Sommaire Présentation Être juive à l’époque de Jésus, par Jean-Marie van Cangh • Le mariage israélite • Deux poids deux mesures • Une image paradoxale Une nouvelle relation instaurée par Jésus entretien avec Élisabeth Dufourcq Paul, en procès avec les femmes ? par Daniel Marguerat • L’invention des communautés mixtes • L’affaire du voile • Un discours plombé Marie, Marie-Madeleine, Lydie et quelques autres, par Estelle Villeneuve • Marie, la mère de Jésus • Marie-Madeleine, l’évangéliste • Thècle, la sainte baptiste • Lydie, mère de Paul • Madame Pilate, née Claudia Procula • Les filles de Philippe, quatre prophétesses • Hélène, la Cendrillon du Christ • Phœbé, la diaconesse de Cenchrées La conversion de l’Empire par les femmes, par Marie-Françoise Baslez • Entre dames d’œuvres et femmes d’action • Le rôle des martyres Présentation P arler des « premières chrétiennes » est d’abord un hommage à toutes celles illustres ou anonymes qui participèrent à l’aventure historique de Jésus de Nazareth et de la diffusion de la foi chrétienne. Le faire aujourd’hui apparaîtra peut-être aussi comme l’expression d’un certain militantisme. Nous n’ignorons pas en effet qu’il existe, au sein de la hiérarchie catholique en particulier, une tendance à revenir à certains modèles traditionnels de la femme, effacée derrière son congénère masculin. Nous n’ignorons pas non plus que le sujet en tant qu’objet de recherche universitaire est directement issu de la revendication féministe des années 1980, qui dénonçait le « machisme » de l’Église et de la société contemporaine. Nous pensons néanmoins qu’il est possible d’aborder cette question lucidement, en historiens des origines du christianisme, sans tomber ni dans le jugement de valeur anachronique, ni dans l’apologétique partisane. Nos collaborateurs l’ont bien compris et ont parfaitement joué le jeu. Ainsi l’exégète Jean-Marie van Cangh a-t-il brossé, à partir de la Torah et de l’interprétation qu’en faisaient les milieux rabbiniques à l’époque de Jésus, le contexte juridique qui encadrait la vie des femmes juives au temps des premières chrétiennes. Même s’il est raisonnable d’en relativiser les effets dans la vie quotidienne, cette conception profondément inégalitaire fait mieux ressortir, avec Élisabeth Dufourcq, tout ce que l’attitude de Jésus avait de révolutionnaire… et de déconcertant pour ses compagnons de route masculins. Qu’en ont retenu leurs successeurs ? Paul est-il coupable, comme on l’entend souvent, d’avoir trahi l’esprit de Jésus et figé l’Église dans sa misogynie intrinsèque ? « Ne confondons pas Paul et ce que la tradition chrétienne en a fait ! », rappelle judicieusement Daniel Marguerat. Marie- Françoise Baslez, quant à elle, nous invite aussi à la nuance : les premiers siècles de l’Église ne furent pour les femmes ni un âge d’or, ni un retour brutal à l’obscurantisme. Il nous suffira de regarder ces femmes à l’œuvre pour prendre tout simplement la mesure du dynamisme que leur donnait leur foi… quel que soit leur statut. ● Estelle Villeneuve Être juive à l’époque de Jésus Jean-Marie van Cangh (1942-2013) Ancien professeur émérite de la Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain La création d’Ève, Michel Ange, 1508-1512. Rome, voûte de la chapelle Sixtine, cité du Vatican. © Web Gallery of Art/Creative Commons/Wikimedia En 1983, la sociologue américaine Elisabeth Schüssler Fiorenza publiait un manifeste En mémoire d’elle dans lequel elle dénonçait avec force le « machisme » de l’Église et la société contemporaine, lui opposant les relations d’égalité que Jésus avait instaurées entre ses disciples, hommes ou femmes. Depuis, de nombreuses études ont exploré le rôle et la place de la femme dans la société juive de l’Antiquité, mettant singulièrement en relief le « féminisme » révolutionnaire de Jésus de Nazareth. D u point de vue de l’égalité des sexes, pour autant que la littérature biblique et rabbinique nous permette d’en juger, la place de la femme dans la société juive de l’Antiquité n’était guère enviable. Dans le Décalogue, un