THÈSE PRÉSENTÉE POUR OBTENIR LE GRADE DE DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX ÉCOLE DOCTORALE DE DROIT (ED 41) SPÉCIALITÉ HISTOIRE DU DROIT Par Pierre-Nicolas BARENOT Entre théorie et pratique : les recueils de jurisprudence, miroirs de la pensée juridique française (1789-1914) Sous la direction de Nader HAKIM, Professeur à l’Université de Bordeaux Soutenue le 7 novembre 2014 Membres du jury : M. Frédéric Audren, Chargé de recherche au C.N.R.S., Professeur à l’Ecole de droit de Sciences Po Paris M. Serge Dauchy, Directeur de recherche au C.N.R.S., rapporteur M. Olivier Descamps, Professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas M. Nader Hakim, Professeur à l’Université de Bordeaux, directeur de thèse M. Jean-Louis Halpérin, Professeur à l’Ecole Normale Supérieure, rapporteur M. Xavier Prévost, Professeur à l’Université de Bordeaux Titre : Entre théorie et pratique : les recueils de jurisprudence, miroirs de la pensée juridique française (1789-1914) Résumé : Pionniers des études jurisprudentielles contemporaines, fondateurs des plus célèbres maisons d'édition juridique française, inventeurs de nouveaux genres littéraires et doctrinaux, les arrêtistes du XIXe siècle demeurent néanmoins encore largement méconnus. Au sein de leurs recueils de jurisprudence, Jean-Baptiste Sirey, Désiré Dalloz et leurs nombreux collaborateurs, concurrents et successeurs, ont pourtant été des acteurs à part entière d'une pensée juridique française trop souvent réduite aux seuls auteurs de la doctrine. Entre théorie et pratique, l' « arrêtisme » contemporain a ainsi formé, de la Révolution jusqu'aux années 1870, un mouvement majeur de la littérature et de la pensée juridiques. Sur cette période, arrêtistes et commentateurs de la doctrine se sont en effet âprement affrontés sur le terrain épistémique et éditorial, opposant travaux et discours sur la jurisprudence, et luttant pour le monopole des études jurisprudentielles. A partir des années 1880 toutefois, l'arrivée massive des universitaires au sein des recueils de jurisprudence va marquer la fin de l'arrêtisme des praticiens. A la Belle Epoque, les auteurs de l' « Ecole scientifique » qui entendent renouveler l'étude et la science du droit s'emparent à leur tour activement de la jurisprudence ; présenté comme un rapprochement salvateur entre l'Ecole et le Palais, le « projet jurisprudentiel » des professeurs va toutefois contribuer à détacher les recueils d'arrêts de la culture praticienne dont ils étaient originellement issus. Il ressort de cette étude une relecture de l’histoire intellectuelle des recueils d’arrêts et des arrêtistes, dont l’historiographie classique en a dressé un portrait partiel, sinon partial. Title: Between theory and practice: casebooks, mirrors of French legal thought (1789-1914) Abstract Pioneers of contemporary case law studies, founders of the most famous French legal publishing companies, inventors of new literary and doctrinal genres, the arrêtistes of the nineteenth century still remain largely unknown. In their casebooks, Jean-Baptiste Sirey, Désiré Dalloz and their many collaborators, competitors and successors, were actors in their own right on the stage of French legal thinking, a stage too often reduced to the only authors of the doctrine. Between theory and practice, the contemporary "arrêtisme" formed, from the Revolution to the 1870s, a major movement of literature and legal thought. Over this period, the arrêtistes and the authors of legal doctrine clashed on epistemic and editorial grounds, opposing work and discourses on case law, and fighting for the monopoly of judicial analyses. However, from the 1880s onwards, the influx of university professors in casebooks marked the end of the practitioners’ arrêtisme. During the Belle Epoque, the authors of the "Ecole scientifique", who intended to renew the study and science of law, took possession of case law; presented as a salutory reconciliation between the School and the Court, the professors’ "jurisprudential project" nevertheless contributed to separate case law reports from the culture of practitioners they were originally derived from. What emerges from this study is a re-reading of the intellectual