Société Archéologique et Spéléologique du Mellois une foule de soucis Plus d'un souci nous attend sous la terre, en Poitou, en Saintonge, ou d'autres lieux de France. Qu'il soit abîme, ou perte, ou résurgence, c'est à nous qu'il échoit d'en dresser l'inventaire. François Vareille mai 2009 les Soucis – page 1 sur 24 – FV, juillet 2009 Le premier de nos soucis En janvier 2009 Jean-Luc Denis, de la Société Archéologique et Spéléologique du Mellois, a eu l’occasion d’observer, sur la commune de Chenay, l’entrée d’un gouffre appelé le Souci Bourdin1. Une grille sécurise le trou. On ne sait pas si quelqu’un a déjà tenté d’explorer la cavité. Le toponyme le Souci apparaît ailleurs sur la commune de Chenay2. Il s’agit aussi d’un gouffre, au confluent de deux fossés, dont l’entrée a été protégée par des buses et un regard. On entend l’eau se déverser à l’intérieur. le souci Bourdin (Chenay 79), photo Jean-Luc Denis Ce qui rend ces deux gouffres intéressants, c’est qu’ils s’ouvrent à proximité du parcours présumé de la Dive souterraine, à mi-chemin des trois gouffres qui absorbent les eaux de la Dive entre Bonneuil et Rom et des deux résurgences vers Bagnault et Exoudun, identifiées par plusieurs colorations des eaux depuis quarante ans. D’autre part ils se situent dans une sorte de vaste dépression à très faible relief, couverte de prairies marécageuses difficilement drainées. Ce qui a aussi intrigué Jean-Luc, c’est le nom de "souci" appliqué à deux gouffres voisins. D’où vient ce toponyme ? Quel sens peut-on lui attribuer ? Si "souci" signifie "gouffre", alors la recherche de toponymes "souci" peut permettre de repérer des entrées de rivières souterraines ou de réseaux karstiques encore inconnus. Jean-Luc a lancé sur son moteur de recherche internet ces deux mots-clefs, "souci" et "gouffre", et il a trouvé, sur le remarquable site spéléo de Thierry Le Roux, deux gouffres saintongeais appelés le Souci de Chadennes et le Souci de la Pouparderie. Tel a été le point de départ de la présente enquête. 1 . Signalé sur la carte IGN 1/25.000°, au nord-est de Chenay, à l’est de la route de Poitiers. 2 . Le souci est aussi signalé sur sur la carte IGN 1/25.000°, à l’est-sud-est du village, à environ trois kilomètres du souci Bourdin. les Soucis – page 2 sur 24 – FV, juillet 2009 Le souci de Chadennes (Tesson 17) , Texte et photos empruntés à Thierry Le Roux Souci de Chadennes, entrée http://pagesperso-orange.fr/charente.inferieure/cavchar.htm Marmites de géant, torrent du souci de Chadennes http://www.cavernes-saintonge.info/constru.htm SOUCI DE CHADENNES (Tesson). Une spectaculaire doline d'effondrement, agrémentée de marmites d'érosion, capture un petit torrent qui éveille l'écho de galeries et salles ... avec chaos, faille, abrupt, ... et même un monstre si l'on en croit la légende ! Un "abîme" typiquement Saintongeais (!) à découvrir absolument avec le cédérom Charente "Inférieure"... Souci de Chadennes, intérieur les Soucis – page 3 sur 24 – FV, juillet 2009 Où vont les eaux de la Dive ? Textes et illustrations extraits de la monographie publiée par Jean Gervais en l'an 2000 : La Dive au fil du temps, guide historique et touristique Le 25 septembre 1964 on versa de la fluorescéine dans le gouffre de Brochard. Des observateurs avaient pour mission de surveiller les sources avoisinantes pour déterminer enfin où aboutissait l'eau engloutie dans les fissures du lit de la Dive. A la surprise générale, la coloration reparut à Exoudun à la Fontaine bouillonnante, et d'autre part à Bagnault dans plusieurs fontaines ou puits, c'est-à-dire à quelques douze kilomètres en ligne droite du point de marquage. L'émissaire de ce gouffre n'est donc pas la fontaine de Bréjeuille situé en aval sur le trajet de la Dive comme on le pensait depuis toujours. L'eau aboutit donc loin de part et d'autre de la Sèvre Niortaise. .La progression des eaux sous terre se fit assez vite (133 m à l'heure pour les plus rapides) ce qui suppose un cheminement par un réseau de chenaux plutôt que par des fissures étroites. Un nouveau marquage fut réalisé le 8 octobre 1970, en amont du pont de Lais. Dans cette expérience, c'est encore la Fontaine bouillonnante qui formait l'exutoire. La progression fut encore rapide (240 m à