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Lib 233 ration - 05 12 2020 PDF

48 Pages·2020·6.39 MB·English
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3,00 € Première édition. No 12282 Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 3,70 €, Andorre 3,70 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,00 €, Canada 6,70 $, Danemark 42 Kr, DOM 3,80 €, Espagne 3,70 €, Etats-Unis 7,50 $, Finlande 4,00 €, Grande-Bretagne 3,00 £, Grèce 4,00 €, Irlande 3,80 €, Israël 35 ILS, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,00 €, Maroc 33 Dh, Norvège 45 Kr, Pays-Bas 3,70 €, Portugal (cont.) 4,00 €, Slovénie 4,10 €, Suède 40 Kr, Suisse 4,70 FS, TOM 600 CFP, Tunisie 8,00 DT, Zone CFA 3 200 CFA. WEEK-END viande cellulaire le poulet pas né est arrivé Singapour vient d’autoriser la vente de nuggets de volaille fabriquée en laboratoire. Une première mondiale qui ravive le débat sur les enjeux éthiques et environnementaux de la viande artificielle. pages 2-4 Images David Fincher, un «Mank» à ne pas manquer Pages 21-28 Musique Marketing : les stars ont le feu secret Pages 29-34 Livres Clarice Lispector, Kafka au féminin Pages 35-42 Des nuggets artificiels de la start-up américaine Eat Just, autorisés à la vente à Singapour. Photo Eat Just Gisele Schmidt. NETFLIX 2 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 E t si les éleveurs étaient rem- placés par des cultivateurs de viande ? Si, en lieu et place des bêtes paissant, des camions à bes- tiaux et des abattoirs, émergeaient des laboratoires, des blouses blan- ches et des microscopes ? Cauche- mar pour certains, rêve pour d’au- tres, la viande de synthèse existe bel et bien depuis le premier steak haché réalisé in vitro en 2013. Mais à 250 000 euros les 140 grammes, il était alors loin de s’inviter sur les ­tables. Mercredi, un nouveau pas a été franchi. Un restaurant à Singa- pour a été autorisé à vendre de la viande de synthèse (lire ci-contre). Une première. Ses produits auront- ils bientôt leur place dans nos habi- tudes alimentaires ? Rien n’est moins sûr, car ils posent des questions éthi- ques comme environnementales. Sérum Les nuggets autorisés à Singapour sont la production de la start-up cali- fornienne Eat Just. Mis en vente pour un «prix similaire au poulet haut de gamme d’un restaurant chic», selon l’expression d’un porte-parole inter- rogé par l’AFP, ils sont conçus à partir de cellules animales et resteront sur- veillés par une autorité sanitaire pen- dant au moins vingt ans. Le principe de la viande de laboratoire est rela­- tivement simple : des cellules sont multipliées, agrégées et colorées à la betterave dans le cas de la viande rouge. La méthode la plus courante consiste à prélever des ­cellules sou- ches par biopsie sur des bœufs, des cochons ou autres poulets. Ces der- nières sont ensuite dé­veloppées en laboratoire dans des ­bioréacteurs et alimentées pendant plusieurs semai- nes dans un milieu de culture pou- vant contenir du sérum fœtal bovin, riche en facteurs de croissance. Extrait de sang de fœtus provenant de vaches gestantes, ce sérum reste une des principales épines dans le pied des promoteurs de la viande re- vendiquée comme «propre». «Son utilisation irait à l’encontre du bien- être des animaux, c’est pourquoi ­aucune entreprise de viande cultivée ne compte l’utiliser à terme», assure Agriculture cellulaire France, qui a vu le jour cette année. Pour cette as- sociation, le SFB n’est déjà plus d’ac- tualité dans de nombreuses entrepri- ses et «son utilisation ne serait même pas rentable dans une logique de pro­- duction industrielle». Dans le cas des nuggets Eat Just, le Guardian expli- que que le milieu de croissance en comprend bien, «mais celui-ci est en grande partie éliminé avant consom- mation» et un sérum à base de plan- tes devrait être utilisé à l’avenir. Pour Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’ali- mentation et l’environnement, «la question du sérum de veau fœtal peut se résoudre au moins en partie. En re- vanche, on n’arrivera jamais à repro- duire un vrai muscle car c’est très compliqué, au mieux on obtiendra une sorte de steak haché»… ou des nuggets, donc. Bill Gates et DiCaprio Cuir, poisson, fruits de mer… Inspirée de la médecine régénérative et des greffes de tissus, la culture cellulaire ne manque pas de perspectives théo- riques. D’autres méthodes sont déve- loppées pour produire de la nourri- ture de laboratoire sans impliquer d’animaux, comme la culture dite «acellulaire». Un gène de protéine est cloné dans un micro-organisme qui Par Aurélie Delmas éditorial Événement La recherche sur la viande artificielle prend chair Avec les nuggets de poulet de la start-up Eat Just, conçus à partir de cellules animales et autorisés à Singapour, le nouvel eldorado alimentaire sans agriculture devient de plus en plus concret. Mais soulève de nombreuses questions éthiques, sanitaires, et environnementales. reproduira celle-ci. On peut ainsi obte- nir du lait, de la gélatine ou du blanc d’œuf. Ce nouvel eldorado de l’agriculture cellulaire attise les appétits de start-up qui réalisent de grosses le- vées de fonds dans l’hémisphère Nord. Un écosystème qui serait «là pour durer», à en croire Cyrine Ben- Hafaïedh, enseignante-chercheuse en entrepreneuriat, innovation et stratégie à l’Iéseg School of Mana­- gement. «L’argent est là, les lobbys sont là, reste la réglementation», ­note-t-elle. Pas de «choc électrique» avec l’annonce de Singapour, donc : «C’est “business as usual” : ils ont trouvé un pays qui accepte, sans doute le premier d’une longue liste.» Derrière cette myriade de jeunes en- treprises, on retrouve, parmi les fi- nanceurs, des têtes d’affiche telles que Bill Gates, Leonardo DiCaprio ou Sergueï Brin (cofondateur de Goo- gle), mais aussi des géants de la «vraie» viande, comme Cargill, Tyson Foods ou Bell Food. Des labo­ratoires ­pharmaceutiques, fournisseurs po- tentiels de matière première, ne sont pas non plus indifférents. Pour l’instant, aucun organisme de recherche public ne Suite page 4 Par Alexandra Schwartzbrod Nature Et voilà, nous y sommes. Depuis le temps que