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Les structures du mal - Roman PDF

149 Pages·2015·0.66 MB·French
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Patrice Jean Les structures du mal roman Éditions rue fromentin Paris illustration de couverture The circus Horse by Joan Miró - Corbis Janvier 2015 « Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué par sa propre sensibilité, on s’aperçoit qu’il faut vivre au jour le jour, oublier beaucoup, enfin, éponger la vie à mesure qu’elle s’écoule. » Nicolas de Chamfort, Maximes et pensées, caractères et anecdotes. « Que le monde ait seulement une signification physique sans signification morale constitue la plus grande et la plus funeste erreur, l’erreur fondamentale, la véritable perversité de la pensée, et c’est bien au fond aussi ce que la foi a personnalisé sous le nom de l’Antéchrist. » Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena (Chapitre VIII. De l’éthique). CHAPITRE I Prélude balnéaire et militaire Lorsque l’on se promène l’été, dans l’herbe fraîche, les sauterelles, à l’approche de nos pas, bondissent à droite et à gauche, trente centimètres plus loin. Mais aujourd’hui, je marche sur un chemin étroit, dans la nuit, dans le froid et sans but. J’ai fêté, hier soir, mes quarante-quatre ans. Chacun sait que c’est un âge où les hommes entament le processus de vieillissement et de dévastation. Je n’échappe pas au sort commun. Un ami de longue date m’a appelé pour, disait-il, « aller s’en jeter un petit derrière la cravate et arroser tes quarante-quatre piges ! ». D’abord, j’ai dit « non », ou plutôt, j’ai dit « peut-être ». J’attendais un autre coup de téléphone, celui d’une femme ; je me suis précipité sur le combiné à chaque sonnerie, en espérant entendre une voix, la voix de cette femme, mais ce fut un défilé de voix carnavalesques, un carnaval de voix heureuses et réjouies que je fête, en ce jour détestable, mes quarante-quatre ans… Pas la voix attendue… Alors, j’ai rappelé l’ami, je lui ai dit « d’accord. D’accord, on va s’en mettre un derrière la cravate ». L’expression n’a pas de sens. Je ne porte jamais de cravates. Sauf dans les mariages. Dans le café, personne n’en portait, non plus. On s’est assis à une table, on a commandé un planteur pour moi, un whisky pour lui, on a parlé de notre journée, de politique, de nos espoirs et de nos aigreurs. À la table d’à côté, deux femmes, une jolie brune, à peine trente ans, avec une mèche à la Louise Brooks et un cardigan rose, festonné de motifs arabisants ; en face d’elle, une dame plus âgée, la cinquantaine, pomponnée pour la soirée. À plusieurs reprises mon ami a lancé des regards galants à nos voisines d’un soir. Sans succès. Elles affichaient une indifférence de princesse pour notre table de quarantenaires fatigués ; elles souriaient comme des anges lubriques en direction de princes charmants, d’une trentaine d’années, beaux et désinvoltes. Les princes jouaient aux fléchettes, un verre à la main et riaient aux éclats. À coup sûr, les princes allaient niquer dur, ce soir. Les princesses s’éveilleraient énamourées, avant de pester, quinze jours plus tard, contre l’infamie masculine, contre les hommes qui ne comprenaient rien à l’amour. Voilà ce que je me disais quand je suis sorti du café. J’ai serré la main de mon ami, puis j’ai longé le remblai. L’océan respirait comme un homme ivre et endormi, sous la lune blanche et phosphorescente. Je me suis assis sur un banc pour écouter les vagues qui murmuraient un message incompréhensible. Puis, je me suis lassé et je suis rentré chez moi. J’ai consulté mes mails pour vérifier que j’avais bien quarante-quatre ans aujourd’hui. Je me suis couché. Rien ne s’était passé. Le temps passait, c’était tout. « Je suis un homme qui cherche à ne pas mourir » écrivait Jacques Rigaut. C’est, en substance, ce que chacun, un jour ou l’autre, est amené à se dire. Mon ami, hier soir, pourtant, affirmait le contraire, il soutenait que le monde se divisait en deux, le groupe de ceux qui faisaient corps avec la vie, tout contents d’être sur terre, et le groupe des « nés fatigués ». « On a l’impression, ajouta-t-il, que certains ont avalé, à la naissance, une poudre énergétique, qui les pousse au derrière, quand d’autres se rattrapent aux branches ou