l'heure) et laisse entendre une circulation analogue par des chenaux assez importants. les Soucis – page 4 sur 24 – FV, juillet 2009 L'observation des altitudes sur la carte IGN permet des constatations intéressantes : La Dive naît au sud du château de Germain, à l'altitude 130. A son coude entre Lezay et Sainte-Soline, qui l'oriente vers l'est, elle est à 121. De Bonneuil à Rom son altitude ne change pas : 118. En aval de Rom elle se fraie un passage à travers un plissement plus élevé que le bassin de Lezay. A Couhé son altitude est de 109 entre des sommets à 146. Le village de Chenay est à 128, le souci Bourdin à 133, l'autre souci à 129. Ainsi toute la partie orientale du bassin de Lezay, de Sainte-Soline à Rom, constitue une cuvette d'une dizaine de mètres de profondeur par rapport au plateau environnant, qui a dû initialement piéger les eaux de la Dive et former une vaste nappe d'eau peu profonde. Ce lac a fini par se purger par deux issues, vers l'est en entaillant la chaîne de collines, vers l'ouest en se creusant des chenaux souterrains. La Sèvre Niortaise aussi a entaillé profondément le plateau mellois. Les fontaines de Bagnaux, sur sa rive droite, sont à l'altitude 90 ; la fontaine bouillonnante d'Exoudun, sur sa rive gauche, à l'altitude 87. Il y a donc lieu de supposer, entre Rom et Exoudun, l'existence d'un réseau de galeries à environ trente ou quarante mètres de profondeur sous le plateau. Pourquoi l'écoulement souterrain vers l'ouest ? L'eau de la Dive suit naturellement la déclivité de son lit qui est incliné vers l'est et notre rivière rejoint le Clain. Dans la région les couches sont légèrement inclinées vers l'ouest et la nappe phréatique a donc tendance à s'écouler dans le même sens selon les lois de la gravité. De ce fait, c'est-à-dire à cause de l'inversion de pente des couches géologiques par rapport au relief superficiel, les eaux profondes et les eaux de surface circulent en sens opposés, les premières en direction de la Sèvre et les autres vers le Clain. les Soucis – page 5 sur 24 – FV, juillet 2009 La disparition de l'eau en été ennuyait fort les riverains, car les prés pâtissaient alors de l'absence d'irrigation. Aussi les géologues décidèrent d'améliorer l'écoulement de l'eau en intervenant sur les gouffres. Si on a cherché à boucher les petites fissures, il était par contre préférable d'aménager les trois principaux puits de façon à ce qu'ils ne puissent absorber que l'eau excédentaire. L'aménagement a consisté à disposer une sorte de cheminée au dessus du gouffre. De cette façon, les pertes en période de crue restent limitées et supprimées en période d'étiage. a) Tant que le niveau de la rivière est plus bas que le haut de la cheminée, cette eau ne peut plus disparaître dans les gouffres. Le lit de la rivière a moins de pertes et la Dive reste en eau. b) Si l'eau de la Dive déborde au-dessus de la cheminée, le surplus disparaît dans celle-ci et donc dans le gouffre, ce qui évite des débordements dans les champs. c) Si la nappe aquifère de son côté est excédentaire, elle peut déborder de la cheminée, comme un puits artésien et l'eau refluer alors vers le lit de la rivière. Cette situation où la Dive reçoit les excédents de la nappe souterraine est la même que celle qui était réalisée naturellement autrefois en hiver, mais ne survient maintenant que pour un niveau beaucoup plus haut de la nappe. les Soucis – page 6 sur 24 – FV, juillet 2009 D’où proviennent nos soucis ? Du souci moral (apparu au XIIIème siècle, du latin sollicitare) ? Il serait certes tentant de chercher une explication rationaliste : « ce trou inquiétait le propriétaire ». Mais il se trouve qu’en poitevin-saintongeais3, à l’inverse du français, se soucier avait pris le sens de « s’occuper d’une bonne affaire, en profiter ». En quoi un trou dans le sol pourrait-il être considéré comme une bonne affaire ? Pour trouver le bon candidat, il faut se pencher sur les dictionnaires d’ancien français. Dictionnaire Godefroy du français médiéval (tome 7, page 557)4 SOUSSIS, substantif masculin. subsis, soulcis, saucis - caverne souterraine : … Soz uns rochers, en uns soussis, … (sous un rocher, dans un soussis) (1160, Benoît de Sainte-Maure, chronique des ducs de Normandie, II, 