ebook img

les rituels dans les différentes versions de l' ars notoria PDF

98 Pages·2013·0.73 MB·French
by  
Save to my drive
Quick download
Download
Most books are stored in the elastic cloud where traffic is expensive. For this reason, we have a limit on daily download.

Preview les rituels dans les différentes versions de l' ars notoria

1. Stade descriptif : les rituels dans les différentes versions de l’ars notoria L’objet du présent chapitre consiste principalement à montrer que la multiplication des textes s’inscrivant dans la tradition de l’ars notoria mise en évidence en première partie est pour une large part due au caractère peu pratique de la version la plus ancienne, à savoir la version A. Selon toute vraisemblance, il est en effet assez vite apparu à certains de ses lecteurs assidus et aux clercs qui l’ont copiée qu’il y avait une nécessité impérieuse à mieux formuler la procédure à suivre ― c’est en particulier l’objet des gloses du XIVe siècle ― ou alors à la simplifier et à en alléger de manière conséquente les exigences ― ce sont les principes fondateurs des versions « abrégées » et pour commencer de l’Ars nova ― pour que la mise en pratique devienne, si ce n’est possible, du moins attrayante. La barre ayant été d’emblée placée très haut, c’est soit par le biais d’un long commentaire, soit par le moyen d’un élagage drastique que l’ars notoria a réussi à ne pas se scléroser et à rester du domaine de la simple curiosité, et qu’elle est parvenue au fil du temps à assurer les conditions de son succès et à s’imposer comme l’une des principales traditions de magie rituelle de l’Occident médiéval. Pour bien comprendre cette logique, il faut en premier lieu mener une étude de la structure de la version A et de son fonctionnement afin de bien mesurer la difficulté qu’il y avait à l’exploiter sur le terrain de la pratique. Cette étape descriptive, que nous renouvellerons pour chacune des branches de la tradition manuscrite, peut paraître quelque peu aride, mais elle constitue un préalable dont on ne peut faire l’économie, sous peine d’enlever toute substance à la démonstration et de ne pouvoir en définitive mettre en évidence la spécificité de l’ars notoria dans le champ des pratiques de magie rituelle médiévales. Décrire les rituels prescrits par chacune des versions de l’ars notoria nécessite que l’on prenne tout d’abord en compte la façon dont les règles et les principes en sont formulés. Or, dans ce domaine, comme nous allons pouvoir nous en rendre compte, la clarté n’est pas toujours au rendez-vous, et ce, tout particulièrement en ce qui concerne la version A. 352 ― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 1.1. Le rituel dans la version A 1.1.1. Structure du texte et principes généraux d’exposition L’ordonnancement du rituel proposé par la version A est relativement simple dès lors que l’on reste au stade des généralités. Il épouse la structure d’ensemble du traité, une structure dont nous avons donné plus haut les linéaments quand il s’agissait, pour des raisons de méthodologie, de fixer la « norme » textuelle de l’ars notoria1, mais sur laquelle nous devons désormais revenir plus en détail. La première partie des Flores aurei, du chapitre 1 au chapitre 66, a pour fonction principale de développer, par la récitation de prières latines, de listes de noms angéliques et de mots inconnus appelés verba, les facultés intellectuelles du dévot, ainsi que les qualités nécessaires à sa réussite scolaire. Les premières oraisons (§ 7, 10, 11) sont ainsi destinées à développer l’éloquence (facundia)2. Elles font partie d’un groupe d’oraisons qualifiées de « triomphales », qui sert d’introduction au traité et prépare l’esprit du praticien à recevoir la maîtrise des arts libéraux3. D’autres invocations du même groupe (§ 16, 24, 25), dont on ne peut du reste, faute d’informations claires, fixer avec précision les limites, ont une vertu propédeutique similaire. Leur fonction est d’accroître l’intelligence et la mémoire tout en assurant que cet accroissement perdure dans le temps4, mais aussi de maintenir le niveau d’éloquence exceptionnel préalablement obtenu (§ 22)5. Par la suite, les diverses prières latines proposées implorent toujours que le développement des principales facultés intellectuelles de l’homme soit gracieusement accordé par Dieu et ses milices célestes6. Toute cette partie introductive établit, si l’on suit nos traités, les 1 Cf. supra, Ière partie, ch. 2.1.1. 