nous vous l’annonçons, la viande artificielle arrive dans nos assiettes. Ou plu- tôt dans les assiettes des habitants de Singapour qui, depuis mercredi, peu- vent déguster des nuggets de poulet fabriqué en labo- ratoire à partir de cellules d’animaux. Ce n’est pas un hasard si Singapour est le premier pays à passer à l’acte. C’est un Etat ­minuscule, qui importe l’essentiel de son alimenta- tion. La pandémie, qui a stoppé nombre d’échanges commerciaux, lui a fait réa- liser à quel point il était dé- pendant. L’idée de revivre cette peur de manquer à l’occasion de nouvelles épi- démies lui a paru insup- portable et on peut le com- prendre, même si l’on garde un souvenir ému d’une spécialité de Singa- pour, un crabe au poivre, un vrai crabe sans doute pêché dans les eaux du ­détroit, dégusté dans l’une des multiples gargotes de la ville. En attendant, ne comptez pas sur nous pour apporter un avis tranché sur le sujet. D’abord nous attendons de goûter pour estimer si, gustativement, l’intérêt est là ou pas. En- suite, il semble bien que cette innovation ait autant de points positifs que né- gatifs. Elle permettra, si elle se généralise, de libérer des terres agricoles dédiées à l’élevage, ce qui est une bonne chose quand on sait qu’il participe pour une large part à la défores- tation et au changement climatique. Elle poussera à en finir avec l’élevage ­intensif et des pratiques d’un autre âge, tel le gavage des oies pour le foie gras car il y aura même du foie gras de synthèse. Mais cette viande in vitro ne pourra pas être consom- mée par les végétariens, car issue de cellules ani­- males. Et, surtout, avons- nous vraiment envie de ­vivre dans un monde où la viande serait d’origine ­artificielle avec tout ce que cela implique dans notre rapport à la nature ? Un monde nourri par les labo- ratoires des entreprises et plus par les paysans ?• Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 3 C’ est un pays où la question «as-tu mangé ?» a rem- placé notre conventionnel «comment ça va ?» lorsque l’on croise un collègue, ou que l’on ren- tre chez soi le soir. C’est un peuple incroyablement fier de la richesse de sa gastronomie, qui tâche d’ins- crire à la liste du patrimoine imma- tériel de l’Unesco le savoir-faire de ses nombreux bouis-bouis, mais qui peut déjà s’enorgueillir d’avoir été la première nation où deux restau- rateurs ambulants ont décroché une étoile au guide Michelin. «Peur». Singapour est donc un pays où l’on aime manger, et bien manger, mais où l’on pourra égale- ment bientôt consommer des nug- gets de poulet fabriqué en labora- toire. «Viande artificielle» est l’expression consacrée pour nom- mer cette nouvelle technique qui utilise des cellules-souches d’ori- gine animale cultivées ensuite dans un espace stérile. Le profes- seur William Chen, directeur du programme de science et techno­- logie alimentaire à la Nanyang Technological University de Sin­- gapour, préfère, lui, parler de «viande de culture» ou de «viande de laboratoire». de commercialiser de la viande arti- ficielle est l’aboutissement de deux ans passés à contrôler les ris- ques sanitaires d’une telle création, le professeur reconnaît tout de même que «les efforts se sont intensi- fiés avec le coronavirus». Singapour, malgré les paroles rassu- rantes de son Premier ministre qui assurait le 8 février que le pays avait des stocks alimentaires suffisants, n’a pas échappé à ces scènes de su- permarchés dévalisés dans un vent de panique très éloigné des images de civisme et d’ordre que l’on prête généralement aux Singapouriens. Lorsque les frontières se sont en- suite peu à peu fermées, le petit monde de l’élevage local a été sé- rieusement perturbé : l’absence d’une main-d’œuvre en provenance de la Malaisie voisine a ainsi ralenti de 30 % la production de volailles de Toh Thye San Farm, dont les pou- lets ne pesaient en moyenne plus que 1,3 kilo, contre 2 auparavant. Nuggets pionniers. Alors que la pandémie de coronavirus n’est tou- jours pas contrôlée à l’échelle mon- diale, Singapour songe déjà aux prochaines crises sanitaires globa- les. Pour le Pr Chen, «il faut s’assurer que l’on peut survivre quelques mois en cas d’arrêt total de l’approvision- nement alimentaire». Et pour un pays urbanisé plus petit que Lon- dres, la viande artificielle est une solution toute trouvée : «Comme les fermes verticales, que nous cher- chons également à développer, la viande produite en laboratoire ne prend pas beaucoup de place. En ou- tre, à ­Singapour, personne ne sera perdant avec son développement car nous n’avons que deux entreprises d’élevage, donc cela ne risque pas de causer de dommages à ce secteur, et cela n’affectera pas non plus l’ur­- banisme puisqu’il n’y a pas besoin de pâturage.» Aucun perdant donc pour le scien- tifique, mais clairement plusieurs gagnants : si la première entreprise autorisée à vendre de la viande de laboratoire est la start-up califor- nienne Eat Just, avec ses nuggets de poulet au prix d’une excellente vo- laille fermière, tout un écosystème singapourien est également prêt à mettre sur le marché du lait de synthèse, du porc ou des crevettes de ­laboratoire. En attendant toutes ces innova- tions, les nuggets pionniers sem- blent mettre toutes les chances de leur côté pour séduire les Singapou- riens. Le poulet est déjà la première viande consommée dans ce pays multiethnique qui compte des bouddhistes, des musulmans et des hindous. La start-up Eat Just assure par ailleurs qu’elle veillera tout de même à ce que son poulet artificiel puisse être certifié halal. Gabrielle Maréchaux Correspondance régionale à Kuala Lumpur A Singapour, les faux filets bientôt dans l’assiette La viande cellulaire de poulet va pouvoir être servie aux clients d’un restaurant de la cité-Etat asiatique, où le lait de synthèse, le porc et les crevettes sont également prêts à être développés en laboratoire. Le poulet artificiel développé par la start-up californienne Eat Just. Photo REUTERS Pour le scientifique, également membre d’un groupe d’experts au sein de l’Agence de sécurité alimen- taire de Singapour, le terme généri- que connote de