L'HUMANISME MUSULMAN L'humanisme est l'un des concepts-clefs essentiels à la civili sation occidentale. Il n'est déjà pas très facile d'en fixer le sens. Qu'en est-il de la notion d'un humanisme musulman ? Notre maître René Maunier disait que le seul moyen de con naître l'Islam, c'était de se faire musulman : c'est-à-dire, ajoutait-il avec un humour plein de tendresse, faire partie de l'humanité accroupie, jeûner, le jour, un mois d'affilée et, à l'occasion, ripailler à éclater, manger une pastèque entière en plongeant la tête dedans, éructer bruyamment par civilité après un repas, souffrir qu'on vous rase la tête à l'aide d'un couteau ébréché, avoir une pluralité d'épouses et tour à tour les séquestrer, et les chasser, ponctuer chaque phrase d'un retentissant inch Allah I (si Dieu le veut) pour éviter l'abandon à une assurance irrévérente, enfin substituer, dans votre cerveau, à la connaissance la croyance, à la sagesse la contemplation, à la vertu la foi, au profane le religieux... Encore cette liste de mutations est-elle loin d'être exhaustive. Mais ne se fait pas Arabe qui veut, et bien rares sont les Européens qui ont poussé la ferveur jusqu'à la dévotion et celle-ci jusqu'à la conver sion, comme le philosophe René Guenon. 1 Comment les Musulmans eux-mêmes ne s'égarent-ils pas dans l'entrelacs des « permis » et des « défendu », du bon ton et du mau vais aloi, quand l'arc en ciel des nuances à respecter vire à chaque seconde au rythme des circonstances ? Tout a été dit sur les pièges qu'oppose à notre logique l'âme musulmane, rétractile, ambiva lente, aimant dissimuler l'acte sous le symbole, et dont enfin, selon l'image du professeur Jacques Berque, le comportement doit s'entendre sur plusieurs registres à la fois. Ame volubile, quand elle consent à se livrer, mais qui alors se plaît à nourrir ses formula tions prestigieuses d'éléments métaphoriques qui sont autant de subtils mensonges. Ce que l'Islam dénomme Loi n'est pas seule- • 296 LA REVUE ment le droit positif mais la morale, le rituel, les belles manières, le scabreux abécédaire des rapports conjugaux. Nous percevons mal, comme, au demeurant les intéressés eux-mêmes, les arcanes de leur ambiguïté. Ces princes qui gouvernent en se piquant de laïcisme gardent jalousement leur titre de « combattant suprême » lors de la Khotba (ou sermon public) du vendredi, et c'est au nom de notre principe européen des nationalités que le Moudjahid, le combattant de la foi, entend ressusciter une patrie locale dont l'histoire, consultée, n'a jamais entendu parler. Tour à tour ou simultanément, on se flatte d'appartenance coranique ou socia liste, et le moderniste féru d'individualisme exalte la grande communion atavique de l'Islam. Ces tensions opposées, cette fluidité aussi, ce dépassement, enfin, de l'objet et de soi-même, tiennent lieu de règles, et ont fait définir par Robert Montagne les institu tions aussi bien que la typologie musulmanes comme des « phéno mènes nébuleux ». Ce qui nous semble vertu ou noblesse (la pudeur, l'hospitalité, par exemple) n'est peut-être que parade magique. Pourtant, ni la clandestinité, ni la comédie sociale, dans les quelles, de la naissance à la mort, se plonge avec volupté ce mytho mane, ni les disparités culturelles des différents groupes ethniques (égyptien, iranien, andalou, voire maghrébin, pour nous en tenir au peuplement méditerranéen et proche-oriental) n'ont enrayé, si elles l'entravent encore, notre connaissance de l'homme musul man. Certains traits généraux, et en premier lieu l'obédience à des normes morales et sociales spécifiques, se retrouvent, plus ou moins purs, dans tous les pays du dar al Islam; l'archétype s'affirme naturellement dans ce « cœur » de l'immense corps islamique que constituent les zones arabophones. Dans Souvenirs et Visions d'Afrique, Emile Masqueray écoute1 un vieux cheikh l'interpeller en ces termes : «Tu crois que tu possèdes beaucoup de science, et qu'au moins tu sais aimer. Détrompe-toi. Tu ignores tout, et tu n'aimes rien. Tu as appris