2 Éd. Ars notoria, version A, § 5 : « Est enim tanta quorundam efficacia uerborum, ut cum ipsa legeris, tibi facunditatem ex improuiso et subitanee ita adaugeant, quasi si de elingui eloquens fueris effectus […]. » ; § 14 : « Quicumque hec determinato tempore et instituto protulerit, sciat se omni occasione remota illo mense toto facundiam in omnibus proferendis multo maiorem solito mirabiliter et inextimabiliter adipisci. » 3 Ibid., § 14 : « Sunt etiam quedam figure siue orationes quas Salomon Helim Caldaice, id est triumphales artium liberalium subitaneasque precellentes uirtutum efficacias appellauit, et sunt ad artis notorie introductionem speciale mandatum. » 4 Ibid., § 15 : « […] necnon in humane mentis uirtutes quatuor, intelligentiam, memoriam, facundiam et istorum trium stabilitatem quam maximam dominari dicimus et cognouimus. » ; § 17 : « Sacramentale enim misterium est, non expresso sermone uerborum audiuit Deus orationem tuam et ut tibi intelligentia, memoria, facundia et horum trium stabilitas augeatur diebus Lune determinatis […]. » 5 Ibid., § 21 : « Inter illas tamen orationes excellens est quedam quam rex Salomon reginam lingue idcirco appellari uoluit, quia quondam secreto integumento impedimentum lingue auferat et mirabilem eloquentie tribuat facultatem […]. » 6 Ibid., § 36 : « Memoria irreprehensibilis, etc. » ; § 47 : « Confirma […] rationem, intellectum, memoriam meam […]. » ; § 51 : « Deus omnium […] sana intellectum meum […]. » ; § 53 : « Veritas […] et intellectum meum confirma […]. » ; § 62 : « Hec enim est oratio simplex facundie quam Salomon et ― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 353 « principes généraux » de l’ars notoria, dans le sens où cette phase « générale » consacrée à l’épanouissement intellectuel prépare l’acquisition « particulière » des divers arts libéraux et autres « sciences »7. Elle se termine avec le court chapitre 66, qui annonce « la fin des préceptes généraux, qui ont été donnés pour acquérir mémoire, intelligence et éloquence »8. La seconde partie des Flores aurei, qui s’étend des chapitres 67 à 109, est celle qui expose les « préceptes spéciaux », autrement dit qui passe en revue les différentes disciplines que l’ars notoria permet d’acquérir, au premier rang desquelles se trouvent les arts libéraux. S’opère, avant que l’on entre dans le vif du sujet, une forme de transition par le biais de l’oraison Semot, Lamen (= § 69), qui sert aussi bien à acquérir les « préceptes généraux » que les « préceptes spéciaux »9. Ensuite, une série de chapitres détaille les prescriptions rituelles à respecter pour acquérir les différentes disciplines prises une à une, et insiste assez lourdement sur tout ce qui a trait à l’examen des figures. Ainsi, après un bref détour par les arts « adultérins » (i.e. les arts magiques et divinatoires), sont longuement passés en revue les arts du trivium (jusqu’au § 84), puis, beaucoup plus rapidement, ceux du quadrivium, auxquels sont joints la philosophie et la théologie. Suit toute une série d’oraisons nécessaires à la bonne marche des opérations (§ 90 à 101), avant que l’on revienne pour finir au cas particulier de la théologie (§ 102 à 109). Les Flores aurei établissent donc, on le voit, une architecture générale de la procédure qu’il est aisé de suivre et qui apparaît en elle-même suffisante pour obtenir les résultats escomptés. Le chapitre 109 ne met toutefois pas un point final au traité, puisqu’il est immédiatement