi », forme de « dandysme » propre- embarrassés de la philosophie de l’expérience intérieure ment foucaldien et postmodeme ; l’éthique et la physique quiestleressortdelaGeschichtederAutobiographie. De stoïciennes tendent plutôt au dépassement de soi. Hadot Moyen Age, il n’est, en revanche, pas question dans une conteste, par ailleurs, la coupure postulée par Foucault autre entreprise à large spectre historique, les Sources of entre exercices spirituels antiques et philosophie chré- the Self du philosophe canadien Charles Taylor (1989), tienne.DepuislesPèresdel’Église,telOrigène,etlespre- qui, entre l’Antiquité d’Augustin et la modernité de la miers ascètes chrétiens jusqu’aux moines du Moyen Age Réformeetdesphilosophesdu Cogito(Descartes,.Locke), classique (xr-xnesiècle), la tradition des exercices spiri- établit une coupure historique absolue faisant du Moyen tuels antiques s’est, au contraire, trouvée absorbée par la Âge un vaste trou noir ; il s’agit pour Taylor d’établir, à philosophie chrétienne conçue comme « sagesse vécue», l’aide de repères historiques bien tranchés, le saut d’un «prosoché», attention à soi-même propre à replacer temps à l’autre, de part et d’autre « d’une grande fissure l’homme « dans son être véritable, c’est-à-dire dans sa ontologique»: de l’hétéronomie (le monde avec Dieu) à relation à Dieu »,les recommandations des maîtres de vie l’autonomiedusujet,delarévélationdesoiaugustinienne, antiques étant remplacées par les commandements, les tu U O'' règlesde vieévangéliqueetlesparolesdes Anciens.Dans remis au centre du débat uncertain nombredequestionsà cettelogique,la« Renaissancedu XIIesiècle» postuléepar lanaissancedelasociologie-spécialement,legrandprojet Haskins et Morris ne serait que la revivification de tradi- durkheimien d’une « histoire sociale des catégories de tionsantiquesdepuislongtempsassimiléesparlechristia- l’esprithumain»etl’intérêtportéparMaussàlanotionde nisme et bien vivantes, par le canal monastique, tout au personne-, maisparcequ’il l’afait dans unedémarchede long du haut Moyen Âge. Pour Hadot, la vraie rupture sociologie régressive jusqu’aux racines chrétiennes de dans cette tradition est contemporaine de la scolastique et l’individualisme, partant de l’intuition de Hegel sur la du mondedesuniversités,danslequels’établit unedouble «féconditédusubjectivismechrétien »,«latensioncongé- distinction, d’une part, entre théologie et philosophie, nitale au christianisme» entre individu et communauté2A. d’autre part, entre philosophie et spiritualité, d’où résulte Dumontdistinguetroisprincipauxtempsd’évolution. une disjonction entre l’activité théorique et abstraite de 1.Au point de départ se trouverait l’institution du professeurs professionnels et la « sphère mystique » de renoncement, l’individualisme philosophique des trois tous ceux, moines, ermites ou dévots, qui poursuivent la grandes écoles de renonciation antiques (épicuriens, traditiondesexercicesspirituels.Resterait(maisc’est jus- cyniques,stoïciens)prônant unedichotomieradicaleentre tement l’un des propos de notre livre) à savoir si ces la sagesse et le monde, c’est-à-dire une hiérarchie des sphères et ces pratiques relèvent de voies disjointes ou valeursselon l’adaptation plusou moinsgrandeau monde . superposées (éthique relative ou éthique absolue). L’idéal du renon- Cettedernièrequestionse trouveaucœurdel’œuvrede çant, dont héritent les premiers chrétiens, est celui d’un Louis Dumont, indianiste puis spécialiste de sociologie «individu-hors-du-monde »,qui,dansl’écart,signifieque comparée, dont les réflexions sur l’individualisme sont «chacunsesuffitàlui-mêmeen tantquefaitàl’imagede malheureusement restées totalement ignorées (ou presque) Dieu et en tant que dépositaire de la raison25». Pour des historiens, spécialement des médiévistes. C’est pour- autant, le renonçant n’est pas un être totalement désocia- quoiil vautlapeinedes’yattarderunpeuici.Dumontpart lisé; c’est même la société qui génère en quelque sorte à d’une définition