history of casebooks and arrêtistes, of which classical historiography gave a partial –if not biased -picture. MOTS CLÉS Pensée juridique –Littérature juridique –Jurisprudence –Doctrine –Recueils d’arrêts –Science juridique –Pratique –Arrêtisme –Sirey –Dalloz –Jurisprudence Générale du Royaume –Recueil Général des Lois et des Arrêts –Journal du Palais –XIXe siècle KEYWORDS Legal thought –Legal literature –Case law –Legal doctrine –Casebooks –Legal science –Practice –Arrêtisme –Sirey –Dalloz –Jurisprudence Générale du Royaume –Recueil Général des Lois et des Arrêts –Journal du Palais – Nineteenth century Unité de recherche [Centre Aquitain d’Histoire du Droit, Université de Bordeaux Bât. Recherche droit. Avenue Léon Duguit, 33608 Pessac Cédex] 2 Remerciements Nous tenons tout d’abord à remercier l’ensemble des enseignants en histoire du droit de l’Université de Bordeaux, qui nous ont transmis, de notre première année d’étude à l’achèvement de cette thèse, leur passion pour leur matière. Nos remerciements vont en premier lieu au professeur Gérard Aubin, dont le cours d’histoire des institutions a donné du sens et du relief à nos premiers pas dans les études juridiques. Nos souhaitons également exprimer toute notre gratitude aux professeurs Michel Vidal, Gérard Guyon, Bernard Gallinato ainsi qu’à Marc Malherbe, qui ont su nous communiquer, chacun à leur manière, mais tous avec énergie et bienveillance, leur savoir et leur goût pour l’enseignement et la recherche. Enfin, nous souhaitons rendre un hommage tout particulier au professeur Nader Hakim, notre directeur de thèse et notre maître, sans lequel nous n’aurions jamais pu accomplir ce chemin. Son cours d’histoire de la pensée juridique en troisième année de Licence a considérablement ravivé notre intérêt pour le droit, en nous ouvrant des perspectives de recherche jusqu’à lors insoupçonnées. Nous le remercions pour l’invariable confiance qu’il nous a accordé tout au long de notre thèse, pour sa cordialité, pour sa disponibilité, pour les travaux et projets de recherches auxquels il nous a associé, et, enfin, pour tous les échanges extrêmement riches et stimulants que nous avons pu avoir. Qu’il trouve dans ces quelques lignes l’expression de mon immense gratitude. Nous remercions tout aussi chaleureusement les professeurs Serge Dauchy, Olivier Descamps, Jean-Louis Halpérin, Xavier Prévost et Frédéric Audren, pour le très grand honneur qu’ils nous font d’avoir accepté d’examiner notre travail, et de siéger aujourd’hui dans ce jury. Sur le plan personnel, nous tenons à remercier nos parents pour leur indispensable compréhension, ainsi que tous nos amis pour leurs nombreux encouragements. Un grand merci enfin à Sabrina, pour son irremplaçable patience et son indéfectible soutien tout au long de ces derniers mois. 3 4 Sommaire Partie I) Rapporter les arrêts, l’arrêtisme praticien (1791-1880) Titre I) L’établissement de l’arrêtisme contemporain (1791-1830) Chapitre 1) De la Révolution au Code civil, les jalons de l’arrêtisme contemporain Chapitre 2) Développer et légitimer l’arrêtisme (1800-1830) Titre II) La normalisation de l’arrêtisme (1830-1870) Chapitre 1) L’âge d’or de l’arrêtisme praticien (1830-1860) Chapitre 2) La jurisprudence saisie par la doctrine (1820-1870) Partie II) Commenter la jurisprudence, l’analyse doctrinale (1880- 1914) Titre I) Eléments de prosopographie des recueils de jurisprudence de la Belle Epoque Chapitre 1) Les auteurs du Recueil Général des Lois et des Arrêts (1880-1914) Chapitre 2) Les auteurs de la Jurisprudence Générale (1880-1914) Titre II) Les liaisons de la doctrine et de la jurisprudence à la Belle Epoque Chapitre 1) Le « projet jurisprudentiel » de la doctrine privatiste Chapitre 2) Le difficile dialogue de l’Ecole et du Palais 5 Liste des principales abréviations utilisées D. – Recueil Dalloz (Jurisprudence Générale du Royaume) J.A. – Journal des Audiences S. – Recueil Sirey (Recueil Général des Lois et des Arrêts) Le premier chiffre indique l’année, le deuxième la partie, le troisième la page Ex : S.59.1.453 signifie recueil Sirey, 1859, première partie, page 453. A.N. – Archives Nationales Droits – Droits, Revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques