L’Histoire naturelle au service de la morale naturelle Buffon et ses Histoire générale des Animaux et Histoire naturelle de l’Homme Étude et transcription Promotor : Dr. B. De Baere Scriptie voorgelegd tot het behalen van de Academiejaar: 2007-2008 graad van Master in de Taal- en Letterkunde: Frans - Italiaans door Bert VANOMMESLAEGHE Remerciements Après avoir mené ce mémoire à son terme, j’aimerais bien remercier quelques personnes. Tout d’abord, je remercie mon promoteur Dr. Benoît de Baere, sans lequel ce travail n’aurait jamais été réalisé. Pendant une année et demie, il m’a introduit et guidé dans le monde extraordinaire de Buffon. Au début, je ne connaissais pas cet auteur du siècle des Lumières, mais grâce à la proposition de Dr. de Baere d’écrire mon mémoire sur Buffon, je l’ai découvert. Je suis toujours content d’avoir fait ce choix et d’avoir contribué à la réédition de l’œuvre de Buffon. En deuxième lieu, je voudrais remercier mes parents et ma sœur, qui se sont toujours intéressés à ce sujet et qui m’ont encouragé depuis le début de mon travail. Ils ont vécu la rédaction de ce mémoire aussi intensément que moi… Je remercie également Griet Van de Steene, mon « île de repos » pendant les moments les plus stressants. Je voudrais dédier cette étude à la mémoire de Henri Dewanckele, mon grand-père, et Denise Van Sele, ma grand-mère : ils sont décédés pendant la rédaction de ce texte. Ainsi, ils ont donné un aspect très réel et particulier à mon travail, dans lequel la mort est un des thèmes principaux. 3 THÈMES ET QUESTIONS Georges-Louis Leclerc (dit « de Buffon » à partir de 1734) est un des scientifiques les plus importants du 18e siècle. Né à Montbard -en Bourgogne- en 1707, il se mêle rapidement aux débats contemporains. Au début de sa longue carrière, Buffon s’intéresse surtout aux mathématiques, à la géométrie, la botanique et la sylviculture : il écrit plusieurs « mémoires » à ce sujet. Il donne également quelques livres des scientifiques : en 1735, il publie La Statique des végétaux et l’analyse de l’air, traduit du Vegetable Staticks de Hales, ouvrage qu’il préface lui-même. Cinq ans plus tard, Buffon publie la traduction de La Méthode des fluxions et des suites infinies de Newton. Dans la préface de cet ouvrage, il expose également sa thèse sur le calcul infinitésimal. Au moment de publier cette traduction, Buffon est déjà un scientifique respecté, car en 1739 il est non seulement élu académicien associé à l’Académie des sciences (succédant à Jussieu), mais également nommé intendant du Jardin et du Cabinet du Roi. À partir de 1739 et jusqu’en 1747, Buffon, en tant que commissaire, sert comme rapporteur pour l’Académie de divers ouvrages de mathématiques et de sciences naturelles avec Maupertuis, d’Alembert, Réaumur ...1 L’ensemble de la période 1735 – 1749 constitue une « charnière » dans sa recherche scientifique ; elle est décisive pour l’Histoire naturelle, générale et particulière, son chef- d’œuvre, dont il publie lui-même trente-six volumes entre 1749 et 17882. Dès la publication des premiers volumes, en 1749, l’Histoire naturelle est sévèrement critiquée : l’idée d’écrire une histoire naturelle générale est très controversée à l’époque, parce que des scientifiques comme Réaumur trouvent qu’il est trop tôt d’entreprendre une histoire naturelle générale, tandis qu’il existe encore peu d’histoires particulières fiables3. Même si beaucoup de théories de Buffon offusquent ses collègues, l’Histoire naturelle devient rapidement un des livres les plus notoires du 18e siècle. Son succès semble dû au fait que l’œuvre de Buffon se situe au carrefour de la philosophie, de la littérature et des sciences. En outre, son auteur ne se limite pas à un seul champ de recherche : poussé par le désir de couvrir tous les aspects de l’histoire naturelle, il s’intéresse à un grand nombre de sujets qu’il 1 Buffon, Histoire naturelle, Édition et choix de Jean Varloot, Paris, Gallimard, Coll. Folio Classique, 2007, p. 303-304. 2 Le tome VII (Suppléments), et quelques additions sont publiés posthumément en 1789. - Buffon, Histoire naturelle, Édition et choix de Jean Varloot, Paris, Gallimard, Coll. Folio Classique, 2007, p. 307. 3 Jacques Roger, Buffon. Un philosophe au Jardin du Roi, Paris, Fayard, 1989, p. 111. 