manière négative ce nouveau produit dont la vente est autorisée à Singapour de- puis mercredi. «Artifi- ciel, ça fait toujours peur, et cela peut être ­trompeur ici : la viande de la­- boratoire n’utilise par exemple pas d’antibiotiques», développe-t-il. Pour tenir ce proces- sus inédit de ­fabrication loin de l’imaginaire de la science-fiction, l’universitaire for­- mé en Belgique propose également une analogie bien moins effrayante : «C’est comme le brassage de la bière», assure-t-il. Pour ­convaincre ses ­concitoyens de la nécessité de cette innovation, il développe une liste d’arguments qui résonnent de ma- nière très ­concrète en pleine pandé- mie, notamment celui de l’importa- tion. «Singapour est un petit pays. Nous importons plus de 90 % de notre alimentation, et l’année 2020 a montré que cela ­présentait un très grand risque. Il y a donc un besoin im­- périeux de trouver de nouvelles sources d’ali- mentation locales et, pour cela, de dépasser les fron­tières de la technologie.» Si cette certi­tude était déjà dans les esprits ­singapouriens avant le Covid-19, et si l’autorisation 200 km Mer de Chine méridionale Mer de Java CAMBODGE VIETNAM THAÏLANDE INDONÉSIE SINGAPOUR MALAISIE Kuala Lumpur Sumatra Ile de Bornéo Jakarta 4 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 ser le désir de produits nouveaux. Sur le premier point, ce sont les associations de “défense” des ani- maux qui sont mobilisées en mul- tipliant images et discours contre “l’élevage industriel” en plaçant finalement les consommateurs devant une alternative : ou “l’éle- vage industriel” ou la viande culti- vée [lire Libération de jeudi, ndlr]. Sur le second point, l’ouverture de restaurants pro­posant de la viande cultivée est une offre de distinction et un marqueur moral pour des consom­mateurs sensi- bles aux valeurs de l’idéologie do- minante qu’ils contribueront à propager. «Il existe une autre voie, que les promoteurs de la viande cultivée refusent de considérer, c’est l’éle- vage paysan. Nous pouvons sortir des systèmes industriels sans rom- pre nos liens avec les animaux de ferme en installant, non pas des incubateurs à viande à l’entrée des villes, mais des milliers de paysans dans les campagnes. N’en déplaise aux actionnaires et aux “défen- seurs” des animaux, les ­vaches ne sont pas encore sorties de l’his- toire.» Recueilli par S.F. A ncienne éleveuse et socio­- logue à l’Inrae, Jocelyne Porcher défend l’élevage à taille humaine et le retour à une re- lation plus consciente du consom- mateur avec l’animal qu’il mange. Elle s’oppose à la viande artificielle dans son dernier livre notamment, Cause animale, cause du capital (le Bord de l’eau, 2019). «L’arrivée de la viande cultivée dans les nuggets est perçue par certains comme l’amorce d’un changement de paradigme ali- mentaire qui serait bénéfique à la planète, aux animaux et aux ­consommateurs. Pourtant, cette évolution n’a rien de révolution- naire. Elle s’inscrit au contraire très logiquement dans la dynamique d’industrialisation de l’élevage en- tamée au XIXe siècle avec l’émer- gence du capitalisme industriel. «Lorsqu’en 2011, Joshua Tetrick, alors président de l’entreprise Hampton Creek Foods (rebaptisée Eat Just à la suite de déboires judi- ciaires) affirmait : “Le monde de l’alimentation ne fonctionne plus. Il n’est pas durable, il est malsain et dangereux […], nous voulons créer un nouveau modèle qui ren- drait le précédent obsolète”, il té- moignait clairement de ses inten- tions. L’objectif est bien de créer un nouveau modèle centré sur la production de la matière animale à partir d’animaux. Pour le bien commun, il serait, selon lui, main- tenant préférable de produire la matière animale sans les animaux ou du moins à un autre niveau d’extraction. La cellule au lieu de l’animal entier. L’incubateur au lieu de la vache. «Autrement dit, il s’agit de changer le processus de pro- duction et le niveau d’extraction mais pas le système de pensée sous-jacent qui reste le même, utilitariste et instru- mental. L’animal est toujours réduit à son potentiel de production. Ce qu’exprime claire- ment Mark Post, pionnier des re- cherches sur la viande in vitro : “La viande in vitro de bovin est 100 % naturelle, elle grossit en dehors de la vache.” Autrement dit cette der- nière n’est qu’un contenant que l’on peut remplacer par un incuba- teur. Elle n’a aucune existence au- delà de son utilité productive. «Cette production hors sol de ma- tière animale supposée nourrir le monde recèle, et c’est là son inté- rêt principal, un gisement de pro- fits quasi infinis. Car, si depuis une décennie, certains milliardai- res et fonds d’investissement mi- sent sur la viande cultivée, ce n’est pas par souci des animaux ou de la planète, qu’ils contribuent à ­détruire par ailleurs, mais parce que ­ces innovations sont ­potentiellement ­ultra-rentables et qu’elles vont géné- rer une dépendance ­alimentaire durable des consommateurs. «Si l’on suppose que la production de la matière animale en incubateur ne pose aujourd’hui plus de problèmes techniques majeurs, les stratégies des investisseurs sont de fait orientées sur la construction de la demande. Comment faire pour que les consommateurs, n’im- porte où dans le monde, ­consentent, voire réclament, de la viande cultivée ? Il faut d’une part susciter le rejet des anciens pro- duits animaux et d’autre part atti- Contre DR «Il existe une autre voie, c’est l’élevage paysan» semble être ­intéressé pour se lancer dans la course. En France, les investisseurs lorgnent plutôt d’autres substituts, comme Xavier Niel qui soutient la viande à base de plantes. Les jeunes pousses de la viande ­cellulaire bousculent un modèle de société, et en inquiètent certains. «On s’éloigne complètement de l’agricul- ture familiale. Est-ce qu’on veut vrai- ment que de grandes entreprises con- trôlent la production de viande dans le monde ?» met en garde Jean-Fran- çois Hocquette. Quant aux bienfaits environnementaux, ils restent à dé- terminer. L’arrivée de la viande in ­vitro pourrait réduire considérable- ment le nombre d’animaux d’élevage abattus, ce qui libérerait des