GLes origines Un Allemand d'une tren taine d'années, «né trop tard pour voir la guerre, trop tôt pour l'oublier», est à la recherche de ses origines. Dans une espèce de fuite qui le conduit d'un kibboutz en Israël, à Paris, puis en Grèce et tinaleIllent aux États Unis, il s'agit Pour le nar rateurd'éprouverlesrela tions humaines avec au trui en tant qu'Allemand. Cette description d'une évolution intellectuelle et affective à l'égard d'un p_é trop lourd à porter, menée avec une sensibi lltê d'écorché vif, nous Y8~despagesd'unaccent inoubliable. LES ORIGINES REINER SCHÜ'RMANN 'II /" /' LES ORIGINES FAYARD © Librairie Arthème Fayard, 1976. c Nous autres Allemands, nous sommes les contemporains du pré sent dans la philosophie, sans être ses .contemporains: dans l'histoire. » 'Ludwig F~UERBACH. «C'est en découvrant la malédic tion que constitue le. fait~ d'être allemand: que.. j'ai. pris conscience de mon appartenance à ce peuple. Parce que l'Allemagne était mépri sée, je me suis aperçu soudain quel pour rien au monde, je n'aurais reiusé d'en faire. partie. » Heinrich BaLL. 1. Comment j'apprends à serrer les poings I}I< y al<itrente aI!S, j'étais bien 'l'aise. Entouré de -à liquide chaud et nutritif, parasite, dans le ventre d'une Allemande indifférente aux idées politiques. Dehors tombaient ~la neige et les bombes, J'apprenais à "serrer les poings..et à cogner contre la paroi qui m'enfermait. Des ongles me poussaient aux doigts et aux orteils. Aujourd'hui, j'en ai vingt en tout. Né trop lard pour voir la guerre., trop tôt pour I'oublier. Bercé par des événements que.je n'ai pas vécus. Parfois je les secoue comme des jnouches, sur ma chemise. Ils rappliquent sous d'autres formes -sons, dans. l'air, odeurs dans les narines, -films, pierres tombales, plaques commémora tives, visages affolés, discours de maires et de prési dents, cauchemars... solitaires, éclats de rire, éclats. de colère, éclats tout court. Je .tâte mon corps, biceps, cuisses, sexe..et tout être né ..a. u milieu des massacres et avoir un corps qui fonctionne normalement, c'est délirant. Seulement, J'ai ..une façon -de penser qui n'est pas normale. Penser, pour moi, .c'est construire des barrages. Endiguer les accusations. Je bricole des pare brise contre le 'langage; contre le va-et-vient des syllabes mauvaises. Toujours' les mêmes mots. Juif ou nazi? Allié ou .?U~~. Gagnant ou perdant de l'histoire? Per dant.. moi. A la fin de la guerre.. j'avais quatre ans. Je ne sais dope pasce que signifient.les mots et les images -9 ..... LES ORIGINES qui me poursuivent, Je ne sais pas bien ce qu'est la réalité. Parfois il me semble que les persécutions du passé sont plus réelles que....le confort du présent. Je ne sais pas bien oublier non plus. Je ne le sais pas du tout... Ni si j'ai raison de .m'adonner à ces faux souve nirs du"nazisme. Ni ce que tout cela veut dire. Donc, Anna était enceinte de moi. J'ai été mis en chantier quand l'Allemagne a envahi la France. Récem ment, à table, j'ai dit à mon père «Mai quarante, vous avez dû fêter ça - Comment? - Enfin... je suis né neuf mois après. - Des bêtises.» Je trouvai cela bizarre. Mon père grommelait, pro testait. J'insistai. « De toute évidence, un soir vous avez... - Pas du tout! Ta mère et moi, nous étions à des centaines de kilomètres l'un de l'autre. - Mais c'est de plus en plus intéressant! » III reprit de la soupe, avala tranquillement deux cuil lerées. Mystère donc. Le premier d'une longue série. Accepter que mes origines soient pour toujours liées à 'la guerre. Anna vivait à Amsterdam. Tout le monde parlait la bonne, de dîner; la radio, d'attaques aérien nes; Anna, de la paix. Pendant 'ce temps, je procédais à ma première division Célrltilaire dans la petite bulle à l'intérieur d'Anna. Elle ne se doutait de rien, personne ne se doutait de rien. Quand je pense à tout cela, au bçnt'd'un moment je vois le plancher se redresser dou cement. Entre- les premiers serrements de poings et aujourd'hui, quelque chose s'est passé. Quelque chose qui n'est pas fait pour me desserrer 'les doigts. Rien de grave. Seulement, les symptômes -en sont apparus très tôt. Démarche vacillante, mutisme. J'ai bien appris à rire et a faire rire, à écouter, même, mais je ne suis jamais entièrement présent. Une partie de moi lie s'est pas 'développée depuis mil neuf cent quarante et un. EllIe en est restée au 'stade prélogique. Savoir, c'est -10 ...... LES ORIGINES tout ce que je veux. Savoir d'où, comment et pourquoi j'ai été lié aux exterrninations. Qu'on me donne le mot. Le nom de ce vers quoi j'avance à hue et à dia. Qu'on me dise pourquoi je viens de cette ère '<le hurlement et pourquoi je cours. Une rencontre avec soi-même qui n'accède pas au- langage est le plus lamentable des échecs. Mais personne, jus-qu'ici, n'a été fichu de la pro noncer, la parole qui m'expliquerait. J'ai interrogé ceux qui:ont pris part aux événements, Stalingrad et le reste. Leurs rabâchages! Ils ressassaient les mêmes argu ments fastidieux. Ils m'assommaient. 