double de l’individu, qui sera fort utile sa marge l’incarnation de cette valeur suprême. D’où la pour notre propre enquête ; selon lui, il convient de bien tension,quitraversetoutel’histoireduchristianisme,entre distinguer,d’unepart,l’agentempiriqueprésentdanstoute deuxpôleshiérarchisés,la valeursuprême(l’institutiondu sociétéet,d’autrepart,l’êtrederaison,lesujetnormatifdes renoncement) exerçant une pression sur l’élément mon- institutions,l’êtremoral,indépendant,autonome.LeMoyen dain qui lui est antithétique jusqu’à le transformer de Âge,commetoutesociété,connaîtlepremier,tandisquele l’intérieur avec passage de l’individu-hors-du-monde à second (l’individu autonome) marque l’entrée dans un l’individu-dans-le-monde26. Avec Descombes, on peut idéal utopique moderne-« utopique» dans la mesure où aussi penser que ce passage équivaut, suivant l’exemple « une société telle que l’individualisme la conçoit n’a stoïcien, à « la superposition des deux attitudes du déta- jamais existé nulle part, [...] l’individu [vivant] d’idées chement et de l’engagement, de l’inaction et de l’action » sociales22». On notera avec intérêt que Dumont évite parle« procédédel’intériorisation »27. l’emploi du terme « sujet » et que, ce faisant, il échappe 2.Le secret du développement du christianisme tient à aux aléasdelaphilosophiedelaconscienceau cœurdece l’incarnationdelavaleur,qui ménage une transitionentre queVincentDescombesaqualifiéde « Querelle(française l’au-delà et le monde, l’extramondain et l’intramondain ; eteuropéenne)du sujet », pour se concentrer sur l’histoire cette incarnation se fait sous la forme d’un Dieu-homme, de«l’agenthumain particulier »23. le Christ, et d’une institution, l’Église-du grec ecclesia, Le parcours du holisme à l’individualismeque Dumont «congrégation »-, pensée comme le corps du Christ, proposedansses Essais surl’individualisme est pour nous comme Tout de la communauté, comme uniuersitas à de toute première importance, non pas tant parce qu’il a l’intérieur de laquelle la personne chrétienne trouve le 1 cadre ad hoc deson retour à Dieu.En cesens,lechristia- Ockhamestamenéàprendresesdistancesparrapportàla }: nisme combine individualisme (ou personnalisme) et double référence traditionnelle entre (1) l’homme comme holisme, maissuivantdesconfigurations variablesdansle tout vivant, individu privé en relation directe avec son «gouvernement » de la vie des hommes. Le stoïcisme créateuret(2)l’homme,membredelacommunauté,partie tardo-antique a diffusé la conception d’une loi de nature ducorpssocial.Cen’estpastantqueladistinctionnesoit éthique, de soumission au cours harmonieux des choses pas acceptable en elle-même ; c’est plutôt la façon de qui organise la création, le monde et la vie des hommes ; caractériser cette distinction en termes de substances qui dans ce cadre, le pouvoir est pensé comme une loi natu- gêne Ockham ; à Thomas d’Aquin, qui différenciait des relle animée, incarnée dans le roi ; d’où la notion de «substances premières » (les êtres particuliers, Pierre ou royauté sacrale. Le christianisme vient restreindre le Paul) et des «substances secondes » (genres, espèces, champd’application delaloidenatureetétendreceluide catégories, classes d’êtres), Ockham et le nominalisme laProvidence,dela volontédivine.Àla notionderoyauté opposent qu’il n’existe pas de « substances secondes » sacrale, il oppose celle de prêtrise royale, subordonnant mais un simple phénomène de réification, c’est-à-dire progressivement l’État à l’Église, dans un mouvement l’emploidetermesgénérauxetarbitrairesquitrouventleur d’inclusion de l’un par l’autre qui, selon Dumont, est fondement et leur raison d’être dans la réalité empirique accompli à la fin du vmesiècle. Revenant sur la fameuse mais qui ne signifient rien en eux-mêmes. Cette prise de distinction entre « pouvoir» et «autorité» établie par le position marque la naissance de l’individualisme dans la papeGélaseIer(492-496),Dumontrappellequelegouver- philosophie et dans le droit, car elle