suivi de l’Ars nova. Le chapitre 126 spécifie que les dix oraisons qui constituent cette strate textuelle peuvent être récitées avant l’inspection des figures, voire même avant que l’on commence à réciter les oraisons « générales » et « spéciales » des Flores aurei10. Enfin, à la suite de l’Ars nova apparaissent des oraisons à proférer au posteri eius in istis periti Lengemath, id est renouationem uel expedimentum linguarum, appellauerunt. » ; § 64 : « Omnipotens sempiterne Deus […] qui per omnipotentiam maiestatis tue nobis facultatem loquendi concessisti […] facunditatem michi tribuas, et intellectus tui memoriam perseuerantiamque concedas […]. » 7 Ibid., § 58 : « Datis ergo preceptis generalibus de omnium artium conditione necessarium arbitrati sumus de singularibus preceptis singularium artium aliquid diffinire. » 8 Ibid., § 66 : « Iste est finis generalium preceptorum que data sunt ad memoriam, intelligentiam et facundiam adipiscendam. » 9 Ibid., § 70 : « Ista, inquid rex Salomon, est orationum oratio et experimentum speciale, quo omnia siue singularia siue generalia plene, perfecte, efficaciter audiantur et cognoscantur et memoriter teneantur […]. » 10 Ibid., § 126 : « Hoc opusculum […] quod ante omnia huius artis capitula siue ante notas proferendum est […]. » 354 ― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― moment de l’inspection des figures et de paragraphes précisant la procédure à suivre pour examiner les note, ultime étape de la mise en pratique. Cette architecture du modus operandi, qui suit globalement un ordre gradué sur lequel se calque les temps forts du rituel prescrit par la version A, apparaît donc à première vue comme relativement cohérente : il s’agit dans un premier temps de développer, à l’aide d’oraisons spécifiques, les facultés intellectuelles du dévot afin qu’il soit apte, dans un second temps, à recevoir la maîtrise absolue de la discipline qui lui sied, par la récitation de prières et par l’inspection de figures vouées à cet effet. Toutefois, dès qu’on regarde de plus près, les choses sont beaucoup moins claires. 1.1.2. Incohérences et opacités À un niveau d’analyse plus fin, on constate en effet que l’exposition du rituel est rendue opaque par plusieurs défauts de mise en forme. 1. Premièrement, l’unité du traité et la logique de la procédure à suivre n’apparaissent vraiment que lorsque l’on fait abstraction de l’Ars nova. Dans ce cas de figure seulement, la marche du rituel se divise, conformément à ce que nous venons de voir, en deux séquences distinctes : la première consacrée à la récitation des oraisons « générales », qui permettent l’accroissement des facultés intellectuelles ; la seconde, dont l’aboutissement est l’inspectio des figures, consacrée à la récitation d’oraisons dédiées à la discipline que l’on a décidé d’acquérir. En revanche, si l’on réintègre l’Ars nova dans l’économie générale du rituel, la logique d’ensemble des opérations se brouille. L’Ars nova constitue en effet à bien des égards un corps étranger. Constituée de dix oraisons (pour l’essentiel des longues prières latines, § 115 à 125), elle professe d’emblée son indépendance par rapport aux Flores aurei, puisqu’il est possible de l’utiliser sans ces derniers et sans se soucier d’aucun impératif temporel pour arriver à un résultat en tout point identique11. Ce n’est en fait que dans le but de la rattacher coûte que coûte au modus operandi prescrit par les Flores aurei que le chapitre 126 spécifie que les oraisons qui la constituent peuvent aussi être récitées avant l’« inspection » des note et des figure. Fonctionnant à la manière d’un court-circuit, l’Ars nova est donc une première 11 Ibid., § 111 : « Orationes enim iste ante omnes specialiter et ante omnes generaliter dici possunt et debent. Etiam si absque aliis capitulis de ipsa arte prefata operari uolueris, ipsis orationibus dictis tempore et ordine poteris in qualibet artium magnam habere scientiam. In ipsis orationibus neque