'Malgré leur frag ment d'obus dans le fémur et leurs coupures de journaux, irIs n'avaient rien compris. ~Je m'expatriais j mentalement. Je me suis entraîné à détaler bien avant ceux' qui fuient aujourd'hui bureaux, salles de cours, salles d'audience, familles, lettres classiques, llettres .nrodernes, steak-frites, hamburgers, choucroutes, toutes les croûtes. Ma croûte à moi, c'est d'être né avec des "millions de morts sur les bras. D'avoir une trop bonne mémoire aussi. Ne vous en faites pas si ce 'n'est pas clair, Je m'en vais la formuler, la question qui me tour mente. Et comme je m'apprête à la formuler; elle me tourmente aussitôt Pourquoi ce passé? Pourquoi ce passé à moi? Pourquoi à moi ce passé-là? Que je n'ai même pas connu? , ~ Aujourd'hui, j'ai trente ans. Comme personne n'est là pout:'me faire un cadeau d'anniversaire, j'entreprends ce livre. Il est naturel 'qu'il soit dédié à moi-même. A propos d'anniversaires. J'ai grandi sur le terrain d'une usine. Explosifs miniers. II y avait là une ouvrière rousse, Une bonne femme un peu désœuvrée, énorme, boudinée d'ordinaire dans une robe presque transparente. Je n'ai jamais su !li son.. âge 'ni son nom. Je la revois accoudée au capot· d'une vieille voiture en panne. Le bras perpendiculaire au corps, appuyée comme sur le zinc d'un bar. Elle avait des yeux langou.. reux. Je"trouvais cette.femme belle. Elle me parlait avec Il - LES ORiGIm!S une sorte de tendresse, Cela -me plaisait, Les.visages qui expriment de la méfiance à mon égard, je ne les aime pas. 'J'ai horreur surtout de la méfiance muette. Elle, c'était de la pure approbation. Ses yeux glissaient sur moi de la tête aux pieds. «T'as quelque chose qui m'aurait plu il y a quelques années. » Je me doutais bien qu'elle avait une idée de derrière ..la tête. Mais je n'avais pas encore peur. Je lui dis : « Pourquoi il y a 'quelques années ? Plus maintenant ? - Oh, tu sais, maintenant...» Elle" regardait autour d'elle. Souvent je lui ai vu ce mouvement. Elle tournait la tête très lentement. D'abord au-dessus de l'épaule droite, puis au-dessus de l'épaule gauche: Toujours du monde circulait alentour. C'était prés d'un atelier de laminage. Les ouvriers allaient et venaient. Cette femme n'avait -pas l'air de travailler beaucoup. «Reviens demain.» Elle s'en allait d'un pas traînard. Ses robes étaient toujours .sales. Elle avait les hanches larges. De ces hanches se dégageait une odeur fauve qui restera pour toujours ma référence sensuelle. Cette femme a imprimé ..au fond Ide moi une fascination pour le monstrueux. Elle avait du flegme et un caractère probablement détes Te table. Quand elle parlait, passais du chaud au froid, ou, du froid au chaud. Elle disait : au moment où on sait, il est trop tard. Et que de toute manière on n'arri vait jamais là savoir vraiment. Je me sentais gagné par une angoisse. Je ne comprenais pas tout, mais sa figure parlait mieux que ses mots. Je la consultais comme une pythie. Je revenais'chaque après-midi. Puis, un"jour, elle décida que le moment était favorable. Elle se pencha soudain vers moi. « Allez, on y va! C'est ton anniversaire. J'ai une sur prise pour toi.» Je jie comprenais pas. Elle était toute nerveuse. Je rte l'avais jamais vue dans cet état. -12- LES ORIGINES « Tu me suis. Une distance de dix mètres entre nous.:» Elle contourna la voiture en panne; longea l'atelier, tourna à gauche, puis droite et encore à gauche. Je -à n'étais jamais venu dans ce coin de l'usine. Mon père nous répétait chaque semaine que c'était interdit. Je savais seulement qu'il y avait des corridors souterrains avec des stocks de mélinite. «C'est très dangereux », disait mon père. «Attends ici que je t'appelle. Et que personne ne te voie, malheureux!» Elle descendit 'quelques marches. Je l'entendis ..jurer, puis .plus rien. Une porte grinça, loin sous terre. J'enten dis .le déclic d'un interrupteur. « Viens, mais pas de bruit! » Je tâtonnai le long d'un mut suintant. Au bout d'un couloir, je vis un rectangle de lumière. La porte. Der rière, une ampoule électrique. « Tu me suis. Je vais te montrer les pyjamas. A l'âge que tu as, il faut que tu saches.» Nous étions rà quelques mètres de profondeur. Elle marchait très vite. Très décidée. Une résistance se levait me en moi, Mais pas assez forte pour faire rebrousser chemin. Des salles humides, des couloirs humides, des salles encore. Parfois il fallait déverrouiller une porte. Partout couraient des fils électriques. .La plupart des ampoules fonctionnaient. J'évitais 'de marcher dans lès flaques -d'eau'brunâtre. Quand j'éérasais des cancrelats, ils faisaient un petit bruit sec. «Derrière cette porte, ça pue.» Elle tourna deux leviers solides. Elle poussa la porte du coude, ~puis elle recula d'un pas. «J\ttention.! Ne marche pas dessus.» D'abord je vis mal. Quelque chose comme un tas d'ordures à mes pieds. Cela dégageait 'une puanteur sucrée, écœurante. «Regarde bien. » Je voyais les os d'une main crispés sur le manche d'un "couteap rouillé. Je voyais d'autres os. "Je voyais -13 --