s’appuient sur des béquilles pour ne pas s’écrouler. » Le magasin ouvre à dix heures du matin, ce qui, pour un amoureux de la couette, représente une heure acceptable. Je travaille dans une boutique de vêtements pour femmes depuis quatre ans. Le commerce ne m’appartient pas. Sa propriétaire, une femme de quarante-cinq ans, coquette et plantureuse, m’a embauché sur les conseils d’une ancienne collègue du lycée qui lui confia que j’étais courtois et ponctuel, que mon goût pour la parure et pour la gente féminine méritait que l’expérience fût tentée, du moins à l’essai. Je crois que Sylvie Godart ne peut que se satisfaire de mes services puisque le chiffre d’affaires de son magasin n’a cessé de s’accroître depuis que j’y exerce mes talents oratoires. De mon côté, je ne me déplais pas à fréquenter des clientes plus ou moins belles, plus ou moins jeunes. J’aurais préféré, il est vrai, que mes compétences s’exercent et se déploient dans un magasin de lingerie. Dans un monde parfait et idéal, j’eusse conseillé des bonnets B, C et D à de jeunes femmes presque nues. Mais le monde n’est pas parfait. J’étais, de toute façon, soulagé de quitter l’Éducation nationale où je m’ennuyais et où j’ennuyais les élèves depuis une dizaine d’années. Un jour d’avril, le courage me manqua pour me rendre en cours. Je restais dans la salle des professeurs. Les élèves vinrent s’enquérir « Monsieur, vous faites cours ? », je leur répondis d’aller se faire enculer. Le proviseur me convoqua dans son bureau dès qu’il apprit, par les intéressés, ce à quoi je les invitais. C’était un homme à l’approche de la retraite, petit et rond, pressé d’habiter la villa qu’il rejoignait tous les étés, au Cap-Ferret. Il me recommanda de prendre du repos, « vous êtes surmené, me dit-il en caressant sa barbichette, vous avez besoin de faire un break, de penser à autre chose. Allez consulter le docteur Briand de ma part, il vous délivrera un arrêt maladie. » Il avait raison. Le médecin m’offrit un congé de deux semaines. Mais je ne revins pas au lycée. Entre-temps, Emmanuelle Rousseau, une collègue de lettres, avait suggéré que je changeasse de métier, elle connaissait justement une amie qui recherchait un vendeur, je me présentais, un matin, à l’entretien d’embauche, auréolé des compliments d’Emmanuelle. Je fus pris sur-le-champ. Je laissais derrière moi la perspective d’accéder, dans quelques années, à l’échelon onze, voire au régime hors classe, paradis promis à l’élite du corps professoral ; et, en prime, j’offrais au documentaliste une dizaine de manuels de philosophie. J’abandonnais sans regret la comédie de l’enseignement. Il me plaisait de ne plus passer mes jours dans de vastes bâtiments hésitant entre le HLM délabré et l’hôtel de ville est-allemand. Tous les établissements scolaires que j’avais fréquentés chérissaient le béton, l’arête cubique et les couloirs sans fin. Rien de beau n’invitait l’élève à s’élever. Pas même les professeurs, quoique tous, ou peu s’en faut, se donnassent corps et âme à leur métier. Que vous n’eussiez pas la vocation vous vouait, aux yeux de certains, à l’ignominie, la corvée professorale étant l’une des seules que l’on doit bénir d’exercer. Les élèves écoutaient sans passion des professeurs harassés ou enflammés. Tout était dans l’ordre : les lycéens feintaient l’intérêt ; les professeurs se dupaient eux-mêmes quant au savoir qu’ils transmettaient réellement à leurs classes. Le monde du divertissement culturel, depuis une trentaine d’années, s’était emparé de la conscience des adolescents, lesquels pénétraient dans l’enceinte de l’établissement scolaire pleins d’une culture autre qu’ils estimaient égale en dignité à celle qu’on leur proposait. De ce fait, beaucoup d’entre eux cherchaient à acquérir des connaissances dans l’unique objectif de passer des concours et de trouver un emploi. Les théories de Platon ou d’Aristote, je pouvais, me dit un jour un minet de terminale S, « me les foutre au cul », ce qui fit rire son camarade, un glorieux surfeur, qui l’année précédente, au mois de juin, se vantait d’être allé passer l’oral de français avec des palmes aux pieds et un masque de plongée sur le front. Mais, dans l’ensemble, l’amabilité régnait dans les cours. On perdait son temps gentiment, entre deux grèves et