ENSSIB – Ecole Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques P.U.B. – Presses Universitaires de Bordeaux P.U.R. – Presses Universitaires de Rennes P.U.S. – Presses Universitaires de Strasbourg R.T.D.Civ. – Revue Trimestrielle de Droit Civil R.R.J. – Revue de la Recherche Juridique, Droit Prospectif U.V.S.Q. – Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines 6 7 Introduction Quel juriste n’a jamais été amené à consulter l’une de ces vastes collections de recueils d’arrêts, dont les épais volumes reliés et classés par années remontent la chaîne du temps au sein des rayonnages des bibliothèques de droit ? Il n’est sans doute pas d’ouvrages plus typiques de la littérature juridique contemporaine, ni plus familiers à toutes les classes de juristes, que les grands recueils de jurisprudence des maisons Dalloz ou Sirey, dont les étiquettes font aujourd’hui - pour ainsi dire - partie intégrante du patrimoine juridique français. Abondamment consultés hier comme aujourd’hui par les praticiens et par les universitaires, ces recueils d’arrêts ont été abordés ou étudiés de façon plus ou moins directe dans un certain nombre de travaux. Dans leurs grandes études sur la jurisprudence et le phénomène jurisprudentiel, Jean-Louis Halpérin, Evelyne Serverin ou encore Frédéric Zénati ont naturellement abordé la question des médias de la jurisprudence, et notamment de ses médias contemporains1. Dans le cadre de l’histoire de la presse, les travaux de Jean-Yves Mollier et de Valérie Tesnière ont apporté un éclairage bienvenu sur l’histoire éditoriale et économique de la presse juridique contemporaine, et en particulier sur l’histoire des maisons Dalloz et Sirey à l’origine des deux plus grandes collections de recueils d’arrêts aux XIXe et XXe siècles2. Leurs fondateurs, Désiré Dalloz et Jean-Baptiste Sirey, ont également fait l’objet de plusieurs études spécifiques3 ; toutefois, ces dernières demeurent 1 Jean-Louis HALPERIN, Le Tribunal de cassation et les pouvoirs sous la Révolution (1790-1799), L.G.D.J., Paris, 1987 ; Evelyne SERVERIN, De la jurisprudence en droit privé – théorie d’une pratique, collection Critique du droit, publié avec le concours du C.N.R.S., Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 1985 ; Frédéric ZENATI, La Jurisprudence, coll. Méthodes du Droit, Dalloz, Paris, 1991. 2 V° notamment Jean-Yves MOLLIER, L’argent et les lettres – Histoire du capitalisme d’édition 1880-1920, Fayard, Paris, 1988 ; V° Jean-Yves MOLLIER, « Editer le droit après la Révolution française », Jean-Dominique MELLOT & Marie-Hélène TESNIERE (dir.), Production et usages de l’écrit juridique en France du Moyen Age à nos jours, Histoire et civilisation du livre (revue internationale), t.1, Droz, Genève, 2005, pp. 137-147 ; Valérie TESNIERE, Le Quadrige. Un siècle d’édition universitaire (1860-1968), P.U.F., Paris, 2001. Sur l’histoire de l’édition juridique v° aussi les éléments bibliographiques infra, pp. 166 et suiv. 3 Sur Jean-Baptiste Sirey (1762-1845), v° notamment les travaux en cours de Patrick PETOT, « Jean-Baptiste Sirey (1762-1845), prêtre, révolutionnaire, jurisconsulte et arrêtiste. Une vie tourmentée au service du droit », Bulletin de la Société Historique et Archéologique du Périgord, t. CXXXVIII pp. 361-372 et t. CXXXIX pp. 359-365 ; Gérard-Daniel GUYON, « Sirey, Jean-Baptiste », Patrick ARABEYRE, Jean-Louis HALPERIN et Jacques KRYNEN (dir.), Dictionnaire historique des juristes français, XIIe-XXe siècle, Quadrige, P.U.F., Paris, 2007, pp. 716-717 ; Robert BOUET, « De la prêtrise à la jurisprudence, le Sarladais Jean-Baptiste Sirey », Bulletin de la Société d'art et d'histoire de Sarlat et du Périgord noir, 1994, n° 57, p. 66-77 ; François PAPILLARD , Désiré Dalloz (1795-1869), une vie de labeurs surhumains, Dalloz, Paris, 1965, pp. 110 et suiv. ; Henri CHARLIAC, Une vie tourmentée : Jean- Baptiste Sirey, Sirey, Paris, 1961 ; Discours du doyen Fernand LARNAUDE, Un anniversaire au Sirey (1883-1928), 3 mars 1928, Société du recueil Sirey, Paris, 1928, pp. 11 et suiv. ; v° surtout en dernier lieu Bernard PACTEAU, Jean- Baptiste Sirey (1762-1845), un père sulfureux de l’étude et de l’édition du contentieux moderne, conférence au 8 essentiellement