dies neque tempora neque Luna obseruanda sunt […]. » ― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 355 tentative de simplification du rituel tel qu’il était formulé à l’origine dans les seuls Flores aurei, que l’on a choisi, avant que n’apparaissent nos premiers témoins manuscrits (Y1 et E1, vers 1225), d’insérer malgré tout au cœur de ces dernières, en réalisant un montage assez grossier12. Sa présence dans nos manuscrits les plus anciens prouve en tout cas que l’on a eu conscience, dès la fin du XIIe siècle et/ou les premières décennies du XIIIe siècle, du caractère globalement inopérant de la strate textuelle primitive (i.e. les Flores aurei), sans que l’on ait toutefois pu se résoudre à la disqualifier définitivement, dans la mesure où elle était le pilier de l’ensemble de la tradition textuelle. 2. Deuxièmement, la progression graduée des opérations, qui veut que l’on aille du général au particulier, soit de la préparation intellectuelle du dévot à l’acquisition des connaissances, est d’autant plus difficile à percevoir dans le détail que la présence de ce qui apparaît comme autant d’apartés la met constamment à mal. En effet, à la marge de la procédure générale précédemment décrite, certaines oraisons se voient dotées d’une efficacité qui ne s’inscrit plus directement dans le strict plan d’une acquisition des savoirs scolaires. L’oraison Ancor, Anacor (= § 29), bien que présente au cœur des oraisons « générales », permet par exemple à tout un chacun, comme nous l’enseigne le chapitre 28, de connaître le sort d’un malade, autrement dit de savoir si celui-ci va, au terme de sa maladie, vivre ou mourir13. Récitée en secret avant que l’on ne procède à l’interrogatoire de l’individu mal en point (= § 30a et 30b), elle est en ces circonstances gratifiée d’une vertu divinatoire qui dénote dans une première partie des Flores aurei caractérisée, à un niveau plus large, par sa fonction propédeutique. Une oraison « générale » peut donc avoir dans certains cas une vertu « spéciale ». On peut aussi citer le cas des oraisons Lamen, Ragaa (= § 34) et Memoria irreprehensibilis (= § 36), qui peuvent être récitées de manière très opportuniste pour faire face à un péril imminent, qu’il s’agisse d’un incendie, d’une bête dangereuse, ou de tout autre danger susceptible de subvenir sur Terre14. Quant à l’oraison Gemot, Geel (= § 62), accompagnée de la prière latine Omnipotens sempiterne Deus (= § 64), elle a bien pour fonction « générale », comme certaines des oraisons qui la précèdent (par exemple le § 22), d’aider au développement de l’éloquence. Mais, en cas de circonstances exceptionnelles, pour régler quelque affaire d’importance ou pour se tirer 12 Signe de cette agrégation maladroite aux Flores aurei, les oraisons de l’Ars nova, qui ont pour principal vertu de gonfler les facultés intellectuelles, sont insérées au cœur des precepta speciales des Flores aurei. Cf. par exemple, § 116 : « Oratio secunda pro intellectu », etc. 13 Éd. Ars notoria, version A, § 28 : « [rubr.] Oratio ad cognoscendas multimodas infirmitates : Si enim uolueris habere cognitionem de alicuius egritudine utrum ad uitam uel ad mortem sit, si iacuerit languens, assiste coram eo et dic secrete : [§ 29]. » 356 ― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― d’un mauvais pas, on peut, si on la connaît par cœur, la réciter dans le feu de l’action et se voir dans l’instant doté d’une prodigieuse et salvatrice faconde15. Notons encore que certaines des oraisons « générales », vouées en principe au seul accroissement des facultés cognitives, ont le cas échéant une efficacité plus proprement orientée vers l’acquisition d’une discipline particulière, ce qui est quelque peu contradictoire avec la structure générale du traité (et par conséquent du rituel) telle que nous l’avons décrite précédemment. On peut prendre l’exemple du groupe d’oraisons introduit par Hely, Lehem (= § 43 à 55), autrement appelé « signe de la Grâce de Dieu », qui, tout en conservant son efficacité « générale »16, est particulièrement utile à l’acquisition de la théologie17. Il n’est question ensuite du cas spécifique de la théologie qu’à partir du chapitre 85, où deux des figures attachées à cette discipline sont évoquées. Cette forme d’anticipation rend pour le moins difficile la compréhension de toutes les articulations du modus operandi. 