que la terre tourne autour du soleil, que le sang qui circule dans le corps de l'homme est un fleuve qui revient à sa source, qu'il y a, par delà la mer des ténèbres, des terres couvertes d'arbres différents des nôtres et habitées par des hommes jaunes ; mais ni toi ni tes maîtres n'avez • 297 L'HUMANISME MUSULMAN encore reconnu que toutes le» créations et toutes les créatures de l'univers sont des signes. « Tu poursuis la beauté des femmes et tu te réjouis quand elles t'ouvrent leurs voiles, mais comprends-tu, sinon comme un païen, ce que disent leurs yeux et leurs lèvres ? Il y a des signes divins dans les femmes,-des signes divins dans la mer quand elle s'étend, le jour, sous le soleil, ou se rétrécit, la nuit, sous les étoiles ; des signes divins dans ton souffle, dans tes muscles, dans tes os et dans ta chair... Dieu te parle à tontes les secondes de ta vie une langue immensément riche et sonore, auprès de laquelle les milliers de mots que tes docteurs griffonnent dans leurs livres n'ont même pas la valeur d'une poignée de sable. (Et tu n'entends rien)... Tu en es là parce que tu aimes les signes de Dieu sans les comprendre, au lieu de Dieu lui-même ». Si nous nous sommes attardés à ces propos, c'est qu'ils résument, en leur simplicité, la définition toujours valable des limites de l'hu manisme islamique, ainsi que le peut montrer une cursive enquête sur Yhomme, puis sur sa cosmogonie, enfin sur ses institutions cul turelles et sociales. *** Que dire, tout d'abord, de Yhomme musulman ? Un homme prosterné, face contre terre, devant Dieu, nous le dépeint le lucide essayiste afghan Nadjm Ouddine Bammate. Islam signifie littéralement « soumission » ; au sens étymologique le musulman est donc celui qui se livre totalement au décret divin. L'adhésion à l'Islam, la chahada ou profession de foi, par laquelle la créature reconnaît Allah pour seul Dieu et Mahomet pour son Prophète, est l'action capitale de celui dont la seule vocation est d'être le chahid, le témoin de l'Unité divine. Ce n'est donc pas en tant qu'être humain doué de pouvoirs propres, mais en qualité de « témoin de Dieu », que l'homme sera respecté en Islam et aura droit aux valeurs de justice, d'égalité et d'entr'aide. Et il en béné^ ficie seulement au sein de la communauté fraternelle des croyants. Les athées méritent en effet la mort ; les « gens du Livre », chrétiens et juifs, seront seulement tolérés, sur le territoire de l'Islam, à titre de dhimmi, étrangers exclus de YUmma ou communauté musulmane. • 298 LA REVUE Certes, le principe de Yaman ou sauvegarde, le statut des dhimmi, constituent des éléments de sécurité. Mais combien étri qués ou précaires ! La tolérance n'est pas désintéressée, mais octroyée moyennant de lourds tributs annuels ; et elle cède vite devant les réveils du fanatisme, ces continuels appels à la « guerre sainte » qui permettent, de nos jours encore, à tous les brigandages de colorer d'une teinte sacrale exactions et meurtres. En vérité, la tolérance islamique est un bienfait qui ne joue à plein que pour l'usage interne : au sein de la communauté, les divergences entre les écoles ou « rites » orthodoxes ou sunnites et entre sunnites et hérétiques chiites ou kharidjites, sont même « une manifestation de la grâce de Dieu », dit le Coran. Ainsi en Islam, où le laïcisme à part entière est honnêtement impensable, la religion elle-même défend de réaliser cet universa- lisme, inconnu certes de l'Antiquité où esclaves et métèques étaient exclus des droits de citoyenneté, mais qui est encore, chez nous, devenu le fondement même de tous les concepts humanistes. Les non-croyants seront jalousement exclus de cette forteresse, et les bons musulmans, claustrés dans leur confortable supériorité cora nique, repousseront avec horreur, en dépit des facilités accordées par la. loi des infidèles, toute adhésion à une organisation tempo relle étrangère à leur « société close ». Avant la charte de 1947, chaque année seuls quelques Algériens se risquaient à user de la faculté d'accéder à la