36206) - Puisard, égout, évier : Uns subsis qui est en la ruelle ne doit recevoir que les yaues de la maison dou dit Raoul. (1334, Plaids ou bailliage ducal, reg. 1, f° 56 v°, Arch. mun. Reims.) Furent les yawes si grandes que toute l'isle du Pont des Morts et tout le grant saucis du Pont des Morts estoient tous plains d'eawe. (J. AUBRION, Journ., an 1483, Larchey.)5 Quiconque a le sol, il peut et doit avoir le dessus et le dessous, et faire caves, puits, aisances, ordes fosses, soulcis et autres choses licites. (Coutumier de Reims, rédigé par Christophe de Thou, Barthelemy Faye et Jacques Viole, art. CCCLXVII.6) 3 . Vianney Piveteau : Dictionnaire du Poitevin-Saintongeais, Geste Editions 1996. . 4 . Frédéric Godefroy : Dictionnaire du français médiéval (1892). Ce dictionnaire en plusieurs tomes est consultable sur le site internet Gallica de la BNF. 5 . Il y a lieu de soupçonner une erreur d’interprétation de Godefroy sur ce passage : « Saucy » ou « saussis » désigne aussi communément, dans la toponymie de l’est de la France, un lieu de planté de saules. « Le grant saucis du Pont des Morts » pourrait donc être ici une berge marécageuse colonisée par les saules. Il me semble que cette signification conviendrait mieux au contexte. 6 . Cette dernière occurrence n’est pas datée par Godefroy; mais une recherche sur le web montre que les rédacteurs étaient des parlementaires parisiens qui ont, sur mandat royal, procédé à la révision des coutumiers provinciaux vers le milieu du XVIème siècle les Soucis – page 7 sur 24 – FV, juillet 2009 Quelle étymologie ? Les linguistes qui ont repéré ce mot rare n'ont pas manqué de s'interroger sur son origine. Après quelques hypothèses peu probantes7, le consensus s'est fait autour du mot latin subsidium, littéralement «installation dessous » (du verbe subsidere). Une notion aussi vague ne pouvait manquer de revêtir des emplois concrets très divers. En latin classique, subsidium signifiait réserve, renfort, soutien, appui, assistance, refuge, asile8. Le français moderne l'a récupéré pour en faire des subsides, compris comme des aides financières. Pour arriver à notre souci, il faut admettre que subsidium avait pris en bas-latin un sens proche de réservoir souterrain, ou de système souterrain d'évacuation des eaux. Quant à la disparition du d, c'est une évolution phonétique normale dans le passage du latin à l'ancien français (cf par exemple gaudium > joie, ou videre > voir). Histoire d'un mot Il est naturel que le mot souci ait peu d’occurrences connues : on a rarement l’occasion de parler de fosse ou d’égout, que ce soit en dans les textes littéraires ou dans des textes juridiques. Mais la profusion des toponymes qui en sont issus (voir ci-dessous) montre qu’il a dû être usuel dans l’ensemble du domaine de la langue d’oïl, et aussi dans le domaine nord-occitan. La logique aurait dû imposer l'orthographe soussis, mais la manière d’écrire le mot en moyen français a pu varier largement, compte tenu des différences de prononciation dialectales et de l’attraction exercée par le souci moral issu du latin sollicitare. On peut s’attendre à rencontrer des formes comme soubsis, soussy, soubcy, soulcy … Parmi les occurrences relevées dans le dictionnaire Godefroy (voir ci-dessus), la graphie subsis (1334) suggère que le scribe comprenait encore l'origine et la construction du mot. En revanche les parlementaires du XVIème siècle n’arrivaient pas à le distinguer du souci moral (soulci, vers 1560). 7 . Joseph Brüch, dans la revue Zeitschrift für römische philologie, 40 (1920), p 650-653, met le souci en relation avec le vieux provençal soumsir, qui portait l’idée d’engloutir ou d’écraser (cf français « sombrer »), et croit possible une étymologie issue du latin « sorbere » (absorber) ou « sumere » (consommer). D’autres ont proposé un rapprochement avec le mot pyrénéen solcides, aussi usité dans la péninsule ibérique, qui désigne des sortes de chaos rocheux. 