3. Troisièmement, à une échelle plus fine encore que dans les deux points précédents, la cohérence et par là même la clarté du traité sont mises à mal par la multiplication en son sein des niveaux de discours et par le passage incessant, si ce n’est anarchique, de l’un à l’autre. Cette mise en forme erratique, qu’illustre assez bien le cas de la théologie évoqué ci-dessus, fait qu’il n’y pas de continuité dans l’exposition de la procédure rituelle. Autrement dit, l’individu intéressé par les potentialités hors du commun de l’ars notoria n’est à aucun moment guidé de manière à la fois claire et rigoureuse, en ayant sous les yeux un continuum lui détaillant, du début jusqu’à la fin et ce pour chaque discipline, l’ensemble des opérations qu’il est supposé suivre pour aboutir au succès. Et pour cause : à l’exposition éclatée du mythe des origines, mise en scène au style direct ou indirect par Apollonius ou Salomon18, se mélangent, dans un beau capharnaüm, les informations d’ordre général, qui exposent les grands principes qui fondent l’efficacité théorique de l’art notoire et déterminent sa nature (grandes divisions du traité, définition 14 Ibid., § 34 : « [rubr.] […] et est dicenda in periculo ignis et terre et bestiarum. » ; § 38 : « In periculo, inquid [Salomon], ignis, terre et bestiarum ea quidem prodest cum fide dicta credenti. » 15 Ibid., § 63 : « […] in corde tuo poteris illam memorare, et si bone rei uolueris esse facundus, illam ter repete, et si malum fuerit siue negotium seculare unde agere uolueris, semel repetas orationem et adhibebitur tibi facundie quantum necesse fuerit, et si ipsam bis repetieris, poterit tibi eloquentie multitudo obesse […]. » 16 Ibid., § 47 : « Confirma […] rationem, intellectum, memoriam meam, ad suscipiendam, ad cognoscendam, ad retinendam omnium scripturarum bonarum scientiam, eloquentiam, perseuerantiam. » 17 Ibid, § 40 : « Ipsa enim oratio est tante uirtutis et tante efficacie, ut die qua ipsam dixeris determinato, tanta tibi ea die uirtus scientie in theologia augebitur […]. » ; § 43 : « [rubr.] : Ista oratio de qua dictum est, cuius partes sunt quatuor, que dicitur signum gratie Dei et est specialiter ad theologiam. » 18 Sur ce point, cf. infra, IIe partie, ch. 2. ― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 357 de notions comme nota, figura et oratio, « théorisation » du pouvoir du langage, définition comme sacrement, discussion sur le nombre de figures attribuées à chaque art, etc.), les préceptes particuliers ou pratiques, qui seuls sont véritablement nécessaires à la mise en ordre du rituel et à sa réalisation (efficacité particulière de telle ou telle oraison, ordre dans lequel doivent être proférées les invocations et inspectées les figures et moment adéquat où doivent être menées ces opérations, prescriptions visant à assurer la pureté du dévot, etc.), et tout le matériel invocatoire. Ce que doit être le déroulement exact du rituel dans son ensemble n’est jamais formulé de manière linéaire. Bien au contraire : les informations, dispensées au compte-goutte avant ou au terme de chaque oraison, sont à ce point éclatées que l’on peine à les réinscrire dans une logique d’ensemble. Une mise en pratique sérieuse exigeait donc que l’on procède dans un premier temps à une lecture très attentive du traité pour isoler tous les éléments relevant de la pratique, afin dans un second temps de reconstituer autant que faire se peut la bonne marche à suivre. À moins que ceux-ci aient décidé de passer outre de telles complications, il ne fait guère de doute qu’une telle exigence a dû refroidir les ardeurs de bien des individus qui ont un temps fondé des espoirs sérieux sur l’ars notoria. Il a fallu in fine l’élaboration des gloses pour que toutes les informations pratiques disséminées aux quatre coins du texte de base se trouvent réunies dans un tout cohérent et relativement facile d’accès. 