l’attente des prochaines vacances. Perdre son temps, même sans déplaisir, n’est pas ce qu’un homme peut souhaiter de plus haut lors de son bref passage sur terre. L’humanité aime l’héroïsme, l’aventure et la folie. C’est pourquoi je devins vendeur de jupes et de collants. Je vécus ma conversion comme un acte de résistance dadaïste antibourgeois. À la fin de ma première semaine chez « Choupette » – tel était le nom de la boutique -, je considérais toutefois avec davantage de circonspection l’insolence de mon geste. Mon lien avec le travail des textes n’était pas rompu pour autant : je traduisais, le soir, disons certains soirs, le Zibaldone du poète italien Giacomo Leopardi, ce « sombre amant de la mort » comme le définissait Alfred de Musset. Je possédais l’édition de poche italienne en deux volumes de huit cents pages chacun, édition que j’avais cherchée et trouvée lors d’un voyage en Italie. La traduction avançait lentement, d’autant que je ne parlais pas l’italien, ce qui, il faut bien le dire, ne facilitait pas les choses. J’en étais à mon soixante- douzième fragment lorsqu’un après-midi, alors que je m’attardais dans une librairie, je tombai nez à nez avec un gros livre, à la couverture jaune pâle, dont le titre s’étageait bizarrement sur trois lignes : « Zib ald one ». Les éditions Allia avaient eu la même idée, en particulier un certain Bertrand Scheffer, lequel avait, informait-on le lecteur, « traduit, présenté et annoté » la somme philosophique de Leopardi. Je me réjouis qu’un exégète, à coup sûr plus compétent que je ne l’étais, se fut tapé tout le boulot, d’un autre côté, cette excellente traduction frappait la mienne d’inutilité. Je ne mis pas cependant un terme à mon entreprise, je la poursuivis avec la passion d’un moine copiste légèrement timbré. J’appris une année plus tard que le livre de Leopardi, pour la première fois proposé dans sa totalité au lecteur français, ce livre qu’on pouvait comparer aux Essais de Montaigne, ce livre admirable, donc, ne s’était vendu qu’à huit cent trente-trois exemplaires. Il allait de soi qu’à Port-Blanc, la station balnéaire où j’habitais, aucun exemplaire n’avait été vendu puisque la « Maison de la presse » dévouée à L’Équipe et au loto ne ressemblait en rien, même en la considérant avec bienveillance, à une librairie. Au demeurant, ce n’était pas la vie de la pensée qui intéressait, au premier chef, les habitants, provisoires ou permanents, de Port-Blanc. On résidait dans cette station après une vie de labeur ou une année de travail, comme retraité ou comme touriste, avec l’intention de ne rien faire, fors s’allonger sur la plage ou prendre des cuites mémorables. Ce ne sont certes pas de viles aspirations, mais elles se marient malaisément avec un effort conceptuel très soutenu. Je vivais dans un petit appartement d’où, en se penchant par une fenêtre, l’on apercevait la mer. La résidence était aux trois quarts vide durant l’année. Elle se remplissait pendant les mois d’été. Je ne croisais presque personne en montant l’escalier qui menait à mon deux pièces, excepté un retraité reconverti, de son plein gré, en concierge de la résidence. Que l’on rentrât chez soi à trois heures du matin n’empêchait pas de rencontrer le bonhomme, en charentaises, cigarette aux lèvres : il veillait. Il craignait je ne sais quelle détérioration murale opérée par de jeunes gens alcoolisés ou qu’une automobile stationnât devant l’immeuble sans déranger personne sauf le code de la route et son propre système nerveux. On ne savait si la mort de sa femme, dix ans plus tôt, était la cause ou la conséquence du caractère chicaneur de M. Gaspard. S’il se dévouait à l’entretien de la résidence, comme le taillage de haies, et en appréciait chacun des habitants, surtout ceux qui, à mon exemple, ne la quittaient jamais, il regardait en revanche d’un œil soupçonneux tous ceux qui ne l’habitaient pas, ce qui représentait un nombre substantiel. À ses yeux, les non-résidents figuraient une masse d’étrangers qu’il fallait surveiller ; quant aux étrangers eux-mêmes, et en particulier ceux en provenance d’Afrique, Gaspard n’était jamais à court, pour les qualifier, d’épithètes dévalorisantes ni de substantifs animaliers où le singe se taillait la part du lion. Je ne contredisais pas le pseudo-concierge