Collection Entreprises et société Sous la direction de Bernard Deforge et Laurent Acharian Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays. © 2017, Société d’édition Les Belles Lettres, 95, boulevard Raspail, 75006 Paris. ISBN numérique : 978-2-37615-011-4 La politique sans romantisme « Mais voici que le Pouvoir avait pris un visage terrible et faisait le mal avec toutes les forces à lui remises pour le bien ! Comment n’aurais-je pas eu l’esprit remué par un tel spectacle ? » 1 Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir Une passion française L’État. Impossible d’éveiller dans l’esprit d’un Français plus de vénération instinctive et d’humble soumission qu’à l’évocation de ce simple mot. Il dégage un mélange doux-amer de bonhomie et de sévérité, de contrainte sèche et de protection ouatée. On hait volontiers son fisc, ses radars routiers et ses Urssaf, mais quand ses mains ne frappent ou n’interdisent pas, elles nourrissent avec générosité − en apparence du moins −, c’est pourquoi nous adorons lui tendre les nôtres. L’État. Quatre lettres, autant que pour Dieu. Et l’État en effet est notre divinité, puisque c’est vers lui que nous nous tournons pour toutes choses : sécurité et justice, mais aussi éducation, santé, travail, culture. À coups de gentilles recommandations ou de lois comminatoires, il nous dicte la façon dont nous devons élever nos enfants, travailler et échanger avec nos semblables, utiliser notre temps libre, boire, manger et même penser. Dès que nous entrons en relation avec d’autres humains, il interpose un tissu dense d’obligations et de limites. Nous ne disposons pas non plus de notre propre corps : l’usage que nous pouvons faire de nous-mêmes a ses règles et ses limites. Il n’y a pas d’espace où son intervention ne soit visible ; pas de sujet pour lequel il ne soit, a priori, légitime. L’État, aujourd’hui, et de plus en plus, s’occupe de tout et de tous. Comme Humbert Humbert répète avec délices le nom de Lolita au début du roman éponyme de Nabokov, le Français fredonne inconsciemment le nom de l’État à tout instant. Penché sur notre berceau, l’État nous accompagnera toute notre vie de sa douce prévenance, et sera sûrement là aussi pour veiller à ce que notre dépouille soit stockée dans les règles. Le lien est si étroit qu’une sorte de relation filiale spirituelle nous lie à lui. Une ministre de l’Éducation nationale n’avait-elle pas trahi cette conception en soulignant en 2016 qu’un responsable politique devait selon elle avoir « un rôle équivalent à ce que peut avoir un père de famille ou une mère de famille à l’égard de ses enfants2 » ? Elle faisait écho, sans le savoir sans doute, aux recommandations de Fénelon à son illustre élève, le duc de Bourgogne, promis au trône : « […] c’est ainsi que vous devez régner […] et faire la joie de vos peuples, si jamais les dieux vous font posséder le royaume de votre père. Aimez vos peuples comme vos enfants ; goûtez le plaisir d’être aimé d’eux ; et faites qu’ils ne puissent jamais sentir la paix et la joie sans se ressouvenir que c’est un bon roi qui leur a fait ces riches présents3. » La ministre ignorait aussi sans doute cette phrase d’Emmanuel Kant : « Le paternalisme est le plus grand despotisme que l’on puisse imaginer4. » Associer l’État à notre père est la meilleure façon de suggérer que nous devons autant au premier qu’au second. Derrière l’innocente convocation d’une image agréable d’amour désintéressé et inconditionnel, la métaphore paternelle opère un subtil renversement en faisant de l’État notre maître et non notre serviteur. Magnifié par la majuscule qui le pose, renforcé par l’association étymologique à l’idée de stabilité − mot qui en partage la même racine −, l’État rassure. En ce début de siècle où les technologies et les secteurs économiques valsent à nous étourdir, il semble d’autant plus pérenne, ancré dans la tempête, havre de protection dans le maelström des événements. Confondu avec le pays lui-même, tant l’habitude a été prise de les voir toujours associés l’un à l’autre, l’État est assimilé à tout ce qui est bon et juste. Quand nous apprenons aux informations télévisées, par l’entremise d’une présentatrice affichant la mine réjouie de celle qui annonce l’heureux dénouement d’un drame, qu’il « prend en main » tel ou tel dossier, un agréable frisson vient chatouiller notre épine dorsale. Nous sentons sur notre nuque le poids bienveillant de sa main protectrice. Une main bien visible, elle, pas comme cette damnée « main invisible du marché » qui est son exact opposé. Les défaillances de l’État : un tabou Si l’État incarne tout ce qui est souhaitable, il