4. Enfin, pour rendre compte de la faible valeur pratique des traités d’ars notoria qui s’inscrivent dans la version A, il faut prendre en compte, sans faire d’anachronisme, le manque de clarté inhérent à la mise en page des manuscrits. On constate notamment l’absence d’une rubrication précise, pourtant nécessaire pour connaître la vertu d’une oraison et le moment précis où il convient de la réciter. Il faut voir dans cet état de fait la conséquence, en dépit des progrès réalisés, des normes en vigueur en matière de production livresque et de mise en page au XIIIe siècle19. Si le manuscrit (L1) que nous avons distingué pour élaborer notre édition critique de la version A est dans bien des cas beaucoup plus clair que ses homologues20, il n’est pas lui-même en tout point exemplaire. Aussi peut-on imaginer le désarroi du néophyte qui mettait la main sur un traité dépourvu de toute indication ou très avare en la matière. 19 R.H. Rouse, « L’évolution des attitudes envers l’autorité écrite : le développement des instruments de travail au XIIIe siècle », dans Culture et travail intellectuel dans l’Occident médiéval, éd. G. Hasenohr et J. Longère, Paris, 1981, p. 115-144, not. p. 131-132 à propos de la division en chapitres ; sur la mise en page « compacte » des mss du XIIIe s., cf. R. Marichal, « Les manuscrits universitaires », dans H.J. Martin et J. Vezin (éd.), Mise en page et mise en texte du livre manuscrit, Paris, 1990, p. 211-217. 20 Voir par exemple les rubriques des § 9, 10, 15, 18, 20b, 21, etc., inexistantes dans Y1, E1, T1 et P1. 358 ― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― La connaissance précise du rituel, que l’on doit pourtant en principe détenir pour mettre en pratique avec la rigueur nécessaire la version A de l’ars notoria, se trouve donc obscurcie par la façon dont est construit et mis en forme le texte. Si l’on admet qu’il y a là une part de stratégie consciente (notamment sur le plan de la construction du texte), l’objectif était probablement d’ériger des barrières à la face des utilisateurs impies et d’éviter toute forme d’exploitation outrancière d’un texte qui n’a de cesse de se présenter comme une œuvre divine. Une évidence devait s’imposer très vite à tout lecteur du traité et donc à tout utilisateur potentiel : pour avoir le droit de mettre en pratique ce « mystère » divin, il faut, à la manière de l’exégète, s’accorder le temps de l’étude approfondie, de la réflexion, voire même de la méditation. La nécessité d’étudier le texte de près et de s’en imprégner avant de l’utiliser est corroborée, au début du XIVe siècle, par notre principal témoin, le bénédictin Jean de Morigny, qui avoue avoir été obligé de délaisser ses traditionnelles occupations d’étudiant et de se consacrer exclusivement à l’étude de l’ars notoria pour parvenir à la mettre en pratique21. Jean évoque même le sort de sa sœur de quinze ans, Gurgeta, à qui, alors qu’elle était encore sans éducation aucune en matière de lettres, il a appris à lire dans le traité qu’il possédait comme s’il s’agissait d’un psautier, ce qui semble avoir grandement facilité l’indispensable travail d’imprégnation qui doit précéder la mise en pratique effective22. Cette « exégèse » participe de l’ascèse que doit mener le dévot. Elle permet en outre, en érigeant un obstacle difficilement franchissable au tout venant, de limiter la vertu d’automaticité du rituel, suspecte de le faire dériver du côté de la magie23. Ainsi, il ne suffit pas de réciter de but en blanc les oraisons les unes à la suite des autres et d’examiner de la même manière les figures pour se voir accorder le don de connaissance ; il faut au préalable avoir travaillé sur le texte pour en découvrir les clefs et en percer, autant que possible, les arcanes. 