pose qu’il n’y a rien nement del’Empirechrétien,dès lafin du IVesiècle, s’est d’ontologiquement réel au-delà de l’être particulier (ou organisésuivantleprinciped’unecomplémentaritéhiérar- substancepremière),« quelesentitéssocialesn’ontpasde chiqueoud’unedyarchieordonnéesuivantlaquellelespi- réalité»,sinon« fictionnelles »(ausensoùl’onparledela rituelobéitau pouvoirdansledomainetemporeletletem- «fiction »du droit), «en dehorsdesêtres humainsindivi- porel obéit à l’autorité dans la sphère spirituelle. Avec la duels qui les composent »30; ce faisant, Ockham étend la fausseDonationdeConstantin(auplustôtdesannées750) liberté de l’individu, traditionnelle dans le christianisme, et l’affirmation afférentedela papauté comme monarchie duplandelaviepersonnelleàceluidelavieensociété.Ce spirituelle, l’Église devient véritablement une totalité tournant marquerait le passage du religieux (l’Église englobante: «Le spirituel est conçu comme supérieur au commeToutdelasociété)au politique(l’Etatcommetout temporel mêmeau niveau temporel,commes’ilétait[...] social);de ce point de vue, Dumont rejoint une ligne de letemporelélevéà unepuissancesupérieure28.» réflexion ancienne, revivifiée dans les années 1980, qui 3.La sortie du holisme ecclésial se serait faite en deux s’emploieàconjoindrelanaissancedel’individuàcellede temps.Oncommencera par mentionner,pour mémoire,le l’État moderne31. Mais peut-être le philosophe Ockham second,plusclassique:laRéforme,qui,rejetantla média- n’a-t-ilpas,àcourtetmoyenterme,toutl’impactecclésio- tionentreici-basetau-delàinstitutionnaliséedansl’Église logiquequelui prête Dumont ;en effet,il ne manque pas, catholique,recentrela viechrétiennesurlarelationdirecte jusque dans les années 1500, de tenants d’un réalisme del’individu à Dieu.Mais pour Dumont,l’individualisme ecclésial dur, c’est-à-dire définissant l’Église comme une des Réformés s’enracine profondément dans le Moyen unité essentielle,comme une substance qui existeen elle- Âge. Revenant à nouveaux frais sur le tournant fondateur même antérieurement àla différenciation deses membres de« l’espritlaïque »cheràGeorgesdeLagarde29,Dumont individuelsconçuscommedepurs« accidents »32. met l’accent sur les effets à long terme du nominalisme Dumontpoursuitsonenquêtejusqu’au retournementde et, toutspécialement,del’œuvredeGuillaumed’Ockham tendance que marque, au xixesiècle, la réaction anti-indi- (1285-1347), qui marquerait le passage de l’uniuersitas vidualiste des théocrates ou des utopistes refondateurs médiévale à la societas moderne (ou prémodeme). de société (saint-simoniens, fouriéristes, proudhoniens, L — ./ --o~ V/9 9 socialistes...)33. C’est de ce bouillonnement idéologique danslecadredediscussionsetd’échangesnourris,depuis que va naître le discours savant sur la société - la le premier essai de Morris (reconnu comme « classique» «sociologie »-,auquellesfondateursnemanquentpasde -? lors de sa réédition dans les Medieval Academy Reprints seréférerau MoyenÂgepourdirelesécartèlementscons- forTeaching,en 1987), jusqu’àla tentatived’étudesysté- titutifs de leur discipline entre individu et société. Qu’on matiquedeGourevitch (danslecadred’unehistoiregéné- songe, par exemple, à la coloration fortement scolastique rale de l’Europe publiée en plusieurs langues et donc de du vocabulaire de Gierke, familier des deux formes du réception large), en passant par une foule de travaux Tout (omnes ut uniuersi, omnes ut singulï), ou bien à la (C.W.Bynum, J.E.Benton, R.W.Hanning, M.Clanchy, distinctionuniuersitas/societasdontuseDurkheimdanssa J.