car sa générosité à mon endroit se serait aussitôt éteinte s’il m’avait perçu comme un traître à la résidence, ma vie en serait devenue insupportable et je ne le souhaitais pas. Je me contentais de sourire modérément à ses blagues racistes, et dans cette modération on pouvait lire une condamnation radicale du racisme. Fort heureusement, Gaspard ne percevait pas la réprobation. Pour être franc, personne ne l’aurait remarquée : il ne faut jamais mésestimer le recours à la lâcheté si l’on veut vivre tranquillement avec le voisinage, et si l’on veut vivre tout court. Cet homme laid, avec un long nez bosselé et des yeux de poule, était le père d’une jolie jeune fille qui occupait, grâce à lui, un studio au rez-de- chaussée. Cadeau empoisonné, assurément, que cet appartement offert par Gaspard à sa fille, laquelle vivait dès lors sous la surveillance méticuleuse de son père. Je n’aurais jamais cru que Gaspard ait engendré une si belle femme si mon ancienne profession ne m’avait habitué à rencontrer, lors d’entretiens avec les parents de mes élèves, des couples étrangement assortis et des géniteurs plus beaux ou plus laids que leurs enfants. On dirait que la nature s’amuse pensais-je souvent en contemplant une mère épaisse, aux cheveux rares et filasses, accompagnée de sa fille au sourire ravageur et à l’ample décolleté. La fille de Gaspard, Véronique Gaspard, travaillait comme employée dans une boulangerie de Port-Blanc. Je crois bien que son père, au temps où j’enseignais la philosophie, n’aurait pas vu d’un mauvais œil que je marie sa fille, bien que j’eusse une quinzaine d’années de plus que Véronique. Que je réside dans l’immeuble jouait grandement en ma faveur. Il n’hésitait pas à m’indiquer, au cas – improbable – où je ne les aurais pas remarquées, les parties charnues de sa Véronique : « Eh, eh, elle n’est pas belle ma fille ? disait-il avec un sourire entendu, c’est pas une petite maigrelette, hein ! elle a ce qu’il faut là où il faut ! » Bien entendu, Véronique ne me voyait pas – trop âgé pour elle -, elle collectionnait, à la barbe de son père, les amants d’un soir ou d’une semaine, les touristes parisiens ou les surfeurs au torse impeccable… Puis, tout s’inversa : vers l’âge de vingt-cinq ans elle envisagea de « trouver chaussure à son pied » et je devins, dès lors, un amant potentiel. Mais Gaspard, entre-temps, s’était ému de ma démission de l’Éducation nationale. Ce n’était évidemment pas mon retrait de l’enseignement qui le gênait mais mon manque d’ambition, j’étais devenu un original trop instable pour épouser sa fille. Ce projet, de toute façon, ne fut jamais le mien. Véronique aurait convenu à l’exercice de ma libido, mais j’entrevoyais comme le comble de l’horreur de partager sa vie : si sa beauté jurait avec le physique de son père, l’esprit de ce dernier résonnait malheureusement dans les conversations de sa fille, et, lorsqu’elle me confiait son goût pour Calogero ou les rouges à lèvres de Sephora, le nez de Gaspard faisait un retour en force, en surimpression, sur le visage de celle-ci. — Tu sais, m’expliqua-t-elle lors d’un déjeuner dans une pizzeria port- blancharde, je crois vachement à la réincarnation, je suis sûre que j’étais une antilope, dans ma vie d’avant. — Sûre ? Tu exagères, c’est une hypothèse, tout au plus. — Non, j’t’assure. Je revois la savane, les tigres et les couchers de soleil… J’adore les couchers de soleil. — Oui, c’est beau. — J’aime tout ce qui est beau… J’aimerais rencontrer un mec dans le genre de George Clooney, un type super classe et tout. Un type qui a su rester vachement simple, malgré qu’il est super beau, super sexy. Un type plein d’humour, quoi. — Oui, je comprends… — Non, tu vois, ce que j’aime, moi, c’est les mecs qui se prennent pas la tête, je déteste les prises de tête. Moi je veux croquer la vie à pleines dents, j’aime rire et pleurer… — Oui, je vois… — Tu le trouves beau mon cache-cœur ?

Description:
Alors qu'il dresse le bilan mitigé pour ne pas dire morose de 44 ans d'existence, Paul reçoit la lettre d'un vieil ami, Henri Berg, qu'il n'a pas vu depuis de nombreuses années. Cet homme, psychanalyste érudit qui fut pour lui à la fois un complice et un mentor est malade. Cloué sur un lit d'h
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