code de lois dont la première mouture remonterait au VIIIe siècle, la femme compte parmi les biens d’un homme qu’il est interdit de convoiter, au même titre que sa maison, son champ, son serviteur, sa servante, son bœuf, son âne… Même si une certaine priorité lui est accordée dans la hiérarchie des biens, la femme demeure toute sa vie la propriété d’un homme, passant par le mariage du dominium d’un père à celui d’un mari (Exode 21,7 ; Deutéronome 22,16). Si le mari meurt sans enfant mâle, l’épouse et les biens passent à son frère aîné, ou à son plus proche parent si ce dernier refuse, et leur premier fils est considéré comme celui du défunt, tuteur de sa mère et l’héritier légitime de ses biens. (Deutéronome 25,5-10). Le mariage israélite Dans l’ancien Israël, le droit matrimonial favorisait le mari tout en assurant la protection minimale de l’épouse. Les filles étaient mariées entre douze ans et demi (âge de sa majorité) et quatorze ans, les garçons entre dix-huit et vingt-quatre ans. Les fiançailles signifiaient déjà l’acquisition (qinyan) de la fiancée par le fiancé et créaient l’obligation du mariage. Elles étaient conclues par un contrat officiel avec le père de la jeune fille, qui ne pouvait plus être dénoncé que par un acte de divorce (Deutéronome 24,1). La jeune fille est punie de mort en cas d’adultère, par lapidation au temps des fiançailles et par strangulation après le mariage proprement dit. Le mariage avait lieu une bonne année après les fiançailles. C’est alors que la jeune fille passait définitivement du pouvoir du père à celui du mari. Une discussion rapportée dans le Talmud de Jérusalem (Ketubot V,4,29d et Sheviit VIII,8,38b) résume bien le statut de l’épouse : « “Y a-t-il une différence entre l’acquisition d’une femme et celle d’un esclave ?” La réponse est : non. On demande également à Rabbi Méir (vers 150 ap. J.-C.) la différence entre une épouse et une concubine. Celui-ci répond : “L’épouse a un contrat de mariage, la concubine n’en a point” » (T.J. Ketubot V,2,29d). D’où l’importance d’un bon contrat de mariage ! Celui-ci comprenait trois éléments : en premier, la dot (appelée « biens de fer ») donnée par le père de la mariée à sa fille ; elle devenait la propriété du mari qui devait en restituer l’équivalent à sa femme en cas de divorce. En deuxième, les biens paraphernaux donnés par le père de la mariée, qui restaient la propriété de celle-ci mais dont le mari avait l’usufruit. Et enfin le gage de mariage (ou ketûbbah), qui était la somme revenant à la femme en cas de séparation ou de veuvage. Deux poids deux mesures La femme n’avait pas le droit de divorcer, sauf si des traitements dégradants lui étaient imposés, si le mari était lépreux ou s’il exerçait un métier nauséabond. En revanche, le Deutéronome autorisait l’homme à répudier son épouse s’il avait « quelque chose de choquant » à lui reprocher (littéralement « la nudité d’une chose », Deutéronome 24,1). Tout bien sûr était dans l’interprétation de ce quelque chose. À l’époque de Jésus, les grands rabbins se disputaient sur ce point. Pour Shammai, ce ne pouvait être qu’une faute grave, l’infidélité principalement. Pour Hillel, au contraire, tout ce qui déplaisait au mari était un motif valable : la rencontre d’une femme plus plaisante et même un plat brûlé ! Le Talmud considérait en outre comme automatiquement répudiée une femme qui n’avait toujours pas conçu d’enfant après dix ans de mariage (Yebamot 66). Cela dit, il ne faudrait pas surévaluer la pratique du divorce qui restait relativement coûteuse. Quoi qu’il en soit, l’homme ne devait pas nécessairement répudier sa femme pour en prendre une autre. La Loi permettait en effet la polygamie. Rabba de Babylone (299-352 ap. J.