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L'éternel et l'éphémère: temporalités dans l'oeuvre de Georges Perec PDF

203 Pages·2010·1.943 MB·French
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L’éternel et l’éphémère Temporalités dans l’œuvre de Georges Perec FAUX TITRE 358 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, †M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans L’éternel et l’éphémère Temporalités dans l’œuvre de Georges Perec Christelle Reggiani AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2010 Cover design: Pier Post. The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents - Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 978-90-420-3224-8 E-Book ISBN: 978-90-420-3225-5 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2010 Printed in The Netherlands Pour Bernard Magné Introduction « Un roman a le temps1 », disait Thibaudet. Et, si le grand roman européen, depuis Don Quichotte, n’a, au fond, guère d’autre objet, il est sûr aussi que les formes du temps ont leur histoire. Au sein du « présentisme » qui apparaît comme le régime de l’historicité contem- poraine2, l’œuvre de Perec, constamment aimantée par l’écriture romanesque – les grands livres de Perec, des Choses à La Vie mode d’emploi, sont des romans, ou du moins des récits – trace une voie singulière. Si la tâche du roman moderne, telle qu’elle est exemplairement for- mulée par l’œuvre de Joyce, semble consister en la saisie d’instants propices (« épiphaniques3 »), consonant ainsi avec les formes contem- poraines de l’expérience du temps4, la prose perecquienne, au-delà de cet instantanéisme parfois présent, propose à son lecteur l’expérience, à vrai dire improbable, d’une sortie du temps. La temporalité est une préoccupation constante de l’œuvre de Perec – du reste avérée par l’auteur – des Choses, dont l’écriture a im- pliqué la restitution d’ « un timing » (« on doit sentir le temps pas- 1 Albert Thibaudet, « Réflexions sur le roman. À propos d’un livre récent de M. Paul Bourget » (1912), Réflexions sur la littérature, édition d’Antoine Compagnon et de Christophe Pradeau, Gallimard, coll. « Quarto », 2007, p. 121. Sur cette idée, centrale dans la réflexion de Thibaudet, voir Christophe Pradeau, « Le roman a le temps », Poétique, n° 132, 2002, p. 387-400, ainsi que « Albert Thibaudet : la dynamique du mémorable », Littérature, n° 124, 2001, p. 38-49. 2 Voir François Hartog, Régimes d’historicité : Présentisme et expériences du temps, Seuil, 2003. 3 « Par épiphanie, il [Stephen] entendait une soudaine manifestation spirituelle, se tra- duisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phase mémorable de l’esprit même. Il pensait qu’il incombait à l’homme de lettres d’enregistrer ces épi- phanies avec un soin extrême, car elles représentaient les moments les plus délicats et les plus fugitifs. » (James Joyce, Stephen le héros [1905], traduction de Ludmila Sa- vitsky, Œuvres, tome I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 512.) 4 Sur ce point, voir Dominique Rabaté éd., L’Instant romanesque, Modernités, Bor- deaux, n° 11, 1998. 8 L’ETERNEL ET L’EPHEMERE ser5 ») à la mise sous contrainte du temps dans la pratique du feuil- leton (avec W ou le Souvenir d’enfance et le projet de Lieux6), qui vise en effet, comme contrainte, non le texte, mais l’emploi du temps de l’écrivain. Insistant sur le « temps mesuré » de la création radiopho- nique (Hörspiel), Perec en fait l’un des « axes primordiaux de [s]on travail d’écrivain7 » et, dans l’un des derniers textes publiés de son vivant, « vivre une expérience “hors du temps” (comme Siffre) » est l’une des « choses qu’il faudrait tout de même que je fasse avant de mourir8 ». Mais l’itinéraire temporel dessiné par l’œuvre – bien décrit par les travaux de Julien Roumette9 – du futur des Choses au passé de La Vie mode d’emploi, en passant par