est logique que ce qui lui échappe fasse l’objet d’une extrême méfiance. Car au preux chevalier il faut un ennemi, un méchant dont la noirceur mette en valeur l’âme pure. Là où l’État apporte les structures identifiables, quoique pas toujours immédiatement compréhensibles par le citoyen lambda, de rassurantes administrations ayant pignon sur rue, l’ignoble marché déploie en silence une inquiétante industrie. À l’amour pour tout ce qui est public répond en France la haine de ce qui est privé. L’intérêt individuel est réputé bas et toujours un peu nuisible. Il est assimilé aux tripotages, à l’égoïsme, à des préoccupations de vilains. Il est confondu dans un même opprobre avec l’indignité de l’activité marchande. Le jeune étudiant en économie qui franchit le seuil de l’université ne passe pas une journée ou presque sans que l’un de ses professeurs brocarde « la main invisible du marché ». L’idée qu’il puisse exister une forme d’ordre spontané est évoquée avec plus de méprisante ironie que le serait le monstre du Loch Ness. La thèse de l’efficience des marchés évoquée par Milton Friedman, Prix Nobel d’économie en 1976, est tournée en ridicule. Son livre Capitalisme et liberté5, qui cherche à démontrer que la réduction du rôle de l’État est le seul moyen d’atteindre la liberté politique et économique, ne fait partie à ma connaissance d’aucune des bibliographies proposées dans les enseignements obligatoires. « Pourquoi, se dira peut-être le candide étudiant, ne parle-t-on jamais des limites de l’État ? Si l’ordre spontané présente quelques défauts, quels sont ceux de l’ordre administré ? Si cette main invisible est si peu parfaite, la main visible de l’État l’est-elle pour autant ? C’est sans doute le chapitre suivant. » Il peut attendre longtemps, le chapitre ne viendra jamais. S’il cherche bien dans la longue liste des options électives, à côté de cours de théâtre japonais, il aura peut-être une chance d’assister à quelques séances d’introduction à la critique de l’action publique. La rareté des évocations de ce thème rejoint celle, plus criante encore, des idées libérales. L’étudiant de Sciences Po qui s’intéresserait à elles et voudrait en savoir plus n’apprendra rien durant ses longs cours d’économie obligatoires. Pour ouvrir ces portes du savoir et grappiller quelques heures d’initiation aux grands auteurs libéraux, il lui faudra accomplir un réel effort. Inutile de dire qu’il est difficile alors de ne pas attirer que des convaincus, sauf heureux hasard d’un étudiant particulièrement curieux et ouvert. Celui qui choisit d’aller entendre parler du libéralisme en France, malgré tout ce qu’il a pu entendre d’affreux − et d’inexact − sur le sujet est comparable à un moine qui choisirait tout de même d’aller écouter le diable en sortant du prêche dominical. Une audace réservée à des happy few qui seuls auront la chance de se rendre compte que le libéralisme n’est satanique qu’en vertu d’une subversion adroite opérée par les ennemis de la liberté. En bref, un étudiant français n’aura aucun mal à sortir avec un master d’économie sans avoir lu une ligne ou même entendu parler de Friedman, Hayek, Mills, Constant ou Bastiat, ce dernier étant d’ailleurs mille fois plus connu et révéré à l’étranger que dans l’Hexagone. En revanche, l’étudiant devra devenir un expert ès « défaillances du marché ». Elles seront étudiées en détail et rappelées à l’envi jusqu’à ce qu’elles deviennent, par une sorte de réflexe instinctif, présentes en filigrane dans l’esprit dès qu’il sera question des mécanismes du marché. Ce tropisme particulier n’est d’ailleurs au fond que l’écho de la caricaturale initiation à l’économie proposée au lycée en classe de seconde et dans laquelle, depuis 2016, le chapitre sur le fonctionnement du marché n’est plus obligatoire. Considérer l’offre et la demande comme superflues en économie, c’est un peu comme estimer que le solfège n’apporte rien à la connaissance de la musique… Ces défaillances, ce sont d’abord les externalités, c’est-à-dire toutes ces actions économiques qui ont un impact sur les autres alors qu’aucun marché ne vient les prendre en compte. Si vous embellissez votre jardin, vous créez une externalité positive pour la rue, que vous rendez plus agréable. Si au contraire vous y accumulez des déchets malodorants, vous nuisez au bien-être de vos voisins. Externalités négatives alors, dont la pollution est l’exemple le plus couramment cité. L’existence d’une classe particulière de biens appelés « publics » est la deuxième défaillance classique du marché. Ce sont des biens qui peuvent être consommés par un grand nombre de personnes à