citoyenneté française, et beaucoup, sitôt obtenu le profit résultant de leur nouvelle allégeance, s'empres saient d'oublier celle-ci, ainsi que l'indique le professeur Chauveau dans une spirituelle étude sur Les Citoyens qui s'ignorent; et le drame de la ségrégation des éléments ethniques en Afrique du Nord réside, pour une large part, dans l'observance vétilleuse, par le milieu musulman, des prescriptions coraniques à proprement parler racistes, qui interdisent à la femme l'acte abominable d'épouser un infidèle. Aussi bien notre distinction du spirituel et du temporel ne sau- sait-elle avoir cours, là où le Sacré imprègne, de ses implications écrasantes, chacune des contingences politiques et sociales. Mais cette ferveur religieuse éminemment caractéristique de l'ensemble des disciples de Mahomet, et intense à ce point qu'elle impose les primats du Sacré dans tout le domaine humain, d'où procède- t-elle ? Elle n'est issue, semble-t-il, ni des séductions d'une dogmatique 299 L'HUMANISME MUSULMAN au demeurant bien peu originale par rapport aux monothéîsmes qui l'ont précédée, ni des pouvoirs envoûtants du culte — encore que le rituel constitue une merveilleuse école de discipline, avec les cinq obligations ou « piliers » : chahadji ; jeûne du mois du Rama dan, zakat ou aumône légale, pèlerinage à La Mecque et surtout prière multi-quotidienne, dont les savantes alternances de pros ternation et de recueillement projettent l'adorant hors de son continuùm physique, par delà l'espace et la durée, en ce milieu où Alexis Carrel croyait discerner « l'être immanent dans tous les êtres et les transcendant tous, que nous appelons Dieu ». Sa reli giosité, le musulman la tire des profondeurs de sa culture, et de son . affectivité. Alors que la dualité de l'intuition religieuse et de la formalisation — du sentiment et de la théologie — observée dans toutes les religions, a peu à peu disparu chez les Chrétiens qui, attirés par le rationalisme, ont négligé leurs facultés intuitives, chez les islamiques, au contraire, le cœur a persisté à l'emporter sur la logique. Aujourd'hui encore, un maghrébin cultivé le répète (1) : la société islamique est régie par des lois d'émanation divine, tandis que les autres sociétés le sont par des lois d'émanation humaine. Ainsi l'homme musulman n'est rien, dans un univers qui rend inutiles la confession, l'intercession, l'absolution, la rédemption sacrificielle et le principe même d'un intermédiaire entre le fidèle et le Créateur. Or, pareille sujétion absolue semble étrangère à la dimension humaine, telle que, du moins, nous la percevons à la lumière de nos canons occidentaux. Les manifestations terrestres de la volonté créatrice de Dieu n'étant que le signe (aya) de ce que sa puissance réalise dans l'autre vie, elles n'ont pas à répondre aux fins naturelles de l'homme. D'autre part, tandis que le chrétien place toute grandeur ici-bas dans la lutte perpétuelle de la créa ture contre la nature et les instincts, le credo islamique instaure une forme très différente de renoncement lorsqu'il enseigne que c'est la foi qui compte, et non pas l'œuvre. Pourquoi le musulman consacrerait-il sa vie à se perfectionner et refuserait-il, comme le chrétien, de s'installer sur cette terre, dès l'instant qu'il est assuje de bénéficier, au jour du jugement dernier, de la prédestination dont il a été l'objet, au titre coranique de son appartenance au « meilleur des peuples »? A quoi bon l'effort, puisqu'aussi bien (1) Mohamed Zerrouki, Le Afonde. 