-Cl.Schmitt...),quiformentcommelapolyphonied’une lecturecritiquedu Contrat social deRousseau.Il y aurait, suite sans cesse enrichie de nouvelles voix. Avec trente sans nuldoute, matièreà unehistoire,encoreàécrire, des ansderecul,onestmêmesurprisdel’importanceprisepar instrumentalisationsduMoyenÂgeaux originesdelatra- laquestiondel’individu,qui-(parfois)pourlemeilleuret ditionsociologique. (le plus souvent) pour le moins bon-a poussé les médié- vistes à une révision assez profondede leurs programmes detravail-,cela,dans troisdirections principales:letrai- * Lamédiévistiquefaceàlaquestiondel’individu tement de la question de l’individu dans le champ de la philosophie médiévale (1); le renouveau du genre de la Jusqu’au début des années 1970, l’histoire de l’indivi- biographie(2);lesmodesetlesusagesdel’expressionde dualisme occidental n’a pas, sauf exceptions ponctuelles, soi(3). intéressé les médiévistes professionnels, qui - sans en 1.Le compartimentage des tâches académiques est tel avoir pour autant une claire conscience - sont restés que les historiens ou les spécialistes de la littérature du fidèles à définition du Moyen Âge comme temps d’avant Moyen Âge peinent à maîtriser l’évolution des travaux la modernité, donc antérieur à la question de l’individu. dans le domaine, toujours plus spécialisé, de la philoso- Avant Morris, on peine à trouver des précédents : Alfons phie médiévale. Un ensemble de trois questions mérite Dopsch, qui, en 1929, plaçait l’« individualisme écono- d’êtrerapidementévoquéici. mique» des anciens Germains aux origines « barbares » La première a trait à l’étude des mots et des concepts. de la tradition individualiste occidentale34; Walter Ull- Dans une histoire à large spectre chronologiquede l’indi- mann mettant l’accent, en 1966, sur le passage, dans les vidualisme, nul doute que les œuvres des théologiens et années 1150-1250,du sujetféodalaucitoyendisposantde philosophes du Moyen Âge ont beaucoup à nous droits, et, plus largement, sur les contrats individuels à la apprendre sur l’évolution lexicale et conceptuelle des base des communautés médiévales35; le père Marie- termes «identité », «individu », « personne» et «sujet ». Dominique Chenu portant l’attention, en 1969, sur Le problème est même à ce point central que nous avons «l’éveil de la conscience » au Moyen Âge ; ou encore, choisi de lui faire une place dans notre ouvrage avec la nombred’historiensdudroitpointant,trèstôt,lefaitquele contribution de Nicoden Bok,qui permetde mesurer tout renouveau généralisédudroitromain àpartir du xiesiècle le chemin parcouru depuisYIntroduction to the Problem a eu pour conséquence de remettre en selle laquestion de of Individuation int the Early Middle Ages de Jorge la propriété comme « domaine d’autonomie discrétion- J.Gracia(1988). nairedel’individu36».Maisilfautattendrelederniertiers La seconde question se rapporte à l’émergence du du xxesiècle pour que l’individu et le problème de sa champ de la philosophie.On a parlé plus haut de la thèse «découverte» devienne un objet propre aux médiévistes centrale défendue par Ch.Taylor, dans les Sources of the et qu’il soit reconnu digne d’un traitement d’ensemble Self, du grand saut historique entre « révélation » de soi impliquant les différentes branches de la médiévistique, augustinienne et « construction » du sujet autonome ju c/ourmti LT±\J I iruruuucuun generuie Á*1 moderneréaliséparVegocogitodeDescartesouleSelfde l’évolution en profondeur des objets et des approches de Locke. En matière de « construction », le médiéviste se l’historien40. Et d’en donner une éclatante démonstration sent un peu frustré de ne pas voir le philosophe remonter avecsonSaintLouis(1996),qui,bienloindesillusionsde un peu plus hautdansle temps.Convient-ildes’en tenirà lacontinuitébiographique,faitdeson « royalindividu » un la fissure ontologique entre humain et divin et au passage lieudetensionentreconvenance(lesgestesattendusdu roi) de l’hétéronomie à l’autonomie contemporain de la etécarts (lesactes posés par le sujet Louis), une manière Renaissanceclassique ?Ilpeut,aucontraire,semblerutile de jeu incessant d’appartenances combinées (père, frère, d’éclairer la préhistoire proprement médiévale de ce pas- cousin,seigneur,roi,dévot...)41.Lalevéedel’inhibitionest sage,parexemplelaséparationdeschampsdequestionne- telle que, désormais, les médiévistes n’hésitent plus à se ments sur l’homme et l’ordre du monde opérée à la suite penchersurlavieordinaireetsespetitsriensde« Pinagot» d’Albert le Grand (1193-1280)entre théologie et philoso- du Moyen Âge tout juste dotés d’un nom et d’une qualité phie - une séparation qui amène Dante à parler d’une socialedécouverts au hasard dedépouillements d’archives, double béatitude offerte à l’homme: terrestre, d’un côté tel Barthélemy Guersi, le petit maçon piémontais mort à (objetde la philosophie),étemelle,del’autre (que l’on ne Aix-en-Provenceen1479révéléparPhilippeBemardi42. peutconnaîtreque parlafoi)37. 