terres, ferait baisser la ­consommation d’eau et d’énergie. Hormones chimiques Mais les études sur l’impact écolo­- gique patinent un peu, notamment parce qu’aucune usine n’est encore vraiment en fonctionnement. En 2011 puis 2014, la chercheuse Hanna Tuomisto, de l’université de Helsinki, a mené deux études évo- quant une «baisse substantielle des émissions de gaz à effet de serre». Mais un rapport de janvier 2019 du Forum économique mondial considère que la culture de viande de bœuf in vitro permettrait, «dans le contexte des mé- thodes de production», une «réduc- tion modeste» des gaz à effet de serre émis par rapport à la production bo- vine actuelle, de l’ordre de 7 %. L’en- quête préconise plutôt une transition vers des alternatives à base de plan- tes ou d’insectes. Peu après, une pa- rution de chercheurs de l’université d’Oxford assure pour sa part que, pour une même quantité produite, le méthane émis par le bétail ayant une durée de vie plus courte que le CO2 (douze ans contre plus de cent ans), cette industrie émergente et ses bio- réacteurs gourmands en énergie pourraient même être plus nocifs que l’élevage actuel sur le très long terme – les projections ayant été réalisées sur mille ans. La question des enjeux sanitaires reste elle aussi en suspens. Ses parti- sans disent la viande cellulaire moins grasse, sans antibiotiques ni virus ou bactéries présents dans les élevages et les abattoirs. Et produite sans en- grais ni pesticides. Le Forum écono- mique mondial, lui, estime que la viande de bœuf in vitro présente des conséquences sur la santé similaires à ceux de la viande naturelle. L’atten- tion des autorités sanitaires devrait notamment porter sur les hormones synthétiques ou chimiques utilisées pour la croissance des cellules, et les risques liés à la multiplication de cel- les-ci. Si aucun danger n’est avéré à ce jour, les études et les tests devraient prendre plusieurs années. Enfin, un point d’interrogation de- meure sur la réaction des consomma- teurs. Jean-François Hocquette : «La question qui se pose est : si on a de l’ar- gent public à dépenser, vaut-il mieux l’investir sur cette technologie assez incertaine ou sur d’autres recherches ou actions susceptibles de résoudre les problèmes tels que la réduction du gaspillage alimentaire et promouvoir un élevage plus agroécologique ?»• Suite de la page 2 L a philosophe Florence Burgat creuse ­depuis des années les ressorts de notre Humanité carnivore (son livre paru au Seuil, 2017). Végétarienne de longue date, elle estime que la viande de synthèse pourrait ­représenter un premier pas de géant vers un monde sans tuerie animale. «L’effroi nous saisit tous, désormais, à voir les conditions d’élevage et d’abattage des bêtes destinées à devenir de la viande industrielle, ­régulièrement dénoncées par les associations. Tout le monde ou presque s’accorde au- jourd’hui pour rejeter ces pratiques, et pour- tant, nous voulons continuer à manger de la viande. Tout le monde ou presque aimerait ­cesser ces tueries industrielles et encourager l’élevage “à taille humaine”, “artisanal”, et pourtant celui-ci ne peut répondre à la de- mande massive de viande. La viande de syn- thèse me semble donc répondre aux contradic- tions ­contemporaines : ceux qui le souhaitent pourraient continuer à manger de la viande, mais fa­briquée en laboratoire à partir de ­cellules ­d’animaux. «L’idéal, à mes yeux, serait que nous arrêtions tous de consommer de la chaire animale. Mais dans l’urgence (les élevages industriels sont des nids à virus et la deuxième cause du change- ment climatique), et puisqu’on ne basculera pas soudainement dans un régime végétal, la viande in vitro me semble être un premier pas colossal. «Je comprends mal la virulence de ceux qui s’y opposent. La réaction épidermique – “ça vient d’un labo, je ne sais pas ce qu’il y a dedans” – peut s’entendre. Mais sait-on ce qu’on mange quand nous ingérons de la viande reconstituée et bourrée d’antibiotiques issue de la filière in- dustrielle, d’animaux modifiés ­génétiquement et porteurs de ­pathologies ? «On reproche aussi à la viande ­artificielle d’être la création de start-uppers financés par des mil- liardaires – les riches ont bien le droit de se soucier de la condition animale ! – et par les grands ­groupes industriels de la filière viande. Personne n’est naïf : les firmes agroalimentaires ne se sont pas réveillées du jour au lendemain sou- cieuses du sort des animaux et du changement climatique. Elles anticipent la fin d’un système à bout de souffle et flairent un nouveau mar- ché. Mais quel est le problème si cela permet d’éviter la tuerie de centaines de millions d’animaux chaque année ? «La viande artificielle est par ailleurs un objet très intéressant philosophiquement : elle nous permet de faire la part des choses et de cerner ce à quoi nous tenons réellement dans la viande. Pourquoi refuser la viande in vitro ? Est-ce une affaire de goût, de consistance ? Ces sensations seront sans doute parfaitement re- produites et la grande majorité des produits carnés consommés aujourd’hui le sont déjà sous une forme transformée. Est-ce alors l’idée de manger un animal mort, le meurtre en lui- même, qui nous manquerait si on ne se nourris- sait pas de «vraie» viande ? On touche ici à quel- que chose de fondamental : pour asseoir sa singu­larité, l’humanité n’a pas seulement pensé sa dis- tinction avec l’animal, elle l’a agie en mangeant des animaux. «Pourtant je pense que nous pour- rions bien adopter à l’avenir la viande de synthèse. “Tuer des êtres vivants pour s’en nourrir pose aux humains, qu’ils en soient cons- cients ou non, un problème philo- sophique que toutes les sociétés ont tenté de résoudre”, écrit Claude Lévi-Strauss. La viande in vitro est peut-être la réponse contem- poraine à ce malaise. Le marketing est notre nouveau créateur de mythes. Il nous a long- temps fait croire que le morceau de viande que nous avions dans ­notre assiette venait d’un agneau élevé en plein champ (nous savions, bien sûr, que c’était faux, mais nous voulions y croire). Il pourra désormais nous faire «croire» qu’avec la viande