le présent d’Un homme qui dort – pro- pose, en fait, une manière d’échange du temps contre l’espace : l’inti- mité domestique meublée d’objets des Choses, l’immeuble exploré chapitre après chapitre dans La Vie mode d’emploi – un espace d’ailleurs explicitement voué à la déréliction10 – les matrices fiction- nelles emboîtées d’Espèces d’espaces11… De façon récurrente, la prose de Perec, loin de travailler, par l’enchaînement de ses phrases, à une « fabrique du continu12 » – dont l’efflorescence de la syntaxe 5 Georges Perec, « À propos des Choses » (1981), Entretiens et Conférences, édition de Dominique Bertelli et de Mireille Ribière, Nantes, Joseph K., 2003, t. II, p. 267. De même, le temps passe dans L’Augmentation : la secrétaire vieillit, l’entreprise s’agrandit… 6 Voir, sur ce point, Georges Perec, « Lettre à Maurice Nadeau » (1969), Je suis né, Seuil, 1990. 7 Manuscrit inédit de 1968, cité dans Entretiens et Conférences, op. cit., t. I, p. 67. 8 Georges Perec, « Quelques-unes des choses qu’il faudrait tout de même que je fasse avant de mourir » (1981), Je suis né, op. cit., p. 107. 9 Julien Roumette, Le Temps mode d’emploi. Problématique et écriture du temps dans les romans de Georges Perec, université Paris VII, 1999. 10 « Un jour surtout, c’est la maison entière qui disparaîtra, c’est la rue et le quartier entier qui mourront. […] Les démolisseurs viendront et leurs masses feront éclater les crépis et les carrelages, défonceront les cloisons, tordront les ferrures, disloqueront les poutres et les chevrons, arracheront les moellons et les pierres : images grotesques d’un immeuble jeté à bas, ramené à ses matières premières dont des ferrailleurs à gros gants viendront se disputer les tas […]. Les bulldozers infatigables des niveleurs viendront charrier le reste : des tonnes et des tonnes de gravats et de poussières » (Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Romans et Récits, édition de Bernard Magné, Le Livre de poche, coll. « La Pochothèque », 2002, p. 816 et 818.) 11 Où figure, du reste, celle de La Vie mode d’emploi. 12 Jean-Paul Goux, La Fabrique du continu : Essai sur la prose, Seyssel, Champ Vallon, 1999. INTRODUCTION 9 proustienne procure l’incarnation littéraire exemplaire – résout le temps en espace : l’expérience temporelle singulière vécue pendant le voyage à New York aboutit à un texte sur l’espace (« Treize ancrages dans l’espace13 »), et Perec conclut la présentation du projet essentiel- lement temporel de Lieux de la manière suivante (en hommage à Roussel) : « Je n’ai pas encore de titre pour ce projet ; ce pourrait être Loci Soli (ou Soli Loci) ou, plus simplement, Lieux14 ». C’est dire qu’à l’instar de Baudelaire, l’œuvre de Perec propose, sous le couvert, plus immédiatement accessible, d’un inventaire des « espèces d’espaces », l’expérience ascétique d’une suspension – voire d’une sortie – du temps : authentiquement vécue lors du voyage en cargo vers Ellis Island, elle constitue l’aboutissement de La Vie mode d’emploi, dans la révélation finale de l’ « instant fatal15 » qui en englo- be rétrospectivement toute la diégèse, et n’est probablement directe- ment énoncée, presque au terme de l’œuvre, que dans le bref poème « L’Éternité », un des deux textes que Perec dit avoir écrits sans contraintes. C’est pourquoi « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère », la phrase des Revenentes16 choisie pour être l’épigraphe du dernier chapitre de La Vie mode d’emploi, est qualifiée par Perec de « peut-être celle que j’aime le plus de tout ce que j’ai écrit17 ». Et, au sujet de son remploi comme épigraphe du chapitre XCIX de La Vie mode d’emploi, il précise : « Cette phrase est tirée de mon livre Les Revenentes. C’est une devise de l’écriture, du livre et du projet extrême de Bartlebooth. De ces quelques secondes, le 23 juin 1975, vers huit heures du soir, petit laps de temps qui va se gonfler aux dimensions de plusieurs vies humaines18 ». Or, la « devise » esthétique – réécriture baudelairienne – est d’abord formulée dans un roman lipogrammatique, c’est-à-dire énon- cée dans une langue amoindrie, dont la carence est cependant renver- 13 Le temps figure, d’ailleurs, dans cette liste d’ « ancrages » (Georges Perec, « Treize ancrages dans l’espace », Texte en main, Grenoble, n° 12, 1997, p. 34). 