3.La contribution majeure des médiévistes à l’histoire Latroisièmeetdernièrequestion,dansledomainedela de l’individualisme occidental relève de la rubrique philosophie, concerne le nominalisme et la querelle des « parler de soi ». Sous cet intitulé assez lâche, on pense, universaux, dont on a évoqué plus haut, à propos de biensûr,àl’intérêt portéau renouveau dugenredel’auto- l’œuvre de L.Dumont, l’importance dans l’histoire de biographie, au XIIesiècle, avec les œuvres de Guibert de l’individualisme occidental. Le fait que le groupe (quelle Nogent, d’Abélard, d’Otloh de Saint-Emmeran ou d’Her- qu’en soit l’appellation) puisse être considéré comme un mannleJuif,quipuisentplusou moinsexplicitementdans simple nom de droit et sa personnalité tenue pour une le modèle brossé par Augustin dans ses Confessions43. «fiction » sans autre réalité que discursive a directement Mais, sept siècles après Augustin, le terme « confession » marqué le débat sur la notion de responsabilité. Si le a pris un sens particulier dans un contexte théologique et groupe est un artifice, il ne saurait être reconnu respon- ecclésiologique nouveau. « L’éveil de la conscience », au sable d’une action fautive. Ainsi, en 1245, le pape Inno- XIIesiècle,est marqué parl’accentquelathéologie morale centIVen vientlogiquementàrompreaveclatraditionde met sur le repli intérieur du pénitent dans la recherche de l’excommunication collective ; l’Église entend désormais l’intention peccamineuse,danslacontritionetlerepentir ; juger et condamner des individus dont la responsabilité surtout, cet « éveil » se fait dans le cadre d’un modèle personnelleestreconnue38. pénitentiel nouveau, la confession privée, qui devient un 2.Unautreaxeimportantderéflexion surl’individuest usage général imposé par le IVe Concile de Latran fourni par l’usagequi estfait, depuis une bonne vingtaine (121S)44.On aurait donc tort de placer le renouveau auto- d’années,dugenredelabiographie.Enlamatière,lesmédié- biographique du xir siècle dans l’immédiate préhistoire vistes,àlasuitedeGeorgesDuby(Guillaume Le Maréchal, des « rêveries solitaires » d’un Rousseau. Parler de soi en 1984) ont largement épousé une inclination générale dans manièredeconfessionau MoyenÂge,c’estseplier,spon- les scienceshumaines, célébrée comme « un tournant cri- tanément ou defaçon forcée,à toute unecasuistiquedela tique», dans les Annales,en 1989, avec la publication de faute, que l’institution ecclésiale contraint à avouer. l’articleprogrammatiquedeGiovanniLevi,« Lesusagesde S’exprimer à la première personne du singulier est,de ce labiographie39».Qu’unmédiévistedelastaturedeJacques fait, plus un moyen de mise en conformité que d’expres- Le Goff y soit venu, voyant dans la pratique du genre un sion originale de soi. De ce point de vue, il importe de «indispensable complément de l’analyse des structures souligner que le renouveau noté de l’autobiographie est, sociales et des comportements collectifs », en dit long sur dans les années 1150-1200, strictement contemporain de II ~~ i-> uuiivuiuaumoyen fige inuuuuLuungenerme £.3 l’émergencedespremierscodesdecomportementissusde « je» de «l’ancien » juif cache très certainement le la civilité monastique et canoniale, qui enseigne la néces- « nous » collectif de safraternité d’adoption. Une pareille saire adéquation entre l’homme intérieur et ses manières conclusion laisse, bien sûr, perplexe, non seulement sur extérieures45. D’ailleurs, l’élargissement documentaire, l’acception du