de laboratoire, nous man- geons de la viande «heureuse», élevée dans une ferme. Nous continuerons à nous raconter des histoires, comme nous l’avons toujours fait.» Recueilli par Sonya Faure Pour L. Sueur «La viande de synthèse répond aux contradictions contemporaines» Événement 6 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 Le gouverneur chaviste de l’Etat de Miranda, Héctor Rodríguez, lors d’un meeting jeudi en Par Benjamin Delille Envoyé spécial à Caracas Photo Andrea Hernández Après une législature marquée par l’instabilité politique, le parti chaviste devrait retrouver sa majorité lors des législatives de ce dimanche, à la faveur du boycott du scrutin par le camp Guaidó. Les Vénézuéliens, eux, sont désabusés. «D imanche, tout le monde aux ur- nes !» Dans le gymnase Papá Carrillo, dans l’est de Caracas, le speaker chauffe une foule déjà gon- flée à bloc. La salle est pleine à craquer. Des casquettes de toutes les couleurs ornées d’une étoile blanche ont été distribuées. D’habitude, il n’y a que le rouge qui ressort de ce genre d’événement : le rouge du Parti socialiste uni- fié du Venezuela (PSUV), le parti au pouvoir. Entre deux déclarations, des tambours résonnent pour ga- rantir que l’ambiance ne re- tombe jamais. On danse en attendant l’arrivée de Jorge Rodríguez, ministre de la Communication, ancien vice- président et candidat pour devenir député de Caracas à l’Assemblée. L’heure d’un dernier meeting, ce jeudi soir, avant les législatives de ce ­dimanche. «Vive Bolívar, vive Chávez, vive Maduro !» A chacun des noms qui incarnent la révo- lution bolivarienne, la foule s’embrase en cris et en ap- plaudissements. «Nous allons enfin récupérer le pouvoir ­législatif !» lance le candidat après avoir retiré son mas- que. Depuis 2015, l’Assem- blée nationale est en effet aux mains de l’opposition dont une grande majorité préfère aujourd’hui boycot- ter le scrutin, après cinq an- nées d’intense crise politi- que, dénonçant une «farce électorale». Survivre «Une farce, c’est quand on se plante au milieu d’une place et qu’on se proclame prési- dent, enchaîne au micro le gouverneur chaviste de l’Etat de Miranda, Héctor Rodrí- guez. La véritable farce au Venezuela s’appelle Juan Guaidó et il va quitter l’As- semblée ce dimanche !» Nou- veau tonnerre d’applaudis­- Monde VENEZUELA «Une bataille pour savoir qui aura le moins de votes» Reportage Des autocars ont acheminé des pro-Maduro de toute la région. sements, comme à chacune des très nombreuses saillies contre une opposition accu- sée ici d’être à l’origine de tous les maux du Venezuela. «Ils avaient promis d’en finir avec les queues devant les ­magasins et la faim. Mais ils n’ont rien fait, s’emporte Ci- priano, un militant retraité. Ils ont demandé aux Améri- cains de nous envahir, de blo- quer notre économie, et au- jourd’hui, on ne peut même plus s’acheter de quoi manger ou se soigner. Ils nous ont traî- nés dans le chaos.» Ce qu’il oublie de préciser, c’est que, depuis 2015, les dé- putés d’opposition n’ont pas voté une seule loi. A peine quelques jours après leur vic- toire, le Tribunal suprême de justice (TSJ), réputé proche de Nicolás Maduro, a invalidé l’élection de trois députés de l’Etat d’Amazonas. Trois ­députés sans lesquels l’oppo­- sition perdait sa majorité ­absolue. Le Parlement a dé- cidé de leur faire prêter ­serment coûte que coûte et, dès lors, chaque décision Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 7 renverser le président véné- zuélien n’a jamais été tenue. Dans ce qui ressemble à une dernière tentative un peu dé- sespérée, Guaidó a convoqué, de lundi à samedi, en paral- lèle du scrutin législatif, une consultation populaire, pour permettre à ses partisans de voter contre la tenue des élections. «Plus personne ne répond à leurs appels à manifester, se moque Yeliz, présent au gym- nase Papá Carrillo ce jour-là. Alors que nous nous sommes toujours aussi nombreux.» Il est vrai que la salle est com- ble, mais c’est à grand renfort de cars qui attendent quel- ques rues plus loin pour ra- meuter des soutiens des qua- tre coins de l’Etat. Et c’est la même chose dans tous les meetings qui viennent con- clure la campagne un peu partout dans Caracas. Autour, la difficile vie vénézuélienne suit son cours. Et l’on jette un regard désabusé sur ces ras- semblements bruyants, à peine différents des manifes- tations presque hebdomadai- res organisées par le PSUV, en lien avec le gouvernement. «Ce à quoi on assiste, c’est une bataille pour savoir qui aura le moins de votes», ironise Luis Vicente León, politolo- gue et président du cabinet de sondages Datanálisis. Il s’attend à une participation historiquement basse pour le scrutin législatif. «Peut-être 30 à 35 %, calcule-t-il. Pour la consultation populaire, nous n’avons pas de chiffres mais dant toute la campagne, les candidats du PSUV ont pro- mis que les anciens députés seraient jugés pour «trahison à la patrie». Le principal can- didat, Diosdado Cabello, s’est même engagé à faire voter une loi dès le lendemain de l’installation de la nouvelle Assemblée pour «punir les apatrides». «C’est une ma- nière de les pousser dehors, analyse Phil Gunson. Ils sa- vent très bien qu’une opposi- tion en exil à la cubaine n’a aucun poids en interne.» «Sa tentative de créer un Etat parallèle censé se substituer à Maduro a échoué, juge Temir Porras, ancien conseiller du président vénézuélien entré en dissidence. La principale conséquence, c’est que le ­Venezuela va renouer avec une forme de stabilité institu- tionnelle, mais au mépris des valeurs démocratiques car l’abstention va être très grande.» Un constat que ne partagent pas les militants du gymnase Papá Carrillo. Tous ici pensent que leurs nouveaux députés, pourtant déjà ancrés dans le pouvoir politique depuis de nom- breuses années, trouveront une solution à la crise et aux sanctions américaines qui ne semblent pourtant pas près d’être levées.