la fois. Certains biens peuvent être utilisés par plusieurs personnes en même temps mais jusqu’à un certain point de saturation : un parc public, une autoroute. On les nomme « biens communs ». D’autres sont dits « non rivaux », car, contrairement au cas d’un gâteau que vous ne pouvez avaler à la place de votre voisin, ils peuvent profiter à tous sans limitation − une chaîne de télévision par exemple. La classe la plus extrême de biens publics est celle des biens qu’il est impossible de ne pas consommer. Ils sont appelés « purs ». C’est le cas de la Défense nationale. Que vous le vouliez ou non, vous consommez de la sécurité. Ce sont ces derniers qui posent le plus problème au marché : chacun est tenté de jouer le « passager clandestin » et de profiter des biens communs sans en supporter le coût. Du coup, en l’absence de prise en charge des frais de ces biens par une entité publique, ils n’existeraient pas, car personne ne paierait ! L’État doit donc intervenir pour assumer cette production − en la déléguant éventuellement − et s’assurer que chacun paye sa part : c’est le rôle des impôts. Autre défaillance : l’asymétrie d’information. Les marchés ne fonctionnent vraiment bien que si l’information y est parfaitement distribuée. Or c’est rarement le cas : certaines personnes peuvent garder des informations pour elles, par exemple sur la qualité du produit qu’elles vendent. L’État intervient pour imposer une certaine transparence permettant aux gens d’échanger sans crainte. C’est le rôle des nombreux diagnostics immobiliers obligatoires lorsque l’on veut céder sa maison − risque d’inondation, présence de termites, de plomb, d’amiante, etc. Dernier cas classique de défaillance du marché : celui où un petit nombre d’acteurs parviennent à le contrôler. On qualifie la situation extrême où un seul acteur maîtrise tout le marché de monopole − quand il y a un seul vendeur − ou de monopsone − un seul acheteur. L’État cherchera autant que possible à éviter ces situations car l’acteur dominant est toujours tenté d’abuser de cette position. Par exemple en vendant plus cher ou en baissant la qualité de son offre, s’il se trouve en position de monopole. Retenons bien ce cas, d’ailleurs, car il constitue précisément l’un des principaux défauts de l’État dont nous parlerons : lui-même, par construction en position de monopole ou de monopsone, est tenté d’abuser de la situation − et en abuse en effet ! Mais n’anticipons pas. Toutes ces « limites » du marché, il faut le noter, ne remettent pas en cause l’idée qu’il reste le meilleur mécanisme d’allocation des ressources. Elles soulignent simplement que ce mécanisme est grippé par endroits, car il ne fonctionne vraiment parfaitement que lorsque le marché est lui- même parfait. Autrement dit lorsqu’il remplit les conditions bien connues : atomicité, homogénéité, liberté d’entrée et de sortie, transparence et libre circulation des facteurs de production. En tirant de ces défaillances la conclusion que l’État, c’est-à-dire l’intervention directe d’une tierce personne dans l’échange entre offre et demande, est toujours préférable et doit lui être substitué, on commet un contre-sens grave. Un peu comme si on renonçait à profiter du soleil parce qu’il pleut parfois. Mais ce n’est pas l’objet de ce livre que de critiquer les critiques du marché. Le lecteur pourra par exemple trouver d’amples développements à ce sujet dans Le Grand Méchant Marché, de Landier et Thesmar6. Je ne cherche pas ici à réhabiliter le marché. Le sujet sera abordé a contrario, par la mise en évidence des faiblesses de cette institution qui prétend remplacer le marché censément défaillant. Si nous sommes tous pleinement conscients que ce dernier ne fonctionne pas toujours bien, nous devrions être au moins aussi conscients que l’État, qui est supposé y remédier, n’en est pas moins extrêmement imparfait. Peut- être plus encore. Démocratie, où est ta victoire ? Le XXe siècle aura été celui de la victoire de la démocratie et de l’économie de marché. Les Américains parlent de « démocratie libérale » pour désigner ce régime où liberté économique et liberté politique vont de pair, placées sous la protection de droits humains garantis. À l’issue des deux guerres mondiales, les anciens empires et les monarchies ont disparu pour laisser place au modèle désormais dominant de l’État de droit dont les représentants sont élus. Le pouvoir héréditaire est alors entré pour de bon dans les livres d’histoire, et ne subsiste plus ici et là que comme le symbole suranné d’un ordre disparu. L’effondrement du bloc soviétique à
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