terme «confession », mais plus largement qui, en Allemagne, depuis une vingtaine d’années, a surcelled’auteur.Qu’est-cequ’unauteurauMoyenÂge ? permisdedélaisserlanotiond’autobiographieau profitde Deux contributions de notre livre tournent pour partie celle d'Ego-Dokument-c’est-à-dire de manifestation des autour decettequestion.Dans l’étudedu Tristanen prose personnes, de façon réfléchie ou non - a explicitement (xmesiècle), Dominique Demartini s’interroge sur la montré,s’ilenétait besoin,quel’individu amenéàsedire notion de « singularité» poétique, invitant à revenir sur dans la lettre, le journal, le récit de voyage ou de pèleri- A' l’hypothèseformulée parR.Howard Bloch d’une particu- nage,le testament, et a fortiori dans le livrede famille ou #&(cid:127) larité des «formes individualisantes » de la lyrique cour- la chronique urbaine, parle toujours de lui-même dans le toisefaceaux «formescollectives» propresàl’épopée49. cadresocialquiestlesien46.C’estparticulièrement vrai,à De son côté, Étienne Anheim, à l’examen de Pétrarque, l’heurede la mort,dela memoria du fidèle, qui, depuis le s’affronte àcettecurieusefigure « biface» queforme(nt), XIIesiècle au moins, pense son destin immédiat dans d’une part, l’auteur au miroir de son œuvre littéraire, et, l’attented’unjugementparticulier:encouchantsontesta- d’autre part, le fidèle face à Dieu, en un dédoublement ment et en s’achetant des parts d’au-delà sous forme de autrement formalisé que celui d’Augustin et de ses prières, de messesanniversairesetdefondations,ilconfie Confessions. En ces temps antérieurs à l’apparition du auxsuffragesdesautres,c’est-à-direàsonréseaudesocia- copyright (qui date du début du XVIITsiècle) et à toute bilité,lesoindegérerdeslendemainsforcémentdifficiles notion d’autorship ou de propriété littéraire, la «singu- pour qui, n’étant ni trop bon ni trop mauvais, doit passer larité»del’acted’écrire-quand il neseconfond pastout parlacasePurgatoire47. bonnementàceluide« copier »-renvoieàuneinspiration Au total, il convient donc de se méfier de ce que nous et à une « autorité» (Dieu, l’Esprit-Saint ou leurs ins- sommes amenés à mettre de singulier dans l’expression tances dereprésentation ici-bas)50. Longtemps,d’ailleurs, «parler de soi». Le Moyen Âge ne connaissait pas notre lalittérature ne dispose pas de mot pourdésigner l’auteur aspirationàl’originalitépersonnelle.Àl’étudeducasd’Her- ou l’écrivain ; on parle alors d’un «faire» artisanal, à mann le Juif (1107/1108-v.1180), Jean-Claude Schmitt a l’instar de Chrétien de Troyes qui, vers 1176, s’auto- récemment tenté de croiser deux approches possibles du désigne comme «Cil qui fit d’Erec et d’Enide»51. Chez problème de l’individualisation - l’autobiographie et le leslettrésdu monde universitaire,l’auteurestsouvent une rêve48. Dans son Opusculum écrit à la première personne, expression de groupe, tel Thomas d’Aquin chez les domi- Hermann enchâssele récit de sa conversion dans l’évoca- nicains,auteurbienréelauquelsurvitunThomasenesprit tion d’un rêve initial (chap.1) et son interprétation (mens Thomae) auquel la communauté identifie tout un (chap.22).Uneétudeducontextehistoriqueet laconfron- corpus d’écrits qui dépasse l’œuvre du seul Thomas52. Il tationdeYOpusculumàlaViedeGottfrieddeCappenberg n’y a guère que le déviant en pensée, l’auteur hérétique, révèlent les enjeux de ce récit autobiographique ; il s’agit dont la censure distingue le nom propre, parce que - moinsdenarrerlesdestinsd’un egocertessingulier-celui comme Alain Boureau le développe plus loin - si les d’un jeune juif de Cologne passé au christianisme-que croyances orthodoxes sont collectives, l’erreur ne saurait d’écrire l’histoire de la communauté de Cappenberg êtrequ’individuelle53. qu’Hermann choisit de rejoindre, le nom de baptême d’Hermann n’étant autre que celui de l’ancêtre des Cap- penberg, Hermann le Vieux, qui passe pour un saint et dont le château a été converti en abbaye ; aussi bien, le

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