8 . Dictionnaire du latin classique, de Félix Gaffiot. les Soucis – page 8 sur 24 – FV, juillet 2009 Effacement et survivances Il y a lieu de supposer que le soussis a commencé à tomber en désuétude au début XVIIème siècle, lors du passage du moyen français au français classique, qui a entraîné la disparition de tant d’autres mots9. Apparemment son sens échappait aux géomètres et cartographes au moment de l’établissement du cadastre, au début XIXème : presque tous les toponymes ont été orthographiés souci, et l’on a souvent cru utile de préciser qu’il s’agissait d’une fosse ou d’un gouffre. Il a pu cependant subsister dans les parlers populaires jusqu’à une époque récente, mais il était alors ressenti comme un terme dialectal, strictement cantonné au patois. Le dictionnaire FEW10 mentionne plusieurs de ces définitions locales : o ChefB : Souci « gouffres de la Dive du midi, dans lesquels se perdent, en été, les eaux de cette petite rivière » o SeudreS : Souci « entonnoir naturel où les eaux de pluie se perdent en été » o Périg. Souci, « abîme » o Ancien champenois sussil : « puisard, égout, évier » , Reims sousi « puisard » o Reims : « soussi : petit trou creusé en terre pour absorber les eaux sales »11 o Sousi Bess12 : « fosses dans lesquelles se perd l’Aure ». o Rethel13 : « chouchi, terrain constamment humide » 9 . Jean-Loup Ringenbach de l'université de Nancy me signale encore, dans l'article sourcier du dictionnaire Godefroy, tome 7, page 523, cette forme tardive suffixée : "Un sousier pour recepvoir les eaues." (16 juillet 1619, Rapport d'expertise, Archives de la Marne, Hautvillers, Reims, layette 16, liasse 3.). Il semble qu'ensuite l'usage du mot se raréfie ou disparaisse dans les documents écrits. 10 . FEW : pour Französisches Etymologisches Wörterbuch, de Walther von Wartburg, Bâle 1966, tome 12, page 353, ainsi que le tome 14, 1968, page 115, et le tome 21, page 26b. 11 . Emprunt à l'article sourcier du dictionnaire Godefroy : "A Reims on appelle un soussi, un petit trou creusé en terre pour absorber les eaux sales, les eaux ménagères." 12 . Bess = le Bessin, en Normandie. 13 . Rethel dans les Ardennes. Emprunt à H. Baudon, Le patois des environs de Rethel, Rethel, 1909, Suppl. p. 41 : « chouchi, terrain constamment humide ». les Soucis – page 9 sur 24 – FV, juillet 2009 La première de ces mentions (ChefB) nous ramène à notre point de départ. Elle provient d'un glossaire du patois poitevin de la région de Chef-Boutonne publié en 1864 par l'historien Henri Beauchet-Filleau14, et nous prouve qu'au milieu du XIXème siècle les gouffres de la Dive étaient encore nommés soucis. Voici l'article exact : SOUCI. Gouffres de la Dive du midi, au-dessous de Bonneuil- aux-Monges, dans lesquels se perdent, l'été, les eaux de cette petite rivière. Il y a le Souci de la Jument Blanche. Aujourd'hui on dit le gouffre de la Jument Blanche, le gouffre de Brochard. Les soucis saintongeais font preuve de plus de résistance. La seconde mention du FEW (SeudreS) provient d'un dictionnaire du Patois Saintongeais de même époque que le précédent15. Voici l'article exact : SOUCI. Entonnoir naturel pour les eaux de pluie se perdant sous terre. Doit être sucis prononcé à l’antique. Nos contrées à sous-sol crayeux sont pleines de soucis. Récemment encore Jacques Duguet16 identifiait le souci comme un nom commun utilisé pour désigner des gouffres dans la région : "Souci" a été signalé dans la région de Pons (17), où il désigne des abîmes ou gouffres, en forme d'entonnoir, absorbant les eaux de pluies et de sources et quelquefois de véritables rivières. Entre Pons et Thénac, on rencontre un grand nombre de ces sortes d'abîmes . Le souci de Chadennes, qui est situé au nord du village de Chadennes, à Tesson (17), est une longue dépression aux pentes à 45°, avec un gouffre à chaque extrémité. On a exploré l'un de ces gouffres au fond duquel coule un torrent. En période de pluie, les eaux courantes remplissent gouffres et dépression qui débordent. Le Souci des Hors et le Souci Barbotin sont des sources dans un marais, respectivement près du hameau des Hors et de Mouillepied, à Ballon (17). 14 . Henri Beauchet-Filleau, H., Essai sur le patois poitevin ou petit glossaire de quelques-uns des mots usités dans le canton de Chef-Boutonne et les communes voisines, Niort – Melle, 1864. 15 . P. Jonain : Dictionnaire du Patois Saintongeais (Royan, 1869). 16 . Jacques Duguet : Noms de lieux des Charentes (1995) les Soucis – page 10 sur 24 – FV, juillet 2009
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