15 avril 1956, • 300 LA REVUE Allah prévoit toutes choses, et y pourvoit ? L'immédiat apportera lès nourritures terrestres : celles-ci suffiront à faire franchir au fidèle l'étape transitoire avant le séjour céleste, dispensateur de félicités éternelles... Apparus dès la fin du vne siècle, les Mutazilites, tout en défen dant la religion, admettaient pourtant un libre choix laissé à l'homme entre le Bien et le Mal ; mais — fait éminemment caractéristique de la stagnation de l'humanisme musulman — ces doctrines furent évincées dès le xe siècle. L'orthodoxie prévalut, pour laquelle tout est déterminé par Allah, qui est créateur du mal comme du bien. Dira-t-on, comme l'a fait en 1953 Louis Gardet dans une conférence des Mardis de Dar al Salam, au Caire, que ce point de vue méta physique est secondaire, au regard de l'exercice d'une liberté pratique ? Nous ne saurions, certes, dénier l'existence en Islam, à côté des « droits de Dieu », de « droits des hommes » ; mais c'est avancer une affirmation gratuite que d'énoncer que ceux-ci ont pour origine un « sentiment intérieur de liberté », analogue à la liberté d'autonomie de la philosophie chrétienne, etrésultantd'une remise active de soi à la Volonté divine. En réalité, en Islam, tout état de liberté, droits politiques et civils compris, émane de l'attri bution venue de Dieu, dont celui-ci dispose à son gré au profit de telle ou telle créature. Celle-ci se contentera de mériter, par son obédience aveugle, la faveur divine. Seuls des casuistes du type de celui dont parle Guy Morissée (1) peuvent concilier l'abandon en Dieu et le libre-arbitre, en interprétant l'acte divin comme une création tenant compte de la frange des prétendues libertés laissées à chacun par Allah... D'où provient, en Islam, le faible prix que l'on attache à la vie — surtout à celle d'autrui ?... Et aussi le contenu de la morale elle-même. Celle-ci reflète au premier chef l'emprise théologique : « Si Dieu déclarait bon ce qu'il a déclaré mauvais, il n'y a pas d'em pêchement », exprimait au xive siècle Jurjani, toujours en honneur dans l'enseignement supérieur des mosquées. Certes la classifi cation du Bien et du Mal, décrétée par Allah, se trouve en fait répondre à nombre de principes naturels ; mais ce n'est là que pure coïncidence. La morale n'a jamais conquis son autonomie : elle est restée fille de la Loi. Tous les actes humains sont assortis de l'une des cinq qualifications coraniques (ordonné, recommandé, permis, (t) Le Proche-Orient à l'heure occidentale, p. 202. 301 L'HUMANISME MUSULMAN blâmé, interdit) sans que cette nuance éthique influe sur leur validité juridique : une vente, par exemple, peut être blâmable sans être nulle : et ainsi d'honnêtes traités de droit hanéfite ensei gnent gravement les recettes de la hila, ce savoir-faire rusé qui permet, entre autres, de se soustraire, par l'emploi de procédés légaux, à ses obligations de droit privé. Une telle souplesse de la morale coranique, avec l'accord de laquelle un acte condamnable peut devenir autorisé ou obligatoire, est responsable, pour une grande part, de la cruauté dont témoignent de nos jours encore et en toute sérénité, nombre de musulmans : le meurtre devient licite, et même recommandé, s'il s'agit d'occire des Infidèles, en cas de prétendue « guerre sainte ». Pourtant l'Islam, avec l'hébraïsme et le christianisme, conserve le mérite d'avoir répandu, au moins parmi les siens, les vertus qui peuvent être regardées comme la fin suprême d'une vie morale de l'homme : la miséricorde, le pardon, la charité, la résignation dans le malheur. Progrès capital sur le paganisme, où la plouto cratie régnante méprisait et opprimait les déshérités, et où l'on ne tenait nul compte des devoirs les plus élémentaires envers son prochain. ; L'humanisme présuppose cependant une appréciation et un choix de valeurs ; et, dans cette option constante, les humanités classiques ne sont pas un mince secours pour l'Européen. Il en va très différemment pour l'intelligence du musulman, qui, nourrie de hadith (versets), est axée sur la seule tradition : sa sensibilité reste exclusivement vouée à l'Unique. Chez les Mahométans, insiste Nadjm Ouddine Bammate (1), « la personnalité n'est pas un point de départ, mais un point d'arrivée ; la grande entreprise est cette intériorisation qui dépouille l'homme de ses traits indi viduels... pour faire de son âme un miroir reflétant le visage de . Dieu ». Pour le reste, il suffit de se mettre en harmonie avec l'un ou l'autre des prototypes ou des thèmes déjà établis, au point que l'individualité si variée — et si féconde — de l'occidental, le musul man la prend pour pure incohérence. Le jeune oriental qui veut sortir de la tradition devra s'arracher à sa culture ancestrale : et s'il s'y résout, il aura à affronter non seulement son groupe, qui le tiendra pour un révolté, pour un frère dénaturé, mais ses propres déchirements intérieurs, même à propos de démarches (1) En 1956, lors des rencontres internationales de Genève sur le thème Tradition et innovation. 