4 décrit et examine exhaustivement. Ainsi, il étudie l’homme et ses variétés, les divers types d’animaux, les plantes et les minéraux, l’histoire de la Terre... Grâce à ses observations détaillées, Buffon est en outre amené à poser de nouvelles questions et à ouvrir de nouveaux domaines de recherche. Ainsi, il fonde - indirectement - les bases d’une nouvelle science : l’anthropologie1. Rétrospectivement, l’importance de Buffon réside peut-être surtout dans le fait qu’il a tenté de formuler de nouvelles réponses à des questions traditionnelles. En effet, Buffon ne veut pas s’aligner aveuglément sur la tradition. Même si plusieurs constatations ne conviennent pas à la tradition et qu’elles pourraient donc polémiquer, il les publie toujours en défendant leur exactitude scientifique. En outre, une partie de l’attrait de l’Histoire naturelle réside dans la beauté, l’élégance et la force stylistique de l’écriture de Buffon. Cela ne tient pas uniquement au fait que l’histoire naturelle est, au 18e siècle, considérée comme un « vrai » genre littéraire : c’est surtout que Buffon a toujours accordé beaucoup de l’importance à son écriture. Son Discours sur le style en témoigne : Buffon a prononcé ce discours lors de sa réception à l’Académie française en 1753. Dans ce texte, il prône l’enchaînement des idées, l’ordre et l’adaptation de l’expression à la pensée. Or, le style tient avant tout à la disposition : l’écrivain doit sans cesse avoir à l’esprit les « grandes lignes » de son propos et distinguer les idées principales des considérations accessoires. Il doit donc pleinement posséder son sujet pour bien écrire, et il doit éviter un langage trop technique ou codifié. Bref, Buffon constitue un très bel exemple des échanges continus entre la recherche scientifique et la littérature2. Au cours des derniers siècles, toutefois, Buffon est tombé dans l’oubli ; même aujourd’hui il est à peine connu et relativement peu étudié. Pendant longtemps, il n’y a même pas eu de réédition moderne, scientifique, de son Histoire naturelle. Cependant, dans le cadre du tricentenaire de la naissance de Buffon en 2007, plusieurs initiatives ont été prises pour remédier à cette situation – pensons à l’anthologie en Pléiade, éditée par Stéphane Schmitt avec la collaboration de Cédric Crémière et préfacée par Michel Delon ; ou l’édition critique qui paraît chez Champion. Début 2006, des chercheurs de l’Universiteit Gent (Belgique) et de l’Université Laval de Québec (Canada) ont, eux aussi, décidé de restituer la grandeur de 1 Jacques Roger, Buffon. Un philosophe au Jardin du Roi, Paris, Fayard, 1989, p. 223-247. 2 André Lagarde, Laurent Michard, Le Lagarde & Michard. XVIIe siècle XVIIIe siècle, Paris, Bordas, 2003, p. 257-258 (XVIIIe siècle). 5 Buffon en lançant un projet de réédition, dont les premiers volumes doivent paraître fin 2008. Cette collaboration, dirigée par les professeurs Benoît de Baere (Universiteit Gent / Université Laval) et Thierry Belleguic (Université Laval), permettra aux étudiants et aux chercheurs d’accéder plus facilement à Buffon et son œuvre et, en conséquence, de promouvoir les analyses scientifiques, philosophiques et littéraires de l’Histoire naturelle. Comme nous participons à ce projet de réédition, nous avons transcrit une partie considérable du deuxième volume : cette transcription contient environ 200 pages de l’Histoire générale des Animaux et toute l’Histoire naturelle de l’Homme1. Ces transcriptions sont incorporées à la fin de ce mémoire et précédées d’une « introduction » dans laquelle nous présentons ce travail. Ce n’est pas la première fois que l’Histoire naturelle de l’Homme est au cœur de notre recherche : l’année passée, nous lui avons déjà consacré un travail. Ce travail de Bachelor, toutefois, se concentrait plutôt sur l’aspect philosophico-scientifique de l’Histoire naturelle de l’Homme : nous y avons étudié la conception humaine de Buffon et sa position par rapport aux animaux. Cette recherche nous aidera à mieux approfondir un sujet plus littéraire dont l’importance est visible tout au long de l’Histoire naturelle et que nous y avons déjà brièvement introduit : celui de la morale « naturelle ». Ce thème doit son importance au fait que sa conception « scientifique » de l’homme de Buffon a influencé sa conception morale2. Étant donné que notre étude introduit la transcription, nous utiliserons –le cas échéant– des fragments pris de ces textes transcrits pour illustrer nos arguments. Pourtant, nous ne pourrons pas nous limiter à l’Histoire naturelle de l’Homme : le sujet que nous aborderons nous oblige de tenir compte d’autres textes importants comme Des Époques de la nature ou Les Animaux carnassiers. Sinon, notre recherche risquerait d’être trop restreinte et unilatérale. Nous avons déjà signalé que l’œuvre de Buffon réunit plusieurs caractéristiques de la mentalité du siècle des Lumières – que ce soit sur le plan littéraire, scientifique et philosophique. De plus, l’Histoire naturelle est une source inépuisable de thèmes et questions qui ne sont pas encore suffisamment analysés. Ainsi, tout comme les voyageurs du 18e siècle, 1 Pour la transcription, nous avons pris comme archétype l’édition originale de 1749 de l’Histoire naturelle, conservée à Gand (Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du cabinet du roi, Paris, Imprimerie Royale, 1749, vol. II.) 2 Nous voulons remarquer que la morale naturelle est une conception morale qui existe déjà au 17e siècle. 