biographiques, certaines d’entre-elles inclinant même quelquefois vers l’hagiographie. Néanmoins, contrairement aux grandes revues scientifiques du XIXe siècle qui, à l’image de La Thémis d’Athanase Jourdan, ont très tôt suscitées l’intérêt des chercheurs et des historiens de la pensée juridique4, l’histoire intellectuelle des recueils d’arrêts – et plus largement – de la littérature contemporaine de la jurisprudence demeure encore largement inexplorée5. Certes, en 1904, Edmond Meynial avait inauguré l’étude historique et intellectuelle des recueils de jurisprudence du XIXe siècle ; publié à l’occasion du centenaire du Code civil, son article sur « Les Recueils d’arrêts et les Arrêtistes » demeure encore aujourd’hui l’un des rares textes à avoir abordé la littérature contemporaine de la jurisprudence et ses auteurs sous l’angle de l’histoire de la pensée juridique6. Analytique et bien documenté, cet essai fortement marqué par la pensée de son temps aurait pu être poursuivi, approfondi, et peut-être renouvelé. Or, il n’en a pas été ainsi, et l’étude de Meynial semble au contraire avoir fermement fixé les cadres historiographiques de la matière. Conseil d’Etat du 14 juin 2013, à paraître. Sur Désiré Dalloz, v° notamment Edmond MEYNIAL, « Les recueils d’arrêts et les arrêtistes », Le Code civil, 1804-1904. Le livre du Centenaire, rééd. présentée par Jean-Louis Halpérin, Dalloz, Paris, 2004, pp. 175-204 ; COLLECTIF, « Le centenaire du Dalloz », D. 1950, Chro. XXIV, pp. 105- 107 ; François PAPILLARD, Désiré Dalloz (1795-1869), une vie de labeurs surhumains, op. cit. ; Simone DUPLANT- MIELLET, Jean-Baptiste Sirey, Désiré Dalloz, discours prononcé à l’occasion de la rentrée de la conférence du stage des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation le 12 décembre 1968, Dalloz, Paris, 1970 ; Christian ATIAS et Christian DUREUIL, « Avant le Dalloz… », Revue de la recherche juridique, droit prospectif, 2006-1, pp. 437- 443 ; Céline SAPHORE, « Dalloz, Désiré », Dictionnaire historique des juristes français, op. cit., pp. 229-230. Sur ces deux auteurs, v° spécifiquement infra, pp. 87 et suiv. et pp. 101 et suiv. 4 V° notamment Jean-Baptiste César COIN-DELISLE, Charles MILLION, Charles VERGE & Louis Firmin Julien LAFERRIERE, Table collective des revues de droit et de jurisprudence, Paris, Cotillon, 1860 ; Edmond MEYNIAL, « Le recueils d’arrêts… », op. cit., pp. 193 et suiv. ; Julien BONNECASE, La Thémis (1819-1831) : son fondateur, Athanase Jourdan, société du recueil Sirey, Paris, 1914 ; Christophe JAMIN et Philippe JESTAZ, La doctrine, Dalloz, Paris, 2004, pp. 96 et suiv. ; Patrick CANTO, La Revue de Législation et de Jurisprudence : 1835-1853, Thèse de droit, Lyon, 1999 ; Jean-Louis HALPERIN, « La place de la jurisprudence dans les revues juridiques en France au XIXe siècle », Michael STOLLEIS et Thomas SIMON (dir.), Juristische Zeitscriften in Europa, Frankfurt am Main, 2006, pp. 369-383 ; Nader HAKIM, « Une revue lyonnaise au cœur de la réflexion collective sur le droit social : les Questions pratiques de législation ouvrière et d’économie sociale », David DEROUSSIN (dir.) Le renouvellement des sciences sociales et juridiques sous la IIIe République. La faculté de droit de Lyon, La Mémoire du Droit, Paris, 2007, pp. 123-152 ; Fatiha CHERFOUH, Le juriste entre science et politique : la Revue Générale du Droit, de la Législation et de la Jurisprudence en France et à l’Etranger (1877-1938), Thèse de droit, Bordeaux, 2009 ; Frédéric AUDREN et Nader HAKIM (dir.), Les revues juridiques au XIXe siècle, La Mémoire du Droit, Paris, à paraître. 5 Nous ne saurions omettre de citer ici l’étude de Jean-Louis HALPERIN, « La place de la jurisprudence… », op. cit., et pour les recueils d’arrêts locaux, Laurence SOULA, « Les recueils d'arrêts et de jurisprudence des Cours d'appel, miroirs de la formation et de l'évolution de la jurisprudence au XIXe siècle », Emmanuelle BURGAUD, Yann DELBREL et Nader HAKIM (dir.). Histoire, théorie et pratique du droit. Études offertes à Michel Vidal, Presses universitaires de Bordeaux, Pessac, 2010, pp. 989-1015. 6 Edmond MEYNIAL, « Le recueils d’arrêts… », op. cit. 9
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