302 LA REVUE n'engageant l'être que de façon artificielle — tel l'abandon du voile pour sa femme ou pour sa fille. « Il y a deux manières de considérer les choses : comme des objets, ou comme des signes », a écrit Saint Bonaventure. Ainsi, la connaissance admet deux sortes d'approches ; l'une objective, réalisée par les méthodes de l'observation scientifique, l'autre, répondant à un besoin de participation spirituelle. Pour qui em prunte cette deuxième voie, les choses sont des épiphanies, des entités différentes de ce qu'elles paraissent. L'exemple vient de haut : c'est par miséricorde, dit la tradition musulmane, que Dieu a couvert son visage de voiles d'ombre et de lumière, car, s'il l'avait , montré, le monde se fût enflammé et réduit en cendres. Mais le Coran nous enseigne à reconnaître, par delà les vérités de nos sens, les signes voilés qui s'offrent à nous jusque sous les espèces les plus humbles. Il dit que la certitude ne s'acquiert point par le raisonne ment, par des arguments (le mot même de raison, aql, synonyme d'intelligence, ne figure pas dans le Livre) : elle se mérite, d'un bloc, par l'amour. Le signe est en soi un dépassement : il abolit toute question, et ne laisse point d'échappatoire au dilemme : croire ou nier. Le Livre sacré lui-même n'est qu'un signe. « Pour les Musul mans», écrit l'essayiste argentin Jorge Luis Borges (1), «le Coran n'est pas seulement un des ouvrages de Dieu comme l'âme humaine ou comme l'univers, mais un attribut de Dieu comme Son éternité... » Il est l'Idée du Coran, ou son archétype, au sens platonicien. Aussi devrions-nous appliquer à l'acception islamique de l'huma nisme le jugement qu'exprimait, au siècle dernier, Bachofen, à propos de la valeur accordée à l'humain dans la Rome primitive : « Nous autres, Occidentaux, qui ne comprenons la vérité divine que tant qu'elle va de pair avec la vérité humaine, nous pouvons reprocher à cette conception... son manque d'équilibre ; mais infiniment pire est l'extrême contraire, qui, selon l'usage actuel, prétend ériger la vérité humaine en vérité absolue » (2). * Gardons-nous de juger, encore une fois, l'Islam d'après les normes de l'Occident. Même si les apparences — et la réalité d'aujourd'hui — témoignent du contraire, le monde musulman 7 (1) Enquêtes, p. 169. (2) Du règne de là Mère au Patriarcat, p. 145. 303 L'HUMANISME MUSULMAN s'est bien trouvé animé, à une certaine époque de son histoire, d'un idéal très voisin de celui qui était alors le nôtre. Comme toutes les religions nouvelles, en effet, celle prônée par Mahomet s'est d'abord imposée sous les espèces d'un « humanisme héroïque », tout à fait comparable à celui de notre premier Moyen âge; ni à l'un ni à l'autre il ne saurait être cependant question d'appliquer nos critères « modernes » ; le jugement ne serait équitable en effet que s'il se trouvait précédé de la discussion de ces derniers — discussion pour laquelle ne nous arme point l'assurance d'un Bacho- fen... Tout au plus pouvons-nous constater, en ce sens, que déjà à la fin du ve siècle de notre ère, la substitution, à La Mecque, par le clan des Koreichites (d'où devait sortir le Prophète), d'un culte d'allure nationale à l'adoration de multiples divinités protectrices de la cité, attestait un progrès sur l'état conceptuel antérieur. L'humanisme musulman est -donc apparu le jour où l'animisme des nomades — ce fruste désir de neutraliser les forces naturelles hostiles — a cessé au sein du terroir islamique de ligoter la pensée. L'évolution de l'économie, favorisée par