• «Le Venezuela va renouer avec une forme de stabilité institutionnelle, mais au mépris des valeurs démocratiques.» Temir Porras ancien conseiller de Hugo Chávez entré en dissidence banlieue de Caracas. EXPO du 25/09/2020 au 13/02/2021 37 rue de Turenne Paris 3e Gratuit - maifsocialclub.fr https://programmation.maifsocialclub.fr/ programmation/transmission/trop-classe EXPO du 25/09/2020 au 13/02/2021 37 rue de Turenne Paris 3e Gratuit - maifsocialclub.fr https://programmation.maifsocialclub.fr/ programmation/transmission/trop-classe prise dans l’hémicycle est ju- gée nulle et non avenue par le TSJ. Le Venezuela vit de- puis au rythme de l’instabi- lité politique avec d’un côté une Assemblée nationale qui tente de survivre politique- ment, de l’autre un pouvoir exécutif qui gouverne par dé- crets et avec l’aide d’une As- semblée constituante mise en place en 2017. Le tout sur fond de crise économique sans précédent. Désarroi Depuis le 23 janvier 2019, la crise a pris un nouveau ­virage lorsque Juan Guaidó, président de l’Assemblée ­nationale, s’est proclamé pré- sident par intérim quelques mois après un autre scrutin, lui aussi boycotté par l’oppo- sition, qui avait vu Nicolás Maduro se faire confortable- ment réélire à la tête du pays. L’opposant issu du parti ­Table de l’unité démocrati- que (MUD) a reçu le soutien d’une cinquantaine de pays, en particulier des Etats-Unis, mais la promesse faite de ça devrait être encore plus bas.» Avec l’inflation tou- jours aussi galopante du ­bolivar, le pouvoir d’achat qui continue sa chute, les ­Vénézuéliens se détournent de plus en plus de la politi- que. «Le vote n’est plus perçu comme un outil de change- ment, il y a une grande m é f i a n c e » , analyse Jesús González, profes- seur de sciences politiques à l’Université centrale du ­Venezuela. Dans les cafés de Caracas, qui rouvrent après des mois de fermeture, les avis sont partagés. Certains préparent leur week-end comme si de rien n’était : «A quoi bon vo- ter, on connaît déjà le résul- tat, s’agace une passante. Moi, j’irai à la plage ce di- manche, pour être sûre d’être tranquille.» D’autres comme Mario, un chauffeur de taxi, pensent au contraire voter contre le gouverne- ment, sans cacher leur dé- sarroi : «Les ­opposants qui se présentent, je ne les con- nais pas, ce sont presque tous des inconnus, peut-être même des vendus. Mais j’ai envie d’exercer mon droit et de voter contre ce ­gouvernement.» «Reprendre le contrôle» «Il y a trois types d’“oppo- sants” qui s’engagent dans le processus, détaille Jesús González. Il y a d’abord des alliés historiques du cha- visme qui commencent à ­devenir plus critiques de ­Nicolás Maduro, comme le Parti communiste.» Pendant toute la campagne, le PCV a d’ailleurs accusé la télévision d’Etat, VTV, d’avoir invisibi- lisé ses candidats. «Ensuite, il y a une deuxième opposi- tion, incarnée par des candi- dats comme Henri Falcón ou Timoteo Zambrano, qui ont toujours cru dans le vote et dans la négociation.» Le premier était d’ailleurs le principal rival de Maduro en 2018, accusé par l’opposi- tion majoritaire de faire le jeu du gouvernement. «Il y a enfin des députés qui ont fait dissidence avec Juan Guaidó il y a un an, et sur lesquels ­pèsent de forts soupçons de corruption.» Ils sont accusés d’avoir touché des pots-de- vin pour défendre un entre- preneur colombien proche du gouvernement. Et en jan- vier, ils se sont alliés aux ­chavistes pour tenter de prendre la présidence de l’Assemblée nationale. «On assiste à un processus électoral vraiment confus, dont l’issue semble para­- doxalement assez claire, tran- che Phil Gunson, de l’Inter- national Crisis Group. Le gouvernement veut sortir l’opposition majoritaire et re- prendre le contrôle de tous les pouvoirs de l’Etat.» En clair : en finir avec Guaidó, qui n’exis- tera désor- mais plus que grâce à ses soutiens in- ternationaux. «Et même ça, ce n’est pas garanti», enfonce Luis Vicente León. A partir de jan- vier, il n’est pas sûr que l’UE accepte de reconnaître la lé- gitimité d’une personne dont le mandat est officiellement terminé et qui décide unila­- téralement de le prolonger de manière indéfinie. «Ils voulaient soutenir un démo- crate, pas un Charles Quint ou un Louis XIV ! explique le politologue. Le seul soutien qu’il devrait garder, c’est celui des Etats-Unis, mais pour combien de temps ? Si Joe ­Biden décide de lui couper les vivres, il ne pourra plus rien faire.» A l’intérieur du pays, l’oppo- sant et ses soutiens risquent d’être poussés à l’exil. Pen- 200 km BRÉSIL COLOMBIE GUYANA VENEZUELA Océan Atlantique Mer des Caraïbes Caracas «J’ ai commencé le confinement avec 50 euros en poche», se souvient Ali (1), serveur d’un petit restaurant de l’est parisien. En France depuis huit ans, le jeune homme originaire du Pakistan multiplie les pe- tits boulots non déclarés, faute de pa- piers d’identité français. Déjà en souf- france de cotisations chômage, retraite, de couverture des risques d’accidents du travail, de bulletins de paie facilitant l’accès au logement ou au crédit ban- caire, celui qui travaille trente-cinq à quarante heures par semaine dans ce bar subit de plein fouet le second confi- nement. A son annonce, le 30 octobre, il s’est retrouvé du jour au lendemain sans la moindre ressource. Comme Ali, au moins 2,5 millions de personnes en France exerceraient un travail dit «au noir», selon une étude du Conseil d’orientation pour l’emploi de février 2019. Les difficultés à calculer un phénomène, de fait impalpable, biaisent cette estimation, qui doit être en dessous de la réalité. Le secteur de l’hôtellerie-restauration compte parmi les plus touchés par ce type de prati- que, qui consiste à ne pas déclarer l’in- tégralité de l’activité d’un salarié pour échapper aux prélèvements sociaux. Un cas de figure qui concernerait 5 à 6 % de la masse salariale de la profes- sion, au coude à coude avec le BTP, l’agriculture ou les services à la per- Par Pauline Achard 8 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 Le travail non déclaré concernerait 5 à 6 % de la masse salariale de l’hôtellerie-restauration, selon une étude du Conseil d’orientation pour l’emploi. Photo M. Gaillard. REA Des travailleurs au noir qui se retrouvent à la rude Exclus de toute aide, beaucoup d’employés non déclarés de l’hôtellerie-restauration