21 Fanger (2001) § 15, p. 137 : « […] idcirco, omnibus aliis studiis dimissis, cepi in ipsa frequencius studere, et in tantum studui quod qualiter operari deberem scivi. » = ms Turin G. II. 25, fol. 4v, trans. S. Barnay, Un instant d’éternité, op. cit., t. III, p. 856 : « […] idcirco, omnibus aliis studiis dimisis, incepi in ipsa studere frequentius. Et in tantum studui, qualiter operare deberem, scivi. » Sur Jean et la pratique de l’ars notoria, cf. infra, IIe partie, ch. 5.5. 22 Ibid., § 33, p. 152 : « Et iterum consideraui quod per artem notoriam brevi tempore ad cognicionem literarum, non obstante etate sua ita magna, sine dura, posset pervenire. Et ideo tunc primo ad artem notoriam ipsam posui ut mos est pueros qui nichil didicerunt adiscere, et postea literas ei ostendi, et in tantum didicit ipsa que numquam vidit literas infra computacionem dimidi anni quod legebat ubique scribebat. » = ms Turin G. II. 25, fol. 8r-v, trans. S. Barnay, op. cit., t. III, p. 867. 23 Nous verrons à ce propos que les glossateurs vont tirer les conséquences de leur travail de clarification : le rituel étant désormais bien établi et facile à suivre, ils vont mettre sur pied une opération permettant à Dieu de contrôler lui-même la vertu et les intentions du praticien. Cf. infra, ch. 1.3. ― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― 359 Et encore, aux dires mêmes de nos traités, il n’est pas sûr que ce travail « exégétique » préalable soit suffisant, ni même possible. L’obscurité intrinsèque du texte de l’ars notoria, qui découle de sa nature divine, est en effet jugée tellement grande que les maîtres d’œuvre de nos traités trouvent nécessaire de dispenser au praticien débutant une aide appropriée, qui n’est autre que celle de Dieu. La prière latine Lux mundi (= § 11), si l’on en croit son contenu, sert ainsi à implorer la divinité de donner à l’orant des éclaircissements sur le contenu du traité et de faciliter par la même occasion sa mise en pratique, tout en lui octroyant au préalable les armes intellectuelles nécessaires (en particulier l’éloquence et la mémoire)24. Pour décrypter le sens du texte et passer outre sa formulation confuse, l’aide de son véritable « auteur », à savoir Dieu, est donc explicitement requise. Le praticien peut demander ainsi à bénéficier d’un premier développement de ses facultés intellectuelles, afin qu’il puisse, en tant qu’homme ― et donc en tant que créature aux capacités limitées ―, comprendre une partie de l’insondable mystère divin que constitue l’ars notoria et l’utiliser de ce fait à bon escient. Comme l’indique la formule qui clôt la prière, il est en quelque sorte initié par Dieu, ce qui présuppose qu’il soit animé d’une foi inextinguible pour que la divinité daigne se pencher sur son cas25. C’est une idée que nous retrouverons sous une forme beaucoup plus développée et partiellement différente dans la glose de la version B, où est mise en place une procédure de sélection où Dieu, source de l’art notoire et garant de son efficacité, tient le premier rôle. En ce qui nous concerne, c’est sans aide divine que nous allons désormais nous atteler à essayer de reconstituer le rituel prescrit par la version A. Il s’agit là d’un travail difficile ; nous verrons du reste, dans un autre chapitre, qu’elle a probablement découragé bien des utilisateurs potentiels de la version A, dans la mesure où les traités qui s’y rattachent ne portent que très rarement les traces d’une lecture approfondie (sous forme de note, de manicules ou de la confection de pense-bêtes), comme si le passage à la mise en pratique n’avait dans bien des cas jamais eu, ni pu avoir lieu26. Ce texte, qui s’autoproclame d’inspiration divine, a en effet, par nature, vocation à rester en grande partie obscur, selon une dialectique révélation/occultation que l’on retrouve, à des degrés 24 Éd. Ars notoria, version A, § 11 : « […] mitte manum tuam et tange os meum, et pone illud ut gladium acutum ad enarrandum eloquenter uerba hec, fac linguam meam ut sagittam electam ad pronuntianda ea memoriter, emitte Spiritum tuum Sanctum in cor meum ad percipiendum et in animam meam ad retinendum et in conscientiam meam ad meditandum […]. » 25 Éd. Ars notoria, version A, § 11 : « […] doceat me et corrigat usque in finem disciplina tua, et adiuuet me consilium tuum altissimum per infinitam misericordiam tuam. » 26 Cf. infra, IIe partie, ch. 5.1. 