uhe prospérité commer ciale certaine, et le renouveau social qui s'affirme dès le vie siècle, tout cela prépare — et peut-être commande — l'apparition de cette spiritualité dont le Prophète se fera, quelques décennies plus tard, le champion, et qui précisera, en la' reprenant à son compte, la première « poussée » humaniste. Encore la religion mahométane demeurera-t-elle toujours liée à l'ancien esprit de clan par maints actes rituels — et par toutes les limitations que le Prophète lui- même se verra contraint d'assigner à la personne, afin de préserver l'édifice collectif dont il lui faudra assurer les bases. Cependant, vers le vme siècle, alors que l'Europe n'était encore qu'un chaos voué à l'anarchie, la civilisation musulmane allait prendre sur l'occidentale une avance de quatre ou cinq siècles. Dans le temps qui sépare le grand empire mérovingien de l'éruption des cathédrales, constate Elie Faure (1), l'Islam entier se couvrait d'une féerie monumentale : Omar Khayyam parcourait le clavier lyrique qui va de Ttonsard à Baudelaire, Saadi élevait un nouveau Cantique des Cantiques, Hafiz chantait dans les bosquets les roses de Chiraz, Avicenne, puis Averroès, « orientaient » la scolastiqut chrétienne, Ghazali, enfin, devançait - Montaigne, en dévoilant les contradictions de la connaissance pour lui opposer la foi. Et (1) D'ourres terres en vue, p. 85. 304 LA BEVUE les savants arabes jetaient les bases de la chimie, de l'optique, de la mécanique, et de notre ère scientifique. Cet épanouissement culturel, comparable à celui de notre xvie siècle, fut-il un « classi cisme » ? Si l'intelligence, plus assimilatrice que créatrice, des Arabes, en fit pénétrer en Italie, en Languedoc et jusqu'en Sorbonne, quelques données scientifiques et poétiques, il resta cependant le lot d'une élite, et un divertissement de cour, raffiné, qui à Bagdad sous Haroun el Raschid, et àCordoue, accueillait les choses profanes, poèmes licencieux, vins, et jeux, soieries et peintures, et cette séduisante musique persane ou andalouse si suspectée par l'ortho doxie. Qu'est-il demeuré de cette flambée ? Von Grunebâum a montré (1) comment, vers le XE siècle, l'Islam faillit, en tant que culture, périr sous ses déchirements intimes ; son fondement religieux fut rongé par la philosophie et ébranlé par l'entre-choc irakien des traditions iraniennes, chrétiennes, hellénistes et hin doues. Certes, les valeurs intellectuelles du sunnisme triomphèrent, chez les Musulmans, dès le xne siècle. Mais à quel, prix 1 « Un rétrécissement de la sphère de leurs activités culturelles, l'abandon des sciences naturelles et de la philosophie hellénisante, enfin l'adhésion au traditionalisme le plus étroit. « Bref, l'Islam devint une « civilisation livresque » tournant le dos à l'évolution de la vie. Le « miracle arabe » n'en a pas moins brillé d'un vif éclat, qui éblouit encore le monde musulman. A coup sûr œuvre de libre- penseurs, de juifs, de chrétiens autant que de musulmans, il n'avait attiré sur ses auteurs, bien souvent, que le blâme et la malédiction des théologiens islamiques (2) : il ne sut point, de la sorte, rompre avec la foi — alors que son homologue occidental de la Renaissance devait tendre, très vite, à se séparer de la religion. Il demeura donc, en toutes ses manifestations, étroitement subordonné à la tra dition : un fond de hadith est presque toujours sous-jacent aux plus profanes compositions littéraires, telles les Mille et une Nuits (3). La falsafa (philosophie), réduite au kâlam (discours sur Dieu), suc combe vite au taglid (acquiescement aux paroles d'une autorité). Le professeur Gaston Wiet a montré à quel point la curiosité des lavants demeurait, en Islam, tournée vers des fins sacrées : l'astro nomie servait à l'orientation des mosquées et à la fixation des mois (1) Studio, Islámica, 1953. (2) Ainsi que l'a rappelé Etiemble (Nouvelle Nouvelle Revue française, 1953, p. 1081 et suiv.). (3) CI. Louis Gardet, La Cité musulmane, p. 303. •
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