14 « Lettre à Maurice Nadeau », op. cit., p. 60. 15 Georges Perec, « Je ne veux pas en finir avec la littérature » (1978), Entretiens et Conférences, op. cit., t. I, p. 223. 16 Georges Perec, Les Revenentes, Romans et Récits, op. cit., p. 114. 17 « “Busco al mismo tiempo lo eterno y lo efimero.” Dialogo con Georges Perec » (1974), traduction d’Éric Beaumatin, Entretiens et Conférences, op. cit., t. I, p. 187. Et Perec ajoute : « Je trouve cette phrase extraordinaire. Pas vous ? » 18 « Georges Perec : le grand jeu » (1978), op. cit., p. 257. Dans les termes mêmes de l’auteur, la dilatation est bien spatiale. 10 L’ETERNEL ET L’EPHEMERE sée par la pornographie du récit, et représente aussi, dans l’espace de La Vie mode d’emploi, un hommage amoureux19. Manière écono- mique, et très élégante, de dire que le présent plein du plaisir amou- reux, qui serait une éternité humainement vécue, semble autrement difficilement accessible – sinon dans la « clôture » du poème. Il est sûr que, l’identité se construisant dans le temps, la mémoire difficile de l’écrivain Perec – « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » ouvre le récit autobiographique de W20 – mue par un désir de repères qui implique l’arpentage (de l’espace), à la recherche de lieux « sta- bles21 », plus que l’épreuve du temps, propose, en somme, une ma- nière de relève antiproustienne22 : l’ « instant fatal » de La Vie mode d’emploi, en particulier, hommage discret à la poésie de Queneau23 contre la prodigieuse dilatation temporelle émanée de la tasse de thé de tante Léonie, portant la promesse bienheureuse d’un « temps re- trouvé », répond à une « exaltation de l’éphémère24 » à laquelle la multiplicité discontinue de la forme choisie interdit toute expansion. 19 Le soir du 23 juin 1975 date, en effet, le début de la liaison de Georges Perec avec Catherine Binet, la mort de Bartlebooth étant alors à interpréter, dans les termes mêmes de l’auteur, comme « la mort du vieil homme » (voir David Bellos, Georges Perec. Une vie dans les mots, Seuil, 1994, p. 585-586). 20 Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance (1975), Gallimard, coll. « L’Ima- ginaire », 1993, p. 13. 21 « J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources. […] De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête » (Georges Perec, Espèces d’espaces, Galilée, 1974, p. 122). 22 Sur l’opposition entre les mémoires proustienne et perecquienne, voir Danielle Constantin, « Perec et Proust : le travail de la mémoire », dans Claude Filteau et Michel Beniamino éd., Mémoire et Culture, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2006, p. 133-143. 23 Le recueil de Queneau portant ce titre paraît en 1948 chez Gallimard. 24 « Exaltation » éprouvée dans le cadre collectif d’un défi oulipien, celui du « roman le plus bref » : « On a travaillé à l’Oulipo pour savoir quel roman avait la durée la plus longue. […] Le roman le plus bref ne devrait durer qu’un dixième de seconde. Le mien dure quelques secondes. Je décris les instants qui précèdent la mort de Bartle- booth. Le point de départ est cet instant fatal. Tous ces projets, tous ces personnages se sont rassemblés pour raconter l’aventure dérisoire et grandiose de cet homme. Tout est la projection de cette mort sur une maison, et la mort du peintre enfin est la mort du livre ». (« Je ne veux pas en finir avec la littérature », op. cit., p. 223.)

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