360 ― II, 1 : Les rituels dans la tradition de l’ars notoria ― distincts et selon des modalités différentes, dans la plupart des textes de magie « salomonienne »27. Cela tient pour une grande part, nous y reviendrons, à la nature du langage utilisé, dont le sens, clair pour Dieu (puisqu’il en est la source), reste pour une large part incompréhensible au genre humain, et ce d’autant que l’on s’éloigne chronologiquement de l’épisode de la révélation originelle. Ainsi, comme le dit Jean de Morigny ― et l’on ne peut que souscrire à son jugement ―, certaines parties de l’ars notoria deviennent d’autant plus obscures qu’on s’attache à les étudier avec acharnement28. Cela vaut bien entendu ― et c’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la remarque quelque peu désabusée du bénédictin ― pour tout ce qui concerne les verba mistica, ces mots prétendument grecs, hébreux ou chaldéens qui sont devenus incompréhensibles dans le monde latin ; mais elle est valable aussi pour tout ce qui concerne la mise en ordre du rituel, domaine dans lequel on reste très largement, il faut bien le dire, dans l’incertitude. 1.1.3. Tentative de reconstruction du rituel (version A) Une multitude d’obstacles se dressait donc devant toute personne qui avait l’intention de mettre l’ars notoria (type version A) en pratique. Il lui était indispensable, avant d’entrer en action, d’entreprendre une reconstitution aussi cohérente que possible de la procédure rituelle à suivre. Pour y parvenir, il lui fallait regrouper toutes les indications d’ordre pratique dispersées dans les différents chapitres du traité ; opération délicate s’il en est, car le praticien se heurtait alors à une dernière difficulté qui tient dans le caractère souvent lacunaire de l’information. En effet, non seulement, d’un point de vue pratique, le modus operandi est mal exposé et donc impossible à mettre en œuvre à la première lecture ; mais, dès qu’on en étudie les termes dans le détail, il n’est pas non plus avare de zones d’ombre, de lacunes et d’incohérences. Les clercs qui ont pu posséder plusieurs manuscrits (comme par exemple le scribe de T1) n’étaient guère mieux armés pour parvenir à leur fin, car les traités, en dehors de leurs variantes les plus significatives, 27 Le texte est très explicite à ce sujet. Cf. éd Ars notoria, version A, § 20a : « Sunt enim ut diximus quedam exceptiones artis notorie, quibus quedam obscure et quedam clare manifesta fiunt. » Pour un tour d’horizon des textes « salomoniens », cf. J.-P. Boudet et J. Véronèse, « Le secret… », op. cit., Ière partie. 28 Fanger (2001), § 12, p. 134-135 : « Est in quinque lingwis conpositus, videlicet grece, latine, ebrayce, caldaice, arabice, ita quod ab aliquo non potest intelligi nec exponi, et quantumcumque in illa plus studetur tanto magis obscura. » = ms Turin G. II. 25, fol. 4r, trans. S. Barnay, op. cit., t. III, p. 854 : « In quinque linguis est compositus, videlicet grece, ebraice, latine, caldeaice, arabice. Item quod ab aliquo intelligi non potest nec exponi et quanto plus in illo studetur, tanto magis obscurus. »

Description:
nota, cuius significatio est ex hebreo distorta […]. » 30 Ibid particulier, par ses activités scolaires), il lui est même permis de regrouper les temps de.
See more

The list of books you might like

Most books are stored in the elastic cloud where traffic is expensive. For this reason, we have a limit on daily download.