se sont brutalement retrouvés sans revenu après la fermeture des établissements. Avec à la clé de graves problèmes liés aux impératifs du quotidien : logement, alimentation… france sonne, selon ce même rapport. Com- plètement exclu des dispositifs d’aides gouvernementaux, le serveur de 28 ans, qui sous-loue une chambre chez une connaissance, a obtenu un délai pour payer son loyer. «Je n’ai jamais touché d’aides depuis que je suis arrivé seul quand j’étais mineur, c’est comme si l’Etat niait mon existence, soupire Ali. Mais là, c’est la première fois que je me retrouve plongé dans une telle situation financière, aussi brutalement.» Si son cercle d’amis proches représente une certaine «sécurité», le garçon de café préfère continuer à se débrouiller par lui-même tant qu’il le peut. «J’ai trouvé des techniques pour cuisiner des plats copieux et pas chers», explique-t-il. «Un état de stress inédit» Si les travailleurs sans papiers rencon- trent des difficultés considérables à se faire déclarer, «les patrons de TPE ou PME ont plus largement recours au tra- vail dissimulé», affirme le secrétaire gé- néral de la CFDT hôtellerie tourisme restauration d’Ile-de-France, Pascal Pedrak. Dans le bistrot où travaille Ali, seuls quatre des douze salariés sont dé- clarés, et ce sont les managers. Après l’annonce du second confine- ment, Julia (1), étudiante de 23 ans, a elle aussi été soudainement fragilisée financièrement. Son job de serveuse dans un bar parisien lui permettait, bien que complètement dissimulé, de subvenir à ses besoins depuis un an tout en poursuivant ses études de L e rendez-vous est an- nuel, mais il prend ce samedi une résonance particulière. Appelés, comme chaque 5 décembre, à se mobiliser partout en France, chômeurs et précai- res ont de quoi se sentir, plus que jamais, les grands ou- bliés du «quoi qu’il en coûte» macronien. Saison- niers, intérimaires, CDD d’usage, extras de la restau- ration… plus que les autres, ces étudiants, travailleurs ou aspirants travailleurs, bien souvent jeunes mais pas toujours, auront payé leur tribut à la crise sanitaire et économique. Et ce, dès le mois de mars avec, à l’orée du premier confinement, une explosion des inscrip- tions à Pôle Emploi après des ruptures de périodes d’essai, des fins de mission d’intérim ou des fins de CDD. Sans compter, dans le secteur de la restauration notamment, tous ceux qui, parce qu’ils travaillent sans être déclarés, ne pouvaient aucune aide (lire ci-dessous). «Provocation». Face à cette situation, les mesures annoncées par le gouverne- ment, qui assure tout faire pour ne laisser personne «sur le bord du chemin», sont largement insuffisan- tes, estiment dans un com- muniqué commun la CGT et les autres organisateurs de la mobilisation : la FSU, Soli- daires, la Fidl, l’UNL, le MNL et l’Unef. «L’annonce de l’aide, pour quelques mois, de 900 euros, pour cer- tain·es précaires, sonne comme une provocation au vu des conditions drastiques de son obtention», écrivent- ils en référence au fait qu’il faudrait avoir travaillé 60 % du temps en 2019 pour en bénéficier. Ce qui concerne- rait environ 400 000 per- sonnes, selon le gouverne- ment, loin des 2 à 3 millions de personnes identifiées par les syndicats et les organisa- tions de jeunesse comme devant être soutenues. «On voit que se polarise en France une protection so- ciale à deux vitesses : une pour les travailleurs stables et une autre pour les précai- res, qui n’ont pas bénéficié du chômage partiel et qui n’ont pas non plus touché d’in- demnités chômage», analyse Pierre Garnodier, secrétaire de la CGT chômeurs. Selon lui, quelque 60 rassemble- ments sont prévus ce sa- medi dans le pays, «du ja- mais-vu». A Paris, le cortège partant de la Porte des Lilas à 14 heures devrait marier les revendications des pré- caires et chômeurs avec celle de la coordination ­StopLoiSécuritéGlobale, qui réclame toujours le retrait de ce texte de loi et de son fa- meux article 24. Entre l’arrêt des licencie- ments, une Sécurité sociale intégrale et le passage à une semaine de trente-deux heures pour partager le tra- vail, les mots d’ordre ne manqueront donc pas. Mais l’un des plus centraux est sans nul doute le retrait de la réforme de l’assurance chô- mage, un projet auquel le gouvernement s’accroche envers et contre tout, bien Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 u 9 travaille à temps plein dans ce même bistrot depuis un an et demi, ne dis- pose pour sa part que d’un contrat d’une journée par semaine, soit 186 eu- ros de chômage partiel depuis la fer- meture administrative. Si le travail au noir stagne depuis des années, ce tra- vail au gris a explosé dans tous les sec- teurs entre 2013 et 2018, selon le baro- mètre «Oui Care-Market Audit». Un moyen pour les employeurs de justifier la présence d’un salarié en cas de con- trôle, tout en évitant de verser l’inté- gralité des cotisations sociales. «Je me suis sentie trahie» Les APL et le RSA suffisent à payer le loyer de son appartement en région pa- risienne d’un montant de 700 euros, mais après ses dépenses fixes, il ne reste que 50 euros au serveur d’une trentaine d’années pour vivre. «Avec Julia on ne pouvait plus faire les cour- ses, nous avons eu très peur lorsque le Président a annoncé le second confine- ment, après un printemps déjà diffi- cile», souligne le jeune homme. «Je cherche depuis un mois du travail, en vain. J’ai postulé partout, dans tous les secteurs, et même dans d’autres pays, raconte Yan. Il n’est plus question de sa- voir ce que je veux faire, je ne peux pas me permettre d’y réfléchir. Là je n’ai plus le choix, je dois juste travailler.» Sentant le vent tourner, Julia avait, cou- rant septembre, formulé à sa patronne son souhait d’être déclarée, au moins une journée par semaine. «Quand elle qu’il ait déjà reporté son en- trée en vigueur compte tenu du contexte économique. Conseil d’Etat. Ce texte, un des plus brutaux jamais adoptés à l’encontre des de- mandeurs d’emploi, notam- ment des précaires abonnés aux petits boulots, ne mobi- lise pas seulement l’ensem- ble du champ syndical. Il a aussi été dénoncé fin