-C.) donne d’ailleurs ce conseil malicieux : « Si l’on a une mauvaise épouse dont la dot est trop importante [pour qu’on puisse la répudier], qu’on mette à ses côtés une seconde femme : une rivale est un châtiment plus efficace que les ronces. » (T.B. Yebamot 63b). Face à la Torah, les femmes étaient soumises aux mêmes interdits que les hommes. D’autres les concernaient spécifiquement. Par exemple, il ne leur était pas permis de prendre la parole dans le Temple et dans les synagogues, pas plus qu’elles ne pouvaient porter témoignage devant les tribunaux, ni, de façon générale, parler en public. C’est la raison pour laquelle on ne trouve aucune femme prêchant l’Évangile au Ier siècle. Dans les lieux de culte, et plus généralement dans les lieux publics, les femmes étaient strictement séparées des hommes. Dans le Temple de Jérusalem, rénové par Hérode le Grand, une cour leur était réservée, d’où elles n’avaient pas accès au culte public. La raison de cet ostracisme était sans doute l’impureté attachée à certaines périodes de leur féminité (menstruations ou accouchements). Et là encore la différence des sexes était soulignée : après la naissance d’un garçon, la mère devait subir une purification de 40 jours (Lévitique 12,2-5 ; Luc 2,22-23), le double s’il s’agissait d’une fille (Lévitique 12,5). À l’inverse, les femmes étaient dispensées de certaines obligations religieuses masculines : les pèlerinages annuels au Temple ou la récitation de certaines prières rituelles tels le Shema Israel ou les grâces en fin de repas. Elles n’étaient pas tenues non plus d’étudier la Loi, une dispense que Rabbi Éliézer ben Hyrcanos (vers 90 ap. J.-C., cf. Sota 3,4) justifiait ainsi : « Qui apprend la Torah à sa fille, lui apprend le libertinage » ! Aucun rabbin, donc, n’acceptait de disciple féminin. Une image paradoxale L’origine de la différence des sexes et de la suprématie masculine – conception au demeurant partagée par tout le monde antique – avait été formalisée dans le livre de la Genèse, rédigé au retour d’Exil vers la fin du VIe siècle av. J.-C. : en créant la femme en second et en la donnant pour compagne à l’homme (Genèse 2,22-23), dès les origines du monde, le Créateur avait inscrit sa dépendance dans l’ordre de la nature. Certes, cette position n’avait rien de méprisable, puisque l’homme et la femme forment ensemble un être intégral à l’image de Dieu (Genèse 1,27). La Bible met d’ailleurs en valeur de belles figures féminines : mères de la patrie (Sara, Rebecca, Rachel), prophétesses (Myriam, Debora, Yaël) ou libératrices de la nation (Esther, Judith). Certaines pages bibliques montrent aussi qu’au sein de son foyer, la femme était traitée avec égard, voire affection par son mari. De même, la littérature rabbinique témoigne qu’au début de notre ère, la mère était vénérée et l’épouse très respectée, surtout si elle avait eu des fils ! Il n’empêche : au Ier siècle, Flavius Josèphe, historien juif, exprime toujours l’opinion « légaliste » courante chez les pharisiens : « La femme, dit la Loi, est inférieure à l’homme en toute chose. Aussi doit-elle obéir, non pour s’humilier, mais pour être dirigée, car c’est à l’homme que Dieu a donné la puissance. » La Mishna traduit la même misogynie lorsqu’elle paraphrase, non sans humour, la scène de la création de la femme : « De quelle partie de l’homme ferai-je la femme, se demanda le Seigneur ? De la tête ? Elle sera trop orgueilleuse. De l’œil ? Elle sera trop curieuse. De l’oreille ? Elle écoutera aux portes. De la bouche ? Elle bavardera. Du cœur ? Elle sera envieuse. De la main ? Elle sera prodigue. Du pied ? Ce sera une coureuse. Enfin, le Seigneur prit une partie du corps obscure et chaste, dans l’espoir de la rendre modeste. » (Bereshit Rabba 8,2). Aujourd’hui encore, un rituel hérité de l’Antiquité met tous les matins cette prière sur les lèvres des juifs orthodoxes : « Béni sois-tu, Seigneur, notre Dieu, roi du monde qui ne m’a pas créé femme » ! Dans la Palestine où Jésus de Nazareth vit le jour, il valait mieux, semble-il, naître mâle… Ainsi, en acceptant des femmes parmi ses proches et en les traitant publiquement d’égal à égal, Jésus se démarquait radicalement de la tradition juive de son temps, telle du moins que l’interprétaient les rabbins pharisiens. Il faudrait longtemps avant que l’humanité n’en prenne la mesure. ●
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