6 qui exploraient des terrae incognitae et qui décrivaient des peuples guère connus, nous progressons dans le paysage extraordinaire et peu étudié de l’Histoire naturelle de Buffon. Pendant notre exploration, nous nous poserons les questions suivantes : Quelle est la morale naturelle de Buffon ? Quels sont ses caractéristiques ? Trouvons-nous des exemples concrets de la morale naturelle dans les textes que nous avons transcrits ? 7 BUFFON ET LA MORALE NATURELLE 1. Les caractéristiques de la pensée de Buffon Avant d’entamer l’analyse de la morale « naturelle », il peut être utile d’examiner les caractéristiques de la pensée de Buffon. Ceci nous permettra de spécifier plus facilement la thèse de ce mémoire, car il est incontestable que les conceptions morales varient non seulement selon l’époque, mais aussi selon les personnes. Par conséquent, nous devons examiner les opinions de Buffon sur trois thèmes très importants au 18e siècle : la philosophie, les sciences et la religion. Nous ne pourrons cependant pas nous limiter à Buffon : il sera nécessaire de référer de temps en temps à ses contemporains, qui peuvent nous informer sur la position de Buffon dans son époque. À première vue, Buffon occupe une position ambiguë : d’une part, il contribue beaucoup à la mentalité de son époque, car son travail scientifique porte sur beaucoup de thèmes abordés dans les discussions scientifico-philosophiques du siècle des Lumières. D’autre part, Buffon s’éloigne souvent de ses collègues, car ses idées et ses théories polémiquent fréquemment, dû à son regard souvent très novateur sur les divers phénomènes. Afin de formuler une définition provisoire concernant la morale naturelle de Buffon, nous devrons donc examiner attentivement sa pensée. Pour cette analyse, nous avons décidé de nous baser sur les notions « nature » et « naturel », car ce sont des mots particulièrement populaires au 18e siècle. Nous pouvons donc nous demander : « Qu’est-ce que la Nature ? » 1, mais il est difficile d’y répondre en une seule phrase : au 18e siècle, les philosophes attribuent à ces notions des réalités et des concepts divergents, souvent même antinomiques. Cela tient au fait que les mots « nature » et « naturel » sont liés à des idées très diverses comme liberté, raison, cœur, société, vertu, bonheur, etc. Cette multitude des sens attribuée à un seul mot reflète très bien l’atmosphère du 18e siècle2. Tandis que le 17e siècle aime la stabilité et le repos, le siècle des Lumières fait l’inverse : c’est l’époque du mouvement. Ce changement a entamé à partir de la seconde moitié du 17e siècle : les relations et l’aspect de la société sont complètement revus, le regard 1 Les philosophes du 18e siècle écrivent souvent le mot nature avec une majuscule. Ceci a des raisons précises sur lesquelles nous reviendrons dans ce chapitre. 2 Michel Launay, Georges Mailhos, Introduction à la vie littéraire du XVIIIe siècle, Paris, Bordas, 1984, p. 116. 8 critique change la manière de traiter et de commenter les divers sujets existentiels, si bien que les valeurs traditionnelles ne satisfont plus et que plusieurs conceptions du monde, dont certaines existent depuis longtemps déjà, sont tout à coup remises en question. L’éventail de sens différents du mot « nature » témoigne donc de ce passage de la stabilité de l’Âge classique au mouvement du siècle des Lumières. Les Lumières annoncent d’ailleurs le déclin définitif de l’Ancien Régime qui s’écroule en 17891. 