no- vembre par le Conseil d’Etat, qui a déclaré contraire au «principe d’égalité» l’une de ses dispositions majeures, le nouveau mode de calcul du «salaire journalier de réfé- rence», qui aurait pour con- séquence de faire varier du simple au quadruple les in- demnités versées pour une même durée de travail. Aux dernières nouvelles, le gouvernement disait plan- cher sur une solution alter- native, mais respectueuse de la «philosophie» de la ré- forme. Laquelle philoso- phie, qui consiste à ne ja- mais trop en donner pour ne pas «désinciter» à la recher- che d’un emploi, est au cœur du mécontentement qui de- vrait s’exprimer ce samedi. Frantz Durupt Source: ACPM octobre 2020 Grâce à vous, notre progression est la deuxième plus forte des quotidiens français. +10.4% D’AUGMENTATION DE NOTRE DIFFUSION +107% D’AUGMENTATION DE NOS ABONNEMENTS NUMÉRIQUES À NOS LECTEURS FIDÈLES, MERCI À NOS LECTEURS NOUVEAUX, BIENVENUE a refusé, je me suis sentie trahie parce qu’elle savait ce qui m’attendait et mal- gré notre relation de confiance, elle m’a assuré manqué de moyens», raconte l’étudiante. Sur les cinq personnes à temps plein du bar où elle travaillait, seulement deux sont partiellement dé- clarées. Selon le délégué syndical de la CFDT, cette tendance serait en partie liée au caractère ponctuel et fluctuant du secteur, «tout comme la construc- tion, qui fonctionne par mission». Pascal Pedrak estime que «le problème qui se pose pour la part massive de travailleurs dissimulés est qu’ils n’ont pas d’intermé- diaires, de structure juridique pour les représenter». Par ailleurs, si ces pratiques sont systé- miques dans le secteur de l’hôtellerie- restauration, entre autres, Julia admet que le manque de soutien aux établis- sements fermés jusqu’au 20 janvier a minima ne met pas les employeurs dans la meilleure position pour recru- ter. «C’est un cercle vicieux : ma pa- tronne s’est beaucoup endettée depuis le début de la crise sanitaire, le proprié- taire du local a refusé de lui annuler le loyer comme Emmanuel Macron avait appelé à le faire ; son café est vraiment très mal en point depuis mars, nuance- t-elle. Le problème finalement, c’est que le gouvernement nous demande de nous appuyer les uns sur les autres, mais tout le monde est dans la merde, donc tout le monde coule.» (1) Les prénoms ont été modifiés. Chômeurs et précaires mobilisés face aux inégalités Ce samedi les plus fragilisés seront dans la rue pour réclamer de meilleures aides et le retrait de la réforme de l’assurance chômage. sciences sociales. «Passer de vingt et une heures de travail par semaine à zéro sans préavis m’a plongé dans un état de stress inédit», témoigne la jeune femme, qui comptait sur cette fin d’an- née pour compenser la fermeture esti- vale du troquet. Malgré la bourse du Crous, Julia a dû mettre son studio en location, faute de revenus. «Je me suis sentie complètement abandonnée ; le gouvernement fait comme si toute la France était en CDI alors qu’en propo- sant ces aides limitées, il écarte une grande partie de la société, dénonce l’étudiante, excédée et sans perspective pour les prochaines semaines. Depuis un mois, je ne peux plus être chez moi pour suivre mes études dans le calme, et pendant ce temps l’exécutif continue de décaler la réouverture des bars et res- taurants. Je ne sais même pas quand je pourrai récupérer mon appartement.» En attendant de trouver une solution, Julia a dû quitter Paris pour s’installer dans la famille de son conjoint Yan (1), lui aussi barman. Le jeune homme, qui «En proposant ces aides limitées, le gouvernement écarte une grande partie de la société.» Julia étudiante et serveuse non déclarée 10 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Décembre 2020 Face aux ravages de l’alcoolisme, médecins et militants demandent au gouvernement une meilleure régulation de la boisson locale, bien moins taxée qu’en métropole. Des champs de cannes à sucre aux Lianes, à Saint-Joseph, le 1er juillet. Par Laurent Decloitre Correspondant à la Réunion Photos Thierry HOARAU LA RÉUNION «Le rhum réveille le diable en eux» france U ne vitre fendillée témoigne de la der- nière «incivilité» : les urgentistes du CHU de Saint-Denis, l’hôpital du chef-lieu de la Réunion, reçoivent «quoti- diennement» des personnes ivres, qui «met- tent le chantier». «Elles insultent les autres patients et les soignants, on doit se mettre à plusieurs pour les attacher», raconte Guy Henrion, responsable du service. La plupart du temps, les ivrognes décuvent sur leur lit d’hôpital et repartent à 6 heures du matin. Pour autant, l’urgentiste soupire : «On ne les met pas dans un coin ; l’alcoolisme n’implique pas de délit de sale gueule. Ils peuvent avoir subi un traumatisme crânien ou suffoquer dans leur vomi.» Ce témoignage illustre une triste réalité, poin- tée par Santé publique France dans un rap- port publié en janvier dernier : à la Réunion, 7,3 % des passages aux urgences des hommes sont en lien direct avec une consommation d’alcool, contre 2 % au niveau national. Et le taux de mortalité des principales pathologies causées par l’alcool chez les hommes y est de près de 40 % supérieur à celui de la métro- pole. Cirrhoses, cancers du pancréas, troubles neurologiques… La Réunion compte égale- ment le plus grand nombre de cas de syn- drome d’alcoolisation fœtale : cinq fois plus qu’en métropole, selon les derniers chiffres de l’Observatoire français des drogues et toxi- comanies. hécatombe sur les routes Ces ravages, l’alcool en provoque dans toutes les strates de la société. Lorsqu’elle a été nom- mée à la Réunion, Caroline Calbo a été «frap- pée» par l’importance des violences intrafa- miliales dues à une alcoolisation massive. «La phrase que j’entends le plus souvent, c’est : “Il est tellement gentil quand il n’a pas bu.”», illustre la procureure du tribunal judiciaire de Saint-Pierre, dans le sud de l’île. Son ho- mologue de Saint-Denis, Eric Tufféry, ren- chérit : «L’alcool est responsable de 70 % des af- faires de violences conjugales. Ici, l’idée générale, c’est que tu n’es pas un homme si tu

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