1.1. Buffon scientifique En premier lieu, la notion de « nature » peut être liée à l’évolution scientifique au 18e siècle, qui a rétabli la nature au centre du travail scientifique. Buffon et ses collègues scientifiques s’intéressent beaucoup à la Nature, dont ils tentent de décrire et de classifier les phénomènes. Cette tendance à classifier la nature est nourrie par la curiosité, qui est le mot- clé de la modification des sciences. Cette curiosité incite les scientifiques à étudier méticuleusement les animaux, les végétaux et les minéraux. Au 18e siècle, l’usage du microscope par exemple est très fréquent, comme nous verrons dans la première partie de la transcription : Buffon y compare ses résultats quant aux « animalcules spermatiques », autrement dit spermatozoïdes, avec les expériences du microscopiste hollandais Leeuwenhoek2. L’usage du microscope favorise même l’étude d’un monde animalier qui n’était guère connu avant : celui des insectes3. Ainsi, Buffon et ses contemporains sont des scientifiques complètement différents que les géomètres classiques comme Newton, Galilée et Descartes, qui ont néanmoins beaucoup influencé les sciences du 18e siècle. Buffon est un bon exemple du scientifique naturaliste qui adopte une vision scientifique différente de celle du 17e siècle, qui était plus mécaniste. En effet : au 17e siècle les scientifiques imaginent la Nature comme une machine énorme -une horloge- constituée de systèmes dont les scientifiques espèrent, un jour, connaître toute la mécanique, grâce aux mathématiques. Cette mécanique de la Nature régit, selon eux, le monde entier, qui est soumis aux lois d’un « Suprême Géomètre ». Grâce à cette « philosophie mécaniste », l’optimisme domine les esprits scientifiques4. 1 Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne 1680-1715, Paris, Gallimard, Coll. Idées, 1968, vol. 1, p. 15. 2 Buffon, Comparaison de mes Observations avec celles de M. Leeuwenhoek, dans : Histoire naturelle, générale et particulière, Paris, Imprimerie Royale, 1749, vol. II, p. 231-254. 3 Jacques Roger, Buffon. Un philosophe au Jardin du Roi, Paris, Fayard, 1989, p. 99-105. 4 Ibid., p. 99-102. 9 L’Histoire naturelle, générale et particulière témoigne de cette évolution d’une vision mécaniste vers une vision plus naturaliste, car cette modification a permis aux études de l’histoire naturelle de réacquérir une place importante dans les sciences. Ainsi, Buffon se présente comme un véritable « enfant de son époque » au niveau de sa méthode scientifique : vers le milieu du 18e siècle, la logique des mathématiques cède la place aux sciences de l’observation. Cette transformation se concrétise chez Buffon, qui s’intéresse beaucoup aux mathématiques, mais qui, après sa traduction de Newton, se concentre de plus en plus sur les sciences de la nature et sur l’observation. En fait, il ne publie plus rien sur les mathématiques avant son Essai d’arithmétique morale en 17771 ! Comme les scientifiques ne représentent plus la Nature comme une machine, ils adoptent une nouvelle méthode scientifique, plus expérimentale. Cette méthode « empiriste » est elaborée par, entre autres, le philosophe anglais John Locke dans son Essai philosophique concernant l’Entendement humain2. Buffon est très favorable à cette démarche qui place l’observation au centre de la recherche scientifique : il estime que c’est par l’observation et l’expérience que la raison construit la science sans qu’elle sacrifie l’intuition sensible et la finesse du détail3. Buffon le dit même explicitement dans le premier volume de l’Histoire naturelle : On doit donc commencer par voir beaucoup & revoir souvent ; quelque nécessaire que l’attention soit à tout, ici on peut s’en dispenser d’abord : je veux parler de cette attention scrupuleuse, toûjours utile lorsqu’on sçait beaucoup, & souvent nuisible à ceux qui commencent à s’instruire. L’essentiel est de leur meubler la tête d’idées & de faits, de les empêcher, s’il est possible, d’en tirer trop tôt des raisonnemens & des rapports ; car il arrive toûjours que par l’ignorance de certains faits, & par la trop petite quantité d’idées, ils épuisent leur esprit en fausses combinaisons, & se chargent la mémoire de conséquences vagues & de résultats contraires à la vérité, lesquels forment dans la suite des préjugés qui s’effacent difficilement4. Nous voyons que l’influence de Locke sur Buffon ne se limite pas à la préférence à l’empirisme : l’opinion de Buffon que « l’essentiel est de leur meubler la tête d’idées » reprend la conception de Locke que les idées ne sont pas innées. L’esprit humain est une table rase sur laquelle les idées ne seront écrites qu’après5. 1 Jacques Roger, Buffon. Un philosophe au Jardin du Roi, Paris, Fayard, 1989, p. 65. 2 Le titre orginel est An Essay concerning Human Understanding et date de 1690. 3 Michel Launay, Georges Mailhos, Introduction à la vie littéraire du XVIIIe siècle, Paris, Bordas, 1984, p. 34. 4 Buffon, Premier Discours. De la manière d’étudier & de traiter l’Histoire Naturelle, dans : Histoire naturelle, générale et particulière, Paris, Imprimerie Royale, 1749, vol. I, p. 6. 5 Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne 1680